Politique

Le politique ou la politique ?
« La politique, c'est l'activité historique par laquelle les hommes organisent leur cité. Elle s'apparente donc à l'art, à l'économie, à la religion. Cette activité qu'est la politique est variable, adaptée aux circonstances. Elle s'exerce cependant sur un fond de lois constantes qui constituent ce qu’on appelle le politique. Ces lois existent du seul fait que l'être humain vit en société. La politique est donc l'ensemble de l'activité politique concrète et historique. »

Julien Freund, "La mésocratie", Revue Critère, 1978. Voir le texte de cet entretien

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Le Politique: un choix de la raison

Ce texte écrit en 1975 conserve toute sa pertinence. Certes le marxisme n'est plus le pire ennemi du politique; par contre la raison instrumentale, l'entendement, associés à ce que l'auteur appelle positivisme, s'imposent avec une force croissante.

«La fin du débat idéologique signifie la fin du politique. Car le politique réside essentiellement dans le choix d'un ordre, selon lequel certaines institutions, certaines lois et certaines valeurs sont privilégiées. Or, les critères de cet "ordre juste" sont multiples, parce que les idées de socialité et d'humanité sont vastes et n'épuisent jamais toutes leur virtualité dans des conditions déterminées ou dans quelque ordre concret que ce soit. Ce qui définit le politique, c'est la pluralité des choix possibles et, par conséquent, le nécessaire débat idéologique accompagné des inéluctables conflits en vue de la prise du pouvoir. Car le pouvoir est le moyen de réalisation de l'idée qu'on se fait de l'ordre juste.

Ceux qui proclament actuellement la fin du politique affirment, par le fait même, la fin du choix des finalités sociales et la fin du débat idéologique. Dans la problématique positiviste, on annonce la fin du politique parce qu'on prétend que la science est devenue capable de résoudre l'ensemble des problèmes politiques. Désormais, dit-on, le politique est une affaire de science et de technique. L'État moderne, institution de la civilisation scientifique et technique, est de plus en plus soumis aux conclusions de l'analyse scientifique et aux impératifs de la planification technocratique. L'État est devenu, par nécessité, une administration centralisée, scientifique, neutre idéologiquement, technocratique et fonctionnelle. St-Simon avait déjà opposé une politique scientifique à une politique métaphysique et soutenu l'idée que le politique exécute les jugements d'une intelligentsia scientifique, seule capable de dicter la décision qui réponde aux contraintes objectives de la situation.17

Du côté marxiste, de même, on annonce la fin des idéologies et du politique. Se concevant comme la science en laquelle s'achève la philosophie, le marxisme prône l'avènement d'une scientifisation du politique. Mais c'est aussi par le biais du déterminisme économique et par sa conception du politique comme superstructure que le marxisme signe l'arrêt de mort du politique. La domination des faits économiques, en effet, tend à nier toute autonomie et toute spécificité au politique. Associés au thème du dépérissement de l'État dans l'utopique société sans classes, le déterminisme économique et la scientifisation du politique constituent l'essentiel de la thèse marxiste de la fin du politique.

Une fois de plus s'opère une réduction de la raison à l'entendement. Une théorie politique positiviste et déterministe, à prétention scientifique, entend se substituer à une théorie philosophique et normative. Pourtant, dès qu'il s'agit de droits ou de valeurs, c'est la raison qui les fixe et en demeure l'arbitre. C'est elle qui juge ultimement les idées politiques en les mettant en rapport avec les idées d'humanité et de socialité. Si les droits et les valeurs ne peuvent être démontrés scientifiquement, comme le pense justement Max Weber, cela ne signifie pas pour autant qu'ils soient irrationnels, comme il l'affirme par ailleurs. Les idées d'ordre, de bien commun, de sécurité, de concorde, de prospérité, de progrès, de participation et d'autorité qui relèvent du politique passent devant le tribunal de la raison qui les met en rapport avec ces idées plus hautes encore de bonheur, de justice et de liberté, et ce "règne des fins" s'inscrit à son tour dans le développement cohérent de l'idée dc l'homme et de sa socialité.

Source: Yves Mongeau, Libérer la démocratie.

Enjeux

Comment concilier le souci des fins et la gestion des moyens, la raison et l'entendement?

«Cependant, si le choix politique se tourne d'un côté vers les finalités et tente de les fonder en raison - ce qui, rappelons-le, fonde l'idéologie elle-même - de l'autre, il cherche à tenir compte des contraintes objectives de la civilisation scientifique et technique ainsi que de la situation particulière où il s'enracine. C'est dire que le choix politique est à la fois affaire de raison et d'entendement, volonté des fins et stratégie des moyens, réponse à l'appel des valeurs et respect de l'exigence des faits. Le rattacher à la pure raison conduirait à une position idéaliste; le réduire à l'entendement aboutirait au positivisme, au pragmatisme et ultimement à la scientifisation du politique, c'est-à-dire à la fin du politique.

