Sécularisation

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Enjeux

Ce concept [la sécularisation], ambigu chez Harvey Cox qui ne la faisait voir que pour célébrer en même temps le retour du religieux, par exemple, dans le mouvement du « flower power » (et en attribuant une vaste partie de la paternité de la sécularisation à la pensée judéo-chrétienne), ne nous aide que partiellement à cerner les phénomènes contemporains (1). Même chez des sociologues comme Berger, Sironneau et Hervieu-Léger, ce concept n’est pas dépourvu d’ambivalence (2). D’un côté, tout le monde s’entend sur le recul institutionnel des grandes religions, qui légitime l’expression sur une base factuelle. Mais de l’autre, aussi bien les théologiens que les sociologues remarquent également les résurgences, les survivances, les déplacements du religieux, et cet aspect des choses est en croissance : qu’il s’agisse d’un religieux initiatique ou sectaire qui est le fait de groupuscules fortement organisés, des survivances religieuses au plan de la famille et de l’État (Berger) ou encore des supports média des grands signifiants religieux, qui sont pour le moins abondants à l’heure actuelle. Dans le langage ordinaire, la sécularisation laisse entendre une disparition, un affaiblissement du lien religieux dans ses formes classiques ; dans les faits, le concept n’impliquait pas la disparition totale de la religion dans les années soixante à soixante-dix, et il l’implique encore moins aujourd’hui :

La dissémination des phénomènes modernes du croire d’une part, l’évanouissement du lien social-religieux, à partir duquel s’était construite, à travers le temps, une culture religieuse qui concernait l’ensemble des aspects de la vie sociale d’autre part : telles sont les deux faces inséparables du processus de sécularisation, dont la trajectoire historique se confond avec celle de la modernité même (3).

Il faudrait donc comprendre que la « sécularisation » est un autre mot pour décrire un déplacement, une transformation de la religion. Avec la « modernité », celle-ci serait passée du centre social à sa périphérie. [...] [Or] en se centrant uniquement sur les phénomènes de croyance, Mme Hervieu-Léger me semble manquer une partie du paysage. Des supports sémantiques pouvant engendrer ou entretenir des croyances peuvent avoir été réalisés dans une perspective parfaitement agnostique ; de plus, un effet religieux peut être créé sans avoir été explicitement recherché. L’usage sociologique concernant la « sécularisation », fort répandu au demeurant dans son double sens, va ici à contre courant de la signification usuelle du terme. Telle que présentée ordinairement, la « sécularisation » ne rend pas compte du phénomène de « mondialisation » qui se joue à bien des égards au détriment des identités sociales particulières, visées par le « lien social et religieux » qui serait en voie d’« évanouissement ». Après avoir souligné la perte de terrain des grandes religions, dont le recul est souvent allégué comme mesurable en fonction de facteurs comme la baisse de la pratique religieuse, la séparation de l’Église et de l’État et la « déconfessionalisation » des institutions, on ne ferait donc pas beaucoup plus que noter une transformation accompagnée surtout d’une série de déplacements considérables, dont on manque à voir le lien avec le déploiement mondial des communications.

Déjà au niveau de la simple observation, tous peuvent voir que ce concept a quelque chose d’un paradoxe. Notre société est « sécularisée », cette affirmation se présente comme une évidence derrière laquelle tous se rallieront, y compris l’auteur de ces lignes. Rares en effet sont ceux ou celles qui souhaitent revenir sur la séparation de l’Église et de l’État, ou bien recléricaliser la société. En même temps, la télévision nous montre régulièrement, et de façon favorable la plupart du temps, les officiels de la religion présentant leur point de vue au petit écran. Un comptage systématique des occurrences de la religion sous un mode ou un autre à la télévision conduirait à la conclusion suivante : il y a la bonne religion acceptable et la moins bonne, celle qui conduit aux suicides de masse comme dans le cas de l’OTS ou du Heaven’s Gate ; des témoins respectables de la religion existent, qui méritent audience ; il y a les fanatiques et les autres ; et la religion fait partie de la culture commune, comme on nous le raconte. Notre société est aussi ce lieu de la diffusion du religieux fictif auquel nous assistons de plusieurs manières. Du religieux explicite (au sens extensif) est mis en scène dans des récits, dans des spectacles, dans la musique populaire, dans le sport. D’autant que les sociétés sécularisées en question ont néanmoins une religion civile (États-Unis), ou sont à la fois laïques et garantes de droits religieux déterminés (comités catholique et protestant au plan du Conseil supérieur de l’Éducation, Québec), et laissent une place réservée aux émissions proprement religieuses sur leurs ondes (4).

