Pacifisme

L'expression contradictoire militant pacifiste définit bien le pacifisme. Il consiste en un engagement pour la paix qui a quelque chose de militaire. On marche pour la paix comme un peu comme on marche à la guerre. Quand l'engagement pacifiste consiste à donner son adhésion à la cause de la paix par Internet, il est moins convaincant, mais peut-être la guerre virtuelle appelle-t-elle un pacifisme lui-même virtuel?

Ce passage sur les philosophes et le pacifisme est tiré d'un article de Jacques Dufresne paru dans le journal La Presse, à l'occasion de la Guerre du Golfe, le 16 février 1991.

«La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves.» Depuis Héraclite qui, dans l'Antiquité, a écrit ces lignes, jusqu'à Nietszche qui, tout près de nous s'en est inspiré, en passant par Socrate et Descartes qui ont fait leur devoir de soldat, et par Aristote qui a été le maître d'Alexandre, on peut dire que la guerre et la paix ont occupé une place centrale dans l'aventure philosophique.

Le philosophe allemand Kant, un moderne et un idéaliste, a élaboré un projet très rigoureux de paix universelle. Sa pensée et celle de son continuateur Hegel a surtout servi à construire cet État allemand qui deviendra, à l'instar de l'État napoléonien issu de la Révolution française, une grande machine de guerre totalitaire.

Et, au vingtième siècle, quel est le grand penseur qui a pu éviter de mettre la guerre au centre de ses préoccupations? La plus récente querelle philosophique ayant atteint la place publique concernait Heidegger, le philosophe allemand existentialiste. On lui a reproché d'avoir eu plus que des complaisances à l'égard des nazis. Paradoxalement, Heidegger est le philosophe que les pacifistes devraient le plus vénérer, car c'est lui qui a fait la critique la plus radicale de la technique, de cette technique qui joue dans les guerres contemporaines le rôle que l'on voit.

Telle lectrice pacifiste, qui m'a écrit une lettre enflammée, me reprochera peut-être de n'avoir dans ma liste de penseurs que des hommes à qui on pourrait reprocher d'avoir le même esprit guerrier que les grands généraux. Charles Péguy n'a-t-il pas présenté Descartes ainsi: «Ce chevalier français qui partit d'un si bon pas?»

Simone Weil et le pacifisme

Or, il se trouve que c'est à Simone Weil (l'auteur de l'Enracinement), qui fut d'abord une ardente pacifiste, que je dois l'essentiel de mes idées sur la question.

Simone Weil avait cinq ans en 1914, l'âge auquel les enfants sont marqués le plus profondément par les grands événements tragiques. Or la guerre de 1914-18 a été pour le monde, mais avant tout pour la France, une épreuve démesurée. Le moindre petit hameau y a perdu ses enfants les plus généreux et les plus intelligents.

Plus jamais! C'était le seul mot qui pouvait venir à l'esprit des observateurs lucides! Brisée comme elle l'avait été, la France ne pouvait tout simplement pas envisager de relever un autre défi de même ampleur. Et celui qui s'annonçait déjà en 1933 était pire.

Voici quel était l'essentiel des idées de Simone Weil à cette époque. «On ne peut parler de guerre en général que par abstraction; la guerre moderne diffère absolument de tout ce que l'on désignait de ce nom dans les régimes antérieurs.

D'une part la guerre ne fait que prolonger cette autre guerre qui a nom concurrence, et qui fait de la production une autre forme de la lutte pour la domination; d'autre part, toute la vie économique est présentement orientée vers une guerre à venir. Dans ce mélange inextricable du militaire et de l'économique, où les armes son mises au service de la concurrence et la production au service de la guerre, la guerre ne fait que reproduire les rapports sociaux qui constituent la nature même du régime, mais à un degré beaucoup plus aigu. (...) Marx a montré comment la concurrence, ne connaissant d'autre arme que l'exploitation des ouvriers, se transforme en une lutte de chaque patron contre ses ouvriers et, en dernière analyse de l'ensemble des patrons contre l'ensemble des ouvriers.»

Ce marxisme fait toujours partie de la panoplie pacifiste. Mais l'essentiel du pacifisme n'est pas là. Il est plutôt dans l'idée de progrès. Comment? Encore la guerre à l'aube de l'an deux 2000? Voilà l'argument le plus fréquemment et le plus spontanément invoqué. Au cours des derniers millénaires, il y aurait eu un progrès moral et politique fondamental que les nations et les personnes belliqueuses trahiraient en s'abandonnant à leurs primitifs instincts. Cette opinion est omniprésente bien que la preuve de ce progrès n'ait jamais été faite.

Entre 1933 et 1939, Simone Weil a pensé ainsi, comme la majorité de ses camarades intellectuels. Ce furent ses dernières concessions à l'idéalisme, à la thèse selon laquelle par sa seule raison, à condition de l'appliquer avec rigueur, l'homme peut parvenir à triompher de ses pires démons.

À partir de 1940, Simone Weil s'est reprochée si amèrement son pacifisme des années antérieures, que pour obtenir le pardon le plus difficile qui soit, celui de son juge intérieur, elle a résolu de se rapprocher le plus possible du champ de bataille.

Elle est juive. Ses parents avaient réussi à la persuader de fuir avec eux aux États-Unis. Nous sommes en 1941. C'est là, à New York, qu'elle a mis au point un projet, aussi généreux qu'irréaliste, de groupe d'infirmières de première ligne. Elle a finalement été appelée auprès de De Gaulle, où on lui a confié la responsabilité d'élaborer un projet de constitution pour la France qui, on n'en doutait plus, serait un jour de nouveau libre. Dans l'espoir de se rapprocher davantage de ses compatriotes dont elle estimait avoir causé le malheur, elle se limitait, tout en travaillant démesurément, à la ration imposée aux Français. Elle était déjà épuisée et malade. Elle est morte en 1943; de la guerre à défaut d'avoir pu mourir à la guerre.

De Krishna à George Bush

Une personne comme elle ne pouvait renoncer à son pacifisme que pour des raisons primordiales. Elle s'était tournée à ce moment vers cette pensée orientale qui, aujourd'hui encore, a la sympathie d'un grand nombre de pacifistes.

Elle s'était intéressée plus particulièrement à la Bhagavad Gita. Ce poème, a-t-elle dit à son amie et biographe Simone Pétremement, est d'une actualité brûlante car il porte sur la question de savoir si Arjuna, l'homme qui a pitié des autres et à qui la guerre fait horreur, doit néanmoins faire la guerre. Dans le poème, Krishna montre à Arjuna qu'il doit se battre et qu'une certaine manière de faire la guerre n'empêche pas l'homme de rester pur.

George Bush n'est pas Krishna, Schwarzkops n'est pas Arjuna... mais nul ne peut contester que dans le cas de la guerre du Golfe, des opinions divergentes peuvent être également respectables. Ce qui mérite moins de respect par contre, c'est l'opération qui consiste à ériger en principe universel condamnant la guerre, des bons sentiments qui procèdent parfois d'une panique des courages devant la menace, précédée d'une panique de l'esprit devant les problèmes que cette menace pose.

 

 

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