Gazon

Serge Bouchard
Bernard Arcand

Le gazon est le parfait exemple de la nature maîtrisée par l'homme, mais il rappelle aussi la clairière de cette savane africaine qui fut l'habitat de notre ancêtre, homo erectus. Non loin de la clairière, un plan d'eau et la forêt. Comme dans le jardin familial de banlieue, où le gazon avoisine un plan d'eau (souvent une piscine) et un bosquet ou des arbustes


Dialogue de deux anthropologues... sur le gazon

Extraits de Quinze lieux communs de Bernard Arcand, professeur au Département d'anthropologie de l'Université Laval et Serge Bouchard, écrivain et consultant,  à Montréal, chez Boréal. en 1993.


«BERNARD ARCAND

Assurément, le gazon représente un sommet de la culture et un grand triomphe de la civilisaion. Bien plus que des cathédrales gothiques, des microprocesseurs ou de la chirurgie au laser, c'est du gazon qu'il faudrait être fier car c'est lui qui marque le mieux notre victoire sur la nature et notre véritable maîtrise du monde. Le gazon est une réduction d'herbes, une nature parfaitement dominées. C'est l'endroit où le tigre ne pourra jamais se cacher pour nous surprendre. Ridicule, le félin qui voudrait se dissimuler sur une pelouse.

SERGE BOUCHARD

Le gazon nous vient des steppes, des savanes, des prairies, puis des champs et de courtes herbes de tout acabit. C'est une sorte d'anti-forêt, de contre-sauvage, un parc, un berceau et un creuset. Dans ces espaces, un singe se lève, se tient debout et se met à marcher. Désormais bien calée entre ses épaules velues, sa tête se met à croître, à se développer du côté cerveau. Regardez sa main, elle fera de nombreux outils, voilà l'homme; un million d'années pour aboutir à la tondeuse. Fallait-il haïr l'herbe longue qui cachait le tigre qui lui-même cachait le serpent. Un million d'années pour en arriver là: tondre le gazon et aimer ça.

BERNARD ARCAND

Dans l'ordre et dans la lumière, il était normal que le gazon moderne trouve son origine dans les volontés hiérarchiques de la monarchie absolue. Les jardins de Versailles représentent l'exemple le plus concret et le plus flagrant de l'expression du pouvoir absolu sur l'ordre du monde, que l'on croyait aussi immuable que sacré. Les pelouses du roi étaient entretenues par des légions de gens armés de sécateurs qui ne devaient pas beaucoup s'y amuser et qui sont peut-être à l'origine de l'expression: «La vie n'est pas un pique-nique!»

Pourtant, malgré tous les excès de ces premiers jardins royaux, l'histoire nous enseigne clairement que les pelouses apparaissent précisément à l'époque où la monarchie est ébranlée et affaiblie. À Versailles, on voit que le gazon sert déjà d'appui aux pièces maîtresses des jardins. Le gazon joue le rôle de plante de soutien, mais il annonce la démocratie révolutionnaire. Bref, la pelouse a toujours eu des allures de projet social-démocrate. Coupé sans distinction, engraissé et entretenu comme tous les autres, chaque brin d'herbe appartient et participe à un ensemble coopératif. L'herbe ne produit ni fleurs ni fruits, et ne casse pas sous l'orgae, mais chaque brin remplacera courageusement le voisin qui défaille, pour que le tout se maintienne vert. Le gazon n'a pas été conçu pour les reines ni pour le polo, et pas davantage pour le croquet. Avec les progrès de la sécurité sociale, la pelouse est maintenant presque à la portée de tout le monde. Sur le moindre lopin de terre, chacun peut aujourd'hui se construire un Versailles et se trouver ainsi, grâce à sa pelouse, consacré roi du domaine.