Si la société est « sécularisée », soit on veut simplement dire que les sociétés hier monolithiquement chrétiennes ne le sont plus, ce qui est exact mais ne correspond pas au concept, soit on veut dire qu’elles ne sont plus officiellement religieuses et le demeurent au fond sur le mode privé ; c’est le phénomène de la privatisation du religieux. Ce qui ne correspond pas d’avantage au concept de « sécularisation », qui évoque un passage au non sacré, au « séculier » – catégorie qui ne se définit, faut-il le rappeler, que par rapport au religieux lui-même. Qu’il y ait du séculier implique logiquement du non séculier qui s’y oppose, de la même façon que le sacré par définition implique le profane. Le simple fait de parler de « société séculière » implique une référence à l’histoire, une histoire au fond religieuse ; soit en postulant une tendance à la disparition (chez le grand nombre des utilisateurs du terme), soit en voyant la sécularisation comme un processus de déplacement. À première vue, la « sécularisation » apparaît comme un « agrandissement » du domaine du séculier accompagné d’un « rapetissement » du domaine religieux. On semble toutefois donner peu d’importance au fait que ce « rapetissement » est le contemporain immédiat du développement massif du recours à la télévision, et qu’il correspond aussi à la croissance exponentielle des budgets hollywoodiens (5). Parler de « sécularisation » implique spontanément que la religion est repérable, focalisée chez des spécialistes et dans des allusions directes, dont le rôle social serait tout à coup remis en question ; or nous savons bien en histoire des religions que la religion n’est pas toujours confiée à une caste spécialisée (6). Ne pouvons-nous pas penser plutôt que l’apparente « diminution » n’est peut-être en fait qu’une « redistribution » sans perte réelle d’importance dans l’ensemble ?

Il semble plutôt que ce qui hier se distribuait presque exclusivement dans les Églises se retrouve aujourd’hui partagé entre grandes et petites églises d’une part, et se retrouve « satisfait » d’une certaine manière par les médias de masse, de sorte que globalement je ne vois pas qu’il y ait eu « sécularisation » au sens d’une disparition progressive de la religion, ou même d’une tendance dans ce sens. Cet avis se renforce d’autant plus si l’on prend en compte le caractère de plus en plus multiculturel de notre société. Le concept de sécularisation n’a donc qu’une valeur restreinte, de nature descriptive tout au plus. Si, avec Mme Hervieu-Léger, on veut dire déplacement en disant sécularisation, pourquoi ne pas s’en tenir à ce terme-là, et conserver alors à la « sécularisation » son sens d’affaiblissement progressif du lien religieux traditionnel ?

Si la forme dogmatique de la religion est de moins en mois perçue comme obligatoire, si à cette forme semble succéder l’amalgame, l’ouverture universelle à tout ce qui se montre « spirituel », ce phénomène, heureux ou malheureux, nous pouvons ici réserver notre jugement, n’équivaut pas simplement à la « sécularisation » comme disparition progressive alléguée dans la foulée des utopies rationalistes. Il vaudrait mieux parler alors d’une séquence d’événements incluant un processus de déchristianisation des institutions, suivi de déplacements du religieux et de reconfigurations ou de renaissances diversifiées. Dans tous les cas, il faudrait porter attention aux phénomènes institutionnels qui accompagnent ces déplacements.

Par ailleurs il est clair pour tous que le fait de ne plus aller à la messe n’interdit pas d’aller à des funérailles et ne conduit pas à cette conséquence. Il y a de plus de nouvelles pratiques qu’on manque à prendre en compte, parce qu’au fond l’on reste attaché à un modèle institutionnel qui demeure le point de référence. Ce modèle d’un côté tend à être remplacé par d’autres, et par ailleurs il se vit de plus en plus en concurrence avec d’autres systèmes plus puissants, celui des médias en particulier.

ALAIN LÉTOURNEAU, « La religion de l'imaginaire à l'époque des communications », Studies in Religion/Sciences religieuses, vol. 26 no 3, 1997, pp. 331-334.


Notes

1. Harvey Cox, La cité séculière, Tournai, Casterman, 1968, et aussi H. Cox, The Feast of Fools, New York, Harper & Row, 1969.

2. Cf. Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, La Haye, Mouton, 1982.

3. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, p. 45.

4. Pour la religion civile, les travaux de base ont été accomplis par Robert N. Bellah ; cf. entre autres Robert N. Bellah, « Civil Religion : The American Case », dans R. N. Bellah et Philip E. Hammond, Varieties of Civil Religion, New York, Harper & Row, 1980, p. 3-26. Voir aussi R. N. Bellah, Beyond Belief : Essays on Religion in a Post-Traditional World, New York, Harper & Row, 1970. Pour le cas de la confessionnalité des commissions scolaires au Québec, à supposer que nous passions finalement aux commissions linguistiques, il aura fallu pas moins de quarante ans depuis les recommandations en ce sens du rapport Parent.

5. Le fait avait été remarqué par Berger, La religion dans la conscience moderne, p. 178, qui ne lui donnait pas une grande importance. Je n’en ferais évidemment pas la « preuve » d’une quelconque causalité, mais je n’y vois pas non plus une coïncidence fortuite. Berger ne donne pas toute l’importance requise au phénomène de médiatisation, qui n’était à vrai dire pas encore largement déployé à l’époque de ce livre.

6. Comme le rappelle Berger, la concentration de la religion aux mains de fonctionnaires spécialisés est plutôt l’exception que la règle ; cf. ibid., p. 199.

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