Nihilisme

L'écrivain français Philippe Muray met bien en évidence les deux versants du nihilisme. En premier lieu le «grand» nihilisme, le nihilisme tragique qui naît dans la foulée du sentiment de l'absurde :

«Il y a un accès "noble", historique, fuligineux, le déferlement bien connu de vagues de l'angoisse et de la nausée au XXe siècle, la torsion des psychismes dans l'absurde, à travers les différentes catastrophes des temps modernes, la situation des vivants de plus en plus anxieux, coincés dans un monde resserré à l'extrême. Menaces et répressions, perte et fracas, persécutions, nazisme, totalitarismes, guerres, harcèlement terroriste universel depuis l'anarchisme russe immédiatement démasqué par Dostoïevski jusqu'aux ravages les plus récents. Fulmination générale de la "crise de la conscience européenne". Malaise dans la civilisation, mort de Dieu, rouilles diverses et morbides de l'âme... Tyrannie anonyme des institutions, États "monstres froids", etc. Grondement de Nietzsche: "Ce que je raconte, c'est l'histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir: l'avènement du nihilisme."»

En second lieu, le nihilisme «ordinaire», «quotidien», « (...) pratiquement jamais appréhendé comme tel, bien sûr, et qui est pourtant, sous des aspects aimables, charmants, consensuels, le même nihilisme plus que jamais vivace, mais converti, métamorphosé, réduit, adapté, civilisé et pratiquement irrepérable parce qu'il n'existe que d'avoir rejeté - et de continuer à rejeter éloquemment tous les jours - le "grand" nihilisme tapageur et sanglant d'hier. Ce nihilisme-là semble avoir lui aussi été prévu par Nietzsche, au moins en partie, sous le nom de nihilisme passif. C'est celui du "dernier homme" qui n'a plus que son propre bonheur comme idole. (...)»

Philippe Muray, extrait de "Circulez, y a rien à croire", in Désaccord parfait, [Paris], Gallimard, collection "Tel", 2000, p. 60-61.

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Essentiel

«Le nihilisme n’est pas en soi une mauvaise chose. Expérience du tragique et du vide de la vie humaine, il peut être un fondateur au sens de l’expérience de l’absurde chez Albert Camus. Découvrir qu’il n’y a rien et que le monde est vide et sans sens, que nous sommes responsables de nos buts et de leur atteinte, que le sens ne nous est pas donné, mais que ce qui nous a été donné c’est la capacité à donner du sens à notre vie, est une expérience du tragique. Et là "dans un acte héroïque, l’homme tragique, précisément parce que tout est obstacle, souffrance et abîme vertigineux (et non point bien que tout soit souffrance) bande sa volonté et tend ses facultés : puisque tout est horrible et absurde, précisément il agira".»

Claude Rochet, Le nihilisme aujourd'hui, extrait de Gouverner par le bien commun. Un précis d'incorrection politique à l'usage des jeunes générations, Éditions François-Xavier de Guibert, 2001.

Enjeux

Le consensus récent, trop facile à ses yeux, sur l'importance des valeurs, a inspiré à Allan Bloom, l'auteur de L'âme désarmée, ce commentaire sur ce qu'il appelle le nihilisme débonnaire ou le nihilisme à l'américaine: «J'ai l'impression que le discours sur les valeurs est aussi vide que le relativisme qu'il est sensé contrer; à moins qu'il ne fasse partie de ce relativisme. Comment prendre au sérieux le consensus sur l'importance des valeurs? Il est trop facile, trop vaste, il couvre la totalité du spectre idéologique; il est aussi trop dénué de contenu; chaque personne, chaque groupe ou institution met sous le couvert de ce mot vague tout programme, tout projet auxquels il peut servir de prétexte. Nous sommes entrés soudainement dans l'âge des valeurs.»

Source :texte de la conférence prononcée par Allan Bloom, sur La culture générale et la politique, le vendredi 29 avril 1988 à l'occasion du colloque «Éducation: le temps des solutions», organisé par l'Agora au Centre d'Arts Orford, les 29, 30 avril et 1er mai 1988.


Pour le journaliste français Jean Daniel, nous serions au coeur d'une période marquée en profondeur par le nihilisme : «Toutes les conditions sont réunies. C’est quoi le nihilisme ? Ce n’est pas l’apocalypse. Cela n’exclut même pas une provisoire aisance matérielle. Le nihilisme, c’est lorsque l’Histoire perd le sens que l’on donne aux grands événements et aux petites préoccupations, à l’idéal exaltant comme aux intérêts sordides. C’est lorsque l’on se pose à tout propos la question de l’"à-quoi-bon" et du "jusqu’à-quand". C’est quand tout s’use avant d’être utile et tout s’évacue avant d’être consommé. C’est quand il y a plus de jeunes incendiaires que d’habitude (...), plus de viols, de rapts d’adolescentes, de pères de famille assassins. // C’est quand on a peur pour les générations à venir et pour le monde qu’on va leur laisser. C’est quand on est sûr que demain sera pire qu’aujourd’hui. Et que l’on ne peut se raccrocher à l’espoir, ici et maintenant, demain et ailleurs, d’une société non pas idéale, non pas heureuse, mais simplement meilleure.» (De l’«à-quoi-bon» au «jusqu’à-quand», Nouvel Observateur, n°2025, semaine du jeudi 28 août 2003)

Articles


La mort de Dieu

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Passage fameux où le philosophe aborde la question de la mort de Dieu. Source: Le gai savoir. Cité d’après la traduction de Pierre Klossowski (Club français du livre, 1957; Union générale d’éditions, coll. 10/18, p. 208-210)

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