SERGE BOUCHARD

Au niveau le plus bas de la terre, le gazon s'ennuie. Car contrairement à la croyance répandue, il aime la compagnie des mauvaises herbes. Laissé entre brins trop semblables, il n'a pas le moral. Le plus bel espace vert est la prison de l'herbe qui s'y désâme. Su le terrain de golf, par exemple, le gazon travaille. Il n'est pas là pour s'amuser. Pourtant, de son naturel, Dieu sait que l'herbe est folle. Elle a besoin de ces vagues que fait le vent lorsqu'il court sur la tête des foins. Être tondu comme un tapis aussi ras que commercial, cela brime les ambitions végétales les plus honnêtes.

BERNARD ARCAND

On ne dira jamais assez combien le gazon est modeste, humble et respectueux. Son destin le voue à être constamment piétiné et foulé du pied. Seuls les Anglais, peut-être, le réservent à la contemplation. Autrefois, au parc Lafontaine, il était interdit de marcher sur les pelouses. Aujourd'hui, on le peut et cette permission n'a nullement modifié l'allure du gazon. Moins naturel que tapis, il ne dépérit pas, il s'use. Et alors, tout simplement, on le remplace. Le gazon est un acte d'humilité profonde de la nature face à la splendeur humaine.

SERGE BOUCHARD

Il faut comprendre un brin. C'est incroyable ce que l'on peut trouver dans l'herbe. Le destin de l'uniformité, une trop grande propreté, un désert vert où rien ne s'élève, ni le vent ni les niveaux de discussion. Bref, une façon de se banaliser qui sans précédent. La planète bleue n'est pas un espace vert. Moisissure et cauchemar. Comme un brin d'herbe court, un parmi des milliards semblables à lui-même, anonyme et petit, ignoré de tous hormis des tondeuses qui veillent à ce que jamais il ne puisse dépasser, régulièrement piétiné par des golfeurs qui s'amusent, dans l'attente d'être décapité par le fer d'un beau joueur ou par le bois d'un autre. Nous nous sentons souvent bien seuls au sein de nos ordres et de nos multitudes, tassés, serrés, retenus dans notre façon d'être, empêchés de pousser.

BERNARD ARCAND

Néanmoins, l'avenir du gazon s'annonce prometteur. La fin de la guerre froide, la détente est-ouest, l'amélioration des rapports nord-sud, l'explosion démographique, la croissance des niveaux de ie, la réduction de la famine, la progression de l'espérance de vie, l'étalement urbain, bref, toutes les grandes tendances actuelles mènent de toute évidence au gazon. Lequel devrait poursuivre longtemps encore sa conquête du monde. Après quelques corrections, qui pousseront les écologistes à lutter férocement contre l'astro-turf et le tapis-vert-gazonné, l'avenir du gazon paraît sans limite. On peut facilement imaginer une pelouse interminable longeant une autoroute qui traverserait tous les pays et qui ferait dix fois le tour de la terre. On peut même rêver d'un jour meilleur où des nations entières feraient fondre leurs cuillères et leurs canons pour en faire des tondeuses.

SERGE BOUCHARD

Ce serait une insulte et un sacrilège que de laisser nos morts sous une pelouse mal entretenue. Il n'est rien de plus abandonné qu'un cimetière à l'abandon. Le seul culte aux ancêtres que nous connaissions et que nous devrions toujours respecter, c'est la tonte régulière des herbes de nos cimetières. C'est plus qu'un service essentiel. Ici, la tondeuse est un objet de culte. C'est sous une belle pelouse que l'on m'enterrera. Dans le noir pour l'éternité, j'entendrai par en dessous le bruit familier de la tondeuse qui passe. Reconnaissant l'hiver à son long silence puis l'été à son joyeux piston. Ce sera la seule façon pour moi de compter les ans et de m'assurer que tout va bien.

