Corot Jean-Baptiste Camille
«A la tête de l'école moderne du paysage, se place M. Corot. – Si M. Théodore Rousseau voulait exposer, la suprématie serait douteuse, M. Théodore Rousseau unissant à une naïveté, à une originalité au moins égales, un plus grand charme et une plus grande sûreté d'exécution. – En effet, ce sont la naïveté et l'originalité qui constituent le mérite de M. Corot. – Evidemment cet artiste aime sincèrement la nature, et sait la regarder avec autant d'intelligence que d'amour. – Les qualités par lesquelles il brille sont tellement fortes, – parce qu'elles sont des qualités d'âme et de fond – que l'influence de M. Corot est actuellement visible dans presque toutes les oeuvres des jeunes paysagistes – surtout de quelques-uns qui avaient déjà le bon esprit de l'imiter et de tirer parti de sa manière avant qu'il fût célèbre et sa réputation ne dépassant pas encore le monde des artistes. M. Corot, du fond de sa modestie, a agi sur une foule d'esprits. – Les uns se sont appliqués à choisir dans la nature les motifs, les sites, les couleurs qu'il affectionne, à choyer les mêmes sujets; d'autres ont essayé même de pasticher sa gaucherie. – Or, à propos de cette prétendue gaucherie de M. Corot, il nous semble qu'il y a ici un petit préjugé à relever. – Tous les demi-savants, après avoir consciencieusement admiré un tableau de Corot, et lui avoir loyalement payé leur tribut d'éloges, trouvent que cela pèche par l'exécution, et s'accordent en ceci, que définitivement M. Corot ne sait pas peindre. – Braves gens! qui ignorent d'abord qu'une oeuvre de génie – ou si l'on veut – une oeuvre d'âme – où tout est bien vu, bien observé, bien compris, bien imaginé – est toujours très bien exécutée, quand elle l'est suffisamment – Ensuite qu'il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini – qu'en général ce qui est fait n'est pas fini, et qu'une chose très finie peut n'être pas faite du tout – que la valeur d'une touche spirituelle, importante et bien placée est énorme..., etc..., d'où il suit que M. Corot peint comme les grands maîtres. – Nous n'en voulons d'autre exemple que son tableau de l'année dernière – dont l'impression était encore plus tendre et mélancolique que d'habitude. – Cette verte campagne où était assise une femme jouant du violon – cette nappe de soleil au second plan, éclairant le gazon et le colorant d'une manière différente que le premier, était certainement une audace et une audace très réussie. – M. Corot est tout aussi fort cette année que les précédentes; – mais l'oeil du public a été tellement accoutumé aux morceaux luisants, propres et industrieusement astiqués, qu'on lui fait toujours le même reproche.
Ce qui prouve encore la puissance de M. Corot, ne fût-ce que dans le métier, c'est qu'il sait être coloriste avec une gamme de tons peu variée – et qu'il est toujours harmoniste même avec des tons assez crus et assez vifs. – Il compose toujours parfaitement bien. – Ainsi dans Homère et les Bergers, rien n'est inutile, rien n'est à retrancher; pas même les deux petites figures qui s'en vont causant dans le sentier. – Les trois petits bergers avec leur chien sont ravissants, comme ces bouts d'excellents bas-reliefs qu'on retrouve dans certains piédestaux des statues antiques. – Homère ressemble peut-être trop à Bélisaire. – Un autre tableau plein de charme est Daphnis et Chloé – et dont la composition a comme toutes les bonnes compositions – c'est une remarque que nous avons souvent faite – le mérite de l'inattendu.»
Paul Jamot: Corot, le peintre des «valeurs»
«C'est à Corot que l'on doit l'importance prise dans la peinture par ce que l'on appelle les « valeurs », c'est-à-dire une gradation des tons exprimant l'éloignement plus ou moins grand des objets. Cette gradation, Corot la réalisa en noir et blanc; on peut l'établir, ainsi qu'on l'a vu depuis, sur une hiérarchie d'intensité des couleurs. Cependant Corot, avec une divine facilité, une touche pleine d'esprit et de naturel, qui, parfois, ne craint pas de hasarder l'équilibre du tableau, soit sur une note isolée qui semble un peu forte, soit, au contraire, sur des valeurs qui paraissent trop voisines [...], Corot, muni d'une palette très restreinte, a exprimé mieux que personne l'air qui est la respiration de notre planète, la lumière qui en est la joie et l'espace qui est la conquête indéfinie de nos yeux.»
PAUL JAMOT, "Corot, Rousseau et le paysage en France vers 1830", Revue de Paris, année 30, tome 1, 1er février 1923, p. 588-595.