Mésocratie

En 1978, le philosophe français Julien Freund, auteur de l'essence du politique, accordait à la revue Critère une entrevue sur le thème principal était la mésocratie. Nous reproduisons ici la première partie de cette entrevue.


CRITÈRE. Pour définir votre idéal politique, vous employez le mot “mésocratie” au lieu du mot démocratie.Pourquoi? Vous êtes pourtant un défenseur de la démocratie.

Julien Freund. Le mot démocratie a pris une extension telle qu'il ne signifie presque plus rien politiquement. Quand tout le monde est démocrate, personne n'est démocrate. Quand quelqu'un me dit qu'il est démocrate, je suis obligé de lui poser la question suivante: est-ce que vous êtes démocrate à la façon américaine? à la manière parlementaire européenne? à la manière des démocraties socialistes de l'Europe de l'Est? ou encore à la manière de tous ces partis qui, en Afrique, se disent démocratiques bien qu'ils soient des partis uniques?La mésocratie, comme la racine grecque du mot permet de le deviner, est un pouvoir qui respecte une certaine mesure, un pouvoir qui est entouré de contre-pouvoirs. Il n'y a rien de plus terrible que le pouvoir solitaire.

CRITÈRE. La mésocratie serait donc la démocratie idéale?

J.F. Je ne crois pas au régime politique idéal, du moins si ce mot signifie universel. Les contre-pouvoirs, qui sont la chose essentielle à mes yeux, peuvent être des media, des partis politiques ou diverses autres associations. Les contre-pouvoirs doivent contrôler le pouvoir, ce qui suppose une constitution. Il faut que le pouvoir limite le pouvoir. La mésocratie implique cette limite.

Mais là encore il y a souvent erreur d'interprétation. On croit que la constitution lie seulement le citoyen; en fait, elle lie aussi le pouvoir. Dans une constitution, il y a toujours des articles qui précisent les limites dans lesquelles le pouvoir a le droit d'utiliser la violence.

CRITÈRE. La présence d'un contre-pouvoir suffit-elle à assurer cette liberté minimale qui est, selon vous, le présupposé de la démocratie dite, Précisément, libérale?

J.F. C'est toujours là où il n'y a pas de liberté au point de départ qu'on est tenté par l'émancipation totale, qui est toujours remise à après-demain. La liberté, il faut la donner aujourd'hui dans la mesure du possible plutôt que de pratiquer l'oppression dans le présent en vue d'une émancipation totale située dans un avenir indéterminé.

Mais dès que l'on parle de la liberté, on risque de tomber dans l'utopie. Je préfère parler des libertés concrètes, de la liberté de presse, de la liberté d'association, de la liberté de conscience, etc. Si on ne donne pas d'abord les libertés concrètes, on n'aura jamais la liberté au singulier. Commençons donc par un minimum. Il faut commencer par respecter les libertés dites formelles avant de vouloir le maximum qui serait l'émancipation totale. Dans la vie politique, l'erreur consiste à vouloir toujours le maximum idéal et à calomnier ce qui est concrètement possible.

CRITÈRE. Vous venez de parler de la vie politique. Dans votre oeuvre, vous parlez tantôt du politique, tantôt de la politique. Quelle distinction faites-vous entre le politique et la politique?

J.F. La politique, c'est l'activité historique par laquelle les hommes organisent leur cité. Elle s'apparente donc à l'art, à l'économie, à la religion. Cette activité qu'est la politique est variable, adaptée aux circonstances. Elle s'exerce cependant sur un fond de lois constantes qui constituent ce qu’on appelle le politique. Ces lois existent du seul fait que l'être humain vit en société. La politique est donc l'ensemble de l'activité politique concrète et historique.

CRITÈRE. De ce que vous avez dit sur les contre-pouvoirs et sur les libertés, peut-on déduire que vous considérez la séparation des pouvoirs juridique, politique et économique comme essentielle?

J.F. Je ne suis pas très sûr que cette séparation soit absolument indispensable. Je ne vois donc pas très bien pourquoi il faudrait en faire une théorie. Dans la mésocratie telle que je la conçois, la séparation se fait automatiquement, du fait qu'il y a plusieurs pouvoirs.

CRITÈRE. Et Montesquieu?

J.F. Montesquieu n'a jamais parlé de la séparation des pouvoirs. Le mot séparer n'apparaît qu'une fois dans son oeuvre. C'est après coup qu'on lui a prêté la théorie de la séparation des pouvoirs. Cette chose que l'on appelle la séparation des pouvoirs se découvre empiriquement dans l'activité politique, là où il existe des contre-pouvoirs.

CRITÈRE. Il semble bien que le mot “empirique” soit le mot-clé dans votre oeuvre?

J.F. Ma façon d'aborder la question est effectivement beaucoup plus aristotélicienne que platonicienne. Je suis plus près de Hobbes que de Machiavel, que des utopistes. Organiser la cité, ce n'est pas réaliser un idéal, c'est d'abord permettre des rapports aussi paisibles que possible entre des hommes.

La politique confisque la violence chez les êtres humains pour la domestiquer dans une sorte de monopole du pouvoir. Or, aujourd'hui, on veut nous faire croire que le politique abuse de la violence. C'est justement le contraire qui se passe. Les hommes vivent politiquement parce que, pour assurer l'harmonie de leurs rapports réciproques, ils sont obligés de diminuer le volume de violence. Il n'y a que le politique qui puisse le faire. Et le jour où le politique ne le fera plus, ce sera la guerre civile jusqu'au moment où un nouveau pouvoir parviendra à monopoliser et à domestiquer la violence.

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