BERNARD ARCAND

On ne sait pas très bien d'où vient le mot «gazon». Il semble qu'au XIIIe siècle, l'ancien français ait adopté le mot wason de l'ancien allemand, par admiration pour la pratique germanique qui consistait à donner une petite motte de gazon symbolique au moment de la cession légale d'une terre. Mais cette coutume n'est pas certaine, l'origine reste obscure et il serait probablement beaucoup plus sage de croire que le mot «gazon» ne vient en fait de nulle part. Ce qui lui conviendrait parfaitement. Il apparaît, il surgit, il s'infiltre dans le dictionnaire quelque part entre «gazeux» et «gazouillis», de la même manière qu'il pousse entre les pavés, dans les craquelures du trottoir ou dans les faiblesses de l'asphalte. Et une fois inscrit au dictionnaire, impossible de l'en extirper, il revient sans cesse et comme par magie à chaque réédition.

SERGE BOUCHARD

Le vert du gazon appartient aux univers bucoliques des âges anciens de la raison. Je pense à l'Histoire naturelle de Buffon. J'aurais à résumer sa description que cela donnerait à peu près ceci:

La nature sauvage est une nature, en son principe, ébouriffée. Sans discipline, les plantes ont une croissance désordonnée. Le gazon fait la preuve que nous, les êtres supérieurs, avons pacifié une nature en bataille que nous avons mis de l'ordre dans ce qui autrement est un fouillis propice à la promiscuité, à la misère et à la déraison. La vierge broussaille est un monde peuplé de fantômes et de loups-garous. La fardoche attire le brouillard et la brume. Le moindre insecte y devient menaçant et les gens cultivés n'ont aucune chance sur ce terrain barbare dont même Dieu n'a pas eu le temps de s'occuper. Tout ce qui est sauvage est en quelque sorte un brouillon. En d'autres termes, le gigantesque effort de civilisation se résume à cet objectif unique: pouvoir déjeuner sur l'herbe sans crainte de vous y enfocer, sans déchirer votre crinoline, sans même avoir à défendre la propriété de votre sandwich au pâté contre la convoitise d'un grizzly mal léché. L'être qui jadis chassait l'aurochs et léléphant n'a plus rien à combattre aujourd'hui, sinon les colonies de fourmis. Certains philosophes réactionnaires y verraient un danger pour la forme.

BERNARD ARCAND

Il faut se méfier du gazon qui rend fou. Pas de l'herbe maudite ou du grass, le mari ou le chanvre, qui ne sont toujours qu'un même stupéfiant léger. Non, je parle plutôt du gazon ordinaire, celui qui rend vraiment fou. D'une part parce qu'il n'est jamais parfait, parce que le gazon flirte avec le pissenlit ou le trèfle, jaunit au soleil, forme des taches, se laisse sucer par les pucerons. De Wimbledon jusqu'au Royal Québec, les préposés à son entretien ont l'oreille attentive et ne connaissent qu'un sommeil léger; leur inquiétude est constante et la déraison les guette. De la même manière que l'avenir enrichit les assureurs et les gestionnaires de fonds de pension, les service d'entretien des pelouses exploitent un filon d'or vert.

D'autre part, le gazon rend fou parce qu'il apparaît toujours là où il n'est pas voulu. Le gazon repousse comme les poils du nez, entre les planches de la terrasse, parmi les plus belles rocailles, et les efforts combinés de toutes les sciences occidentales n'ont pas encore permis d'inventer l'outil qui éliminerait le gazon indésirable. Le bombardement intensif au napalm nuirait aux fleurs du parterre. Il ne reste donc que le sarclage à la main, la courbature pénible qui arrache brin par brin une herbe devenue mauvais et qui pousse vite et inlassablement. En somme une entreprise lente, minutieuse, répétitive, pénible, interminable, délicate, largement insensée, facilement obsédante et toujours frustrante.

