Olivier de Serres

Gustave Thibon

Olivier de Serres
(1539-1619)

« Né à Villeneuve de Berg en Vivarais (Ardèche), il exploite lui-même son domaine agricole du Pradel. Il figure au premier rang des agronomes célèbres, créateurs de la science agronomique française.
Homme d’action et de terrain, il est aussi et avant tout un homme de lettres, ou plutôt la plus belle action de sa vie c’est l'écriture de son Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs.La pièce maîtresse de son œuvre pratique fut l'introduction des légumineuses dans l'assolement ainsi que la suppression de la jachère, et de la vaine pâture. Son ingéniosité s'applique aussi à l'outillage agricole et au drainage. Il décrit avec minutie ses efforts touchant à l'amélioration du sol, l'aménagement des eaux et la variété des cultures. Il contribua au développement du murier et de la culture du ver à soie, dans la France de Henry IV. Il était protestant » (Source:  L'Institut Olivier-de-Serres )

Voici au sujet d'Olivier de Serres le témoignage d'un autre célèbre vivarois, le philosophe Gustave Thibon:

OLIVIER DE SERRES
UN TÉMOIN ET UN GUIDE

Tandis que je relis le Théâtre d’agriculture, je pense au roman de Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften, Comment traduire ? « l’homme sans qualités » ? Le mot Eigenschaft n’a pas d’équivalent en français : il désigne une qualité, un attribut, qui appartiennent en propre à un individu, qui sont l’expression unique d’un être, unique — exactement le contraire d’impersonnel ou d’interchangeable -, le quale qu’aucun quantum ne peut définir ni épuiser : une émanation de l’être inassimilable à l’avoir.

Cette érosion de la substance et de la qualité de l’homme est aujourd’hui le souci majeur de tous ceux dont la pensée émerge au-dessus des conditionnements de l’opinion. Mikel Dufrenne nous dit à propos de la nouvelle philosophie dite structuraliste : « Après la mort de Dieu, la philosophie nouvelle proclame la mort du meurtrier, la liquidation de l'homme. L'homme nest plus que le lieu anonyme où règne la structure ». — Une telle philosophie n’est d’ailleurs que l’homologation doctrinale d’un état de fait: l’homme téléguidé par les modes et les propagandes ne vit plus par lui-même, il est vécu par des forces étrangères à l’homme, et il a perdu, avec ses capacités de solitude, de réflexion et de liberté - tous les attributs de ce qu’on nommait jadis son âme - ses meilleures possibilités de communication avec ses semblables. Pierre Emmanuel le définit par ce mot admirable : égocentrique et sans identité.

Mais, quel rapport entre tout cela et la commémoration d’Olivier de Serres ? vont peut-être penser nos lecteurs. Un rapport extrêmement précis : celui du mal au remède, de la drogue aux vraies nourritures.

Je manque de compétence pour établir dans quelle mesure Olivier de Serres est « dépassé » (encore un mot à la mode !) comme technicien de l’agriculture. Ce que je sais, c’est qu’il nous dépasse comme témoin de ces valeurs permanentes qui assurent l’harmonie entre l’homme et son destin. Et que ce témoin reste un guide...

J’ai parlé du règne de la quantité comme du plus grand danger qui pèse sur notre époque. Olivier de Serres est un homme de qualité. Socialement et intérieurement - par sa fonction dans la cité et par toutes les fibres de son être.

Or qu’est-ce qui fait la qualité d’une personne si ce n’est l’authenticité et la profondeur des liens qui l’unissent à la réalité ambiante : liens de la pensée — lumière sur les êtres et sur les choses, et liens de l’âme — amour des êtres et des choses ?

Olivier de Serres est l’homme d’un sol, d’une famille, d’une race, d’une patrie, d’une civilisation - et pardessus tout, un homme de Dieu, lien suprême en qui se fondent et s’épanouissent tous les autres liens:

Son attitude devant la terre et la nature est d’essence religieuse : ce n’est pas celle d’un « exploitant», comme on dit aujourd’hui (avec tout ce que ce mot comporte d’extériorité et d’utilitarisme), c’est celle d’un «messager » - ce qui implique une espèce de pacte nuptial par lequel la terre et l’homme se fécondent réciproquement. On songe à ce texte de l’Écriture où la terre est assimilée à l’épouse et l’homme au fiancé. Il ne s’agit plus de l’insertion dans une structure, mais d’un échange intime et vivifiant, je dirai presque d’une confluence entre la force des choses et la liberté de l’homme.

Or, remarquons bien ceci. Tout devient banal et de nul prix sous le signe de la quantité. Nombreux sont les hommes pour qui une terre, une maison, un métier, voire une femme — traités comme de simples objets de profit, de confort, de plaisir ou de distraction - sont presque aussi interchangeables qu’un vêtement ou qu’une machine. - Par contre, tout devient unique et précieux sous le signe de la qualité. Écoutons maître Olivier : « La cognoissance des biens que Dieu nous donne est voirement le plus important article de notre mesnage, moyennant lequel nous mesnagerons gaîment, tant pour l’utilité que pour l’honneur ; de là 'adviendra à notre père de famille ce contentement de treuver sa maison plus agréable, sa femme plus belle et son vin meilleur que ceux de l’autrui ». -- Plus que meilleur : incomparable ; plus que précieux : inestimable — l’avoir assimilé et transfiguré par l’être et participant à son unité : l’Eigentum (propriété), prolongement organique de l’Eigenschaft  (caractère propre et indélébile). - Que maître Olivier et mes compatriotes vivarois me pardonnent ces mots exotiques : peut-être ferais-je mieux, pour exprimer l’opposition entre la propriété qualifiée, incorporée à l’homme et la propriété extérieure à l’homme, d’évoquer la différence entre les mots provençaux : lou ben (le bien) pour désigner la terre, et li sou (les sous) pour désigner l’argent. L’abîme qui sépare l’organique de l’inorganique tient entre ce singulier et ce pluriel.

Dans cette perspective, le message du grand Vivarois prend une portée métaphysique. Olivier de Serres représente l’homme religieux, au sens étymologique du mot : l’homme relié, l’homme qui relie. Il nous offre l’antidote du rationalisme et de l’utilitarisme dont notre civilisation est pétrie et dont elle risque de mourir. Je songe aux récentes paroles d’André Malraux : « Le rationalisme a échoué partout à créer un type d’homme qui succédât au type chrétien, voire à un type chrétien très inférieur à celui du saint et du chevalier... C'est que, dans presque toutes les, grandes civilisations du passé, la figure supérieure de l'homme a été ordonnée par la religion... La civilisation des machines et de la science, la plus puissante civilisation que le monde ait connue, n’ a été capable de créer ni un temple ni un tombeau... »

L’œuvre d Olivier de Serres, orientée en surface vers l’utilité et le profit, garde en profondeur les proportions, la majesté et le mystère d’un temple. Et quant à sa tombe, elle est de celles qui, suivant le mot de Chateaubriand, «ne se referment jamais », car elle contient, à côté des cendres d’un mort, l’exemple et l’enseignement immortel d’un vivant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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