Il faut plutôt envisager une sorte de dialectique entre la raison et l'entendement, hors de toute réduction de la première au second. C'est en ce sens qu'Habermas s'oppose au "modèle technocratique", tel que le conçoit St-Simon, qui ramène la décision politique à l'exécution des impératifs de la science et de la technique interprétés par les experts: ici, le pratique (c'est-à-dire l'éthique et le politique) est réduit au technique. Habermas s'oppose, par ailleurs, au "modèle décisionniste" de Max Weber, selon lequel il existe une rationalité scientifique des moyens et des stratégies, s'accompagnant d'une irrationalité dans le domaine des fins et des valeurs: cette fois encore, la raison est dissoute et ne subsiste que la rationalité scientifico-technique de l'entendement. À ces deux visions des rapports entre le savant et le technocrate, d'une part, et le politique, d'autre part, Habermas oppose un "modèle pragmatique" que nous appellerions dialectique, puisqu'il tente de concilier la logique des valeurs avec les contraintes objectives d'une civilisation construite sur la science et la technique. Dans ce contexte, l'homme politique demeure attentif aux besoins réels de la communauté démocratique, les transforme en une volonté politique, ultimement basée sur la conception idéale ou la compréhension de soi que se donne la collectivité elle-même. À ce niveau, c'est la raison qui décide en faveur d'une idée de la justice ou de l'ordre. Et cette "raison décidée", comme il l'affirme, en nous indiquant un destin raisonnable de la communauté, rétablit l'unité de la théorie et de la pratique et ouvre les voies à la raison dans l'histoire.

Selon ce modèle dialectique, l'homme politique se fait attentif aux propos des savants et des technocrates qui lisent la logique de la situation et les exigences de la civilisation industrielle. L'expert informe l'homme politique sur les possibilités offertes par la technique et sur les stratégies que permet la problématique objective des faits. Mais cette logique des contraintes objectives relève du savoir et du pouvoir de la raison technique, autrement dit de ce que nous appelons l'entendement. Ainsi les finalités peuvent s'imposer dans le respect de la situation. Ainsi la raison décide en s'appropriant les lumières de l'entendement. En tout État de cause, quels que soient les caractères objectifs de la société présente ou future, ils laissent place à des jugements de valeurs et à des choix, ils permettent l'alternative, car ces conditions ne peuvent satisfaire toutes les aspirations de l'homme et n'épuisent aucunement les virtualités de "l'universel humain". La dissidence, la révolte ou l'opposition aux faits établis, même difficiles demeurent possibles.

Ce que la pensée positive dit de l'homme politique, elle l'affirme aussi de l'État. En effet, l'État serait devenu un pouvoir enchaîné à la technicité, soumis au déterminisme de la science, asservi aux contraintes objectives de l'économie. En somme, l'État technicisé, que certains nomment l'État fonctionnel, serait forcé d'obéir aux impératifs et de se soumettre aux nécessités de la société technicienne, qui lui dicterait ses objectifs. Ce serait un Léviathan téléguidé.19

C'est une lois de plus prendre une vérité partielle pour la vérité totale; c'est ériger certains faits en droits; c'est faire de phénomènes conjoncturels des nécessités durables. Il est évident que la société industrielle avancée, fondée sur la rationalité scientifico-technique, impose à l'État certaines contraintes objectives. Ces contraintes délimitent des moyens, des tactiques, des stratégies et des objectifs concrets dont l'entendement doit tenir compte. Elles n'empêchent pas l'État, cependant, d'être encore ce qu'il est essentiellement depuis sa naissance dans l'histoire: une idée de droit qui veut se réaliser par la médiation du pouvoir. L'État, comme l'affirme Hegel, est une médiation vers l'universel, une objectivation de l'esprit, puisqu'il est le lieu de la soumission de la collectivité au droit. La constitution d'un État exprime cette idée de droit ou cette représentation de la socialité qu'une collectivité se donne pour elle-même.20 Ainsi, l'État est produit de l'esprit et, comme lui, idée et pouvoir. Il crée des règles de droit sous forme de lois. Fondamentalement, l'État est donc une idée de la raison. Qu'il doive être aussi fonctionnel, efficace, technique, cela tombe sous le sens. L'idée de socialité qu'une collectivité humaine se donne a besoin, pour se réaliser dans l'histoire, d'adopter certaines stratégies et de tenir compte des conditions objectives du progrès. Mais cela est affaire d'entendement. Et l'État, d'abord et avant tout idée de droit, nous rappelle le destin raisonnable des communautés humaines.»

Source: Yves Mongeau, Libérer la démocratie.

Articles


La démocratie représentative et la juridicisation du politique

Marc Chevrier
Communication prononcée le 14 mai 2002 au colloque « La démocratie représentative en état de crise? » de la société québécoise de science politique lors du 70e congrès de l’ACFAS à Québec.

Libérer la démocratie

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Des différentes interprétations de la raison et de l'entendement. Article écrit en collaboration avec Jean Proulx.

Vers l'indépendance?

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