Une pelouse impeccable exige l'emploi de produits nocifs, chers et dangereux. Se débarasser du gazon exige des produits encore plus nocifs, plus chers et plus malsains. Nous courons à la faillite et au désastre écologique. Sans compter que mettre ou arracher du gazon, le semer ou vouloir s'en défaire, l'entretenir ou l'éliminer une fois pour toutes, tout ça peut facilement entraîner un grave dérèglement du système nerveux central qui n'est pas du tout souhaitable.

SERGE BOUCHARD

Si nous asphaltions, cimentions, bétonnions, bitumions la surface de tous les continents, la terre vue depuis l'espace serait un astre gris et bleu. Ce qui est assez joli et assez propre. Ce sont des couleurs métalliques, électroniques et bioniques. Une palette appartenant à l'univers de la science-fiction. Admettons en effet que le vert est une sorte de moisissure: il n'est pas certain que ce soit l'image de notre monde qu enous entendons projeter dnas l'espace. »

Enjeux

L'idéal du gazon parfait perd toutefois de son attrait en ce moment. Le temps qu'il faut consacrer à son entretien...et l'argent (8 milliards de dollars par année aux États-Unis ) s'ajoutant à la pollution par les herbicides, par le bruit et les gaz de la tondeuse, fait paraître démesuré le prix du but recherché: un gazon impeccable, sans péché.

D'où, chez les uns, le recours au gazon artificiel et chez les autres la nostalgie de la clairière originaire. Une nouvelle esthétique a droit de cité: le gazon y est réservé aux allées, où il peut être remplacé par de la pierre, et le reste est occupé par des plantes sauvages.

Plus l'espace dévolu au gazon est restreint, plus il paraît sensé de revenir à la tondeuse manuelle. Si pour plusieurs ce retour au passé n'est qu'une mesure économique et prophylactique, pour d'autres il est le signe d'un nouveau rapport avec la nature: Tondre ou ne pas tondre?

Les novateurs en cette matière ont intérêt à faire preuve de diplomatie dans leur rapport avec leurs voisins. Pendant la phase d'aménagement d'un nouveau jardin, il est sage de placer des écriteaux précisant qu'il s'agit d'une oeuvre d'art en devenir et non d'un retour à la savane africaine.



Remplacer le gazon par des épervières, qui l'aurait cru! D'autres le remplacent par des lysimaques, mais il leur faut plus de travail et de patience. Mille expériences sont possibles et permises. Voici une colonie d'égopodes qui fait reculer le chiendent autour d'elle. Si vous introduisez de telles colonies dans votre jartin, prenez soin de de les mettre en quarantaine; vous risquez fort autrement de devoir défendre vos fleurs une à une contre cet envahisseur

Poète, encore une fois, vous aviez raison. Les gazons parfaits n'était pas du goût de la poétesse Marie Noël. Écoutons la chèvre échappée du troupeau de moutons:

«...Ces gens de tout repos,
Qui font tout bonnement tous une même chose.
Je m'ennuie à mourir sur ce chemin morose...
Je n'aime pas brouter l'herbe déjà tondue,
Ce petit foin sans goût, sans fleur inattendue.
Rien de nouveau, rien, rien...Tout est toujours pareil.»

Marie Noël, citée par André Blanchet, dans Marie Noël, collection poètes d'aujourd'hui, Pierre Seghers éditeur, Paris 1962, p. 96.

Qui voit loin dans l'avenir et le passé? Après le poète, l'anthropologue.

Voilà l’homme. Un million d’années pour aboutir à la tondeuse! Fallait-il l’haïr (sic) l’herbe longue, qui cachait le tigre, qui cachait le serpent! Un million d’années pour en arriver là, tondre le gazon et aimer ça. Et c’est sous une belle pelouse encore que l’on m’enterrera. Dans le noir pour l’éternité, j’entendrai par en dessous le bruit familier de la tondeuse qui passe, reconnaissant l’hiver à son long silence et puis l’été à son joyeux piston. C’est désormais leur façon, aux morts, de compter les jours. »

Serge Bouchard, Le Moineau domestique, Éditions Guérin, Montréal 1991.

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