Frédéric II (le Grand)

24 janvier 1712-17 août 1786
Frédéric II et la littérature allemande

"La Prusse, ou ce qui devait plus tard s’appeler de ce nom, était devenu, entre les mains du Grand Électeur (Frédéric-Guillaume), un des principaux États de l’Allemagne; son arrière-petit-fils, Frédéric II, l’éleva au rang d’une puissance européenne. La guerre de Sept ans rendit le nom de Frédéric II populaire, non seulement par l’héroïsme qu’il y déploya, mais parce qu’on voyait en lui le représentant d’une cause nationale. Les armées que l’Autriche mettait en campagne depuis deux siècles étaient en grande partie composées d’étrangers; c’étaient souvent des chefs italiens ou espagnols qui les commandaient. On put célébrer enfin des victoires remportées par un général allemand avec des troupes allemandes; et l’on avait vu ce général résister, dans six campagnes successives, aux forces combinées de trois États dont chacun semblait assez puissant pour l’anéantir. La longue humiliation de la guerre de Trente ans était effacée. Tous les peuples de race germanique, sous quelque gouvernement qu’ils fusssent placés, s’enorgueillirent des triomphes de Frédéric, et, en s’associant à sa gloire, ils eurent pour la première fois le vague sentiment de leur unité.

L’enthousiasme excité par la guerre de Sept ans seconda l’essor de la littérature allemande. Voici ce que dit Goethe, dans un passage curieux de son autobiographie, où il explique le mouvement général de l’époque vers laquelle le reportaient ses premiers souvenirs : Les exploits du grand Frédéric furent le premier fonds vivant, véritable, élevé, de la poésie allemande. Toute poésie nationale est vaine, ou risque de le devenir, si elle ne repose sur ce qu’il y a de plus profondément humain, sur les destinées des peuples et de leurs conducteurs, quand ils se sont identifiés les uns avec les autres. Il faut montrer les rois dans les périls de la guerre, où ils paraissent les premiers, par cela même qu’ils fixent et partagent le sort du dernier de leurs sujets. Ils deviennent ainsi beaucoup plus intéressants que les dieux eux-mêmes, qui, après avoir fixé nos destinées, se dispensent de les partager. En ce sens, chaque nation, si elle veut prétendre à l’estime des autres, doit avoir son épopée, pour laquelle la forme du poème épique n’est pas précisément nécessaire.

Si les Chants de guerre entonnés par Gleim gardent un si haut rang dans la poésie allemande, c’est qu’ils sont nés au milieu de l’action, et que leur forme heureuse, qui semble l’œuvre d’un combattant dans le moment décisif, nous donne le sentiment de l’activité la plus complète. Ramler chante autrement, mais avec beaucoup de noblesse, les hauts faits de son roi; tous ses poèmes sont pleins d’idées; ils élèvent l’âme par de grandes peintures, et ils conservent par là même une valeur impérissable. Car la valeur intrinsèque du sujet traité est le principe et la fin de l’art. On ne saurait nier, il est vrai, que le génie, le talent exercé, ne puissent tout faire de tout, par l’exécution, et dompter la matière la plus rebelle; mais, tout bien considéré, le résultat est toujours une œuvre artificielle, plutôt qu’une œuvre d’art. Celle-ci doit reposer sur un fonds important, pour qu’une exécution habile, soignée, consciencieuse, fasse ressortir la dignité du sujet avec d’autant plus de bonheur et d’éclat.

Ainsi les Prussiens, et avec eux l’Allemagne protestante, avaient conquis pour leur littérature un trésor qui manquait au parti contraire, et qui lui a toujours manqué, malgré tous les efforts qu’il a faits pour y suppléer. Les écrivains prussiens s’inspirèrent de la grande idée qu’ils pouvaient se faire de leur roi; et ils montrèrent d’autant plus de zèle, que celui au nom duquel ils faisaient tout ne voulait en aucune façon entendre parler d’eux…(1) Goethe semble croire que Frédéric II rendit d’autant plus de services aux poètes allemands qu’il les méprisa davantage. Sans aller aussi loin, on ne peut qu’être frappé de ce qu’il y a de contradictoire dans le rôle de ce roi, de qui ses compatriotes datent une ère nouvelle dans le développement de leur vie nationale, et qui n’aimait et n’admirait que l’étranger : tant il est vrai que ce sont les circonstances qui donnent leur vraie portée aux actions des hommes, et que la figure des grands capitaines, aussi bien que des grands inventeurs, a besoin, pour se compléter, de cet élément insaisissable qu’y ajoute l’imagination populaire. Frédéric II, tout français par l’esprit, fut, en dépit de lui-même, un des auteurs de la réaction littéraire contre la France.

Quand Voltaire arriva à Berlin, en 1750, il crut n’avoir pas quitté Versailles. « La langue qu’on parle le moins à la cour, écrivait-il, c’est l’allemand. » (2) Frédéric parlait mal sa langue maternelle, et l’écrivait plus mal encore. Il fallait qu’un de ses amis de jeunesse, M. de Suhm, lui traduisit les traités philosophiques de Wolff du latin en français, pour qu’il pût s’y intéresser. Il ne prêta jamais la moindre attention au mouvement littéraire qui commençait autour de lui. Il ne vit dans le succès de Goetz de Berlichingen qu’un preuve du mauvais goût qui régnait encore dans le public. Quand Christian-Henri Müller lui envoya ses Poésies allemandes du moyen âge, il lui fit répondre que « toute l’édition ne valait pas une charge de poudre, et qu’il ne tolérerait jamais de telles platitudes dans sa bibliothèque ». Il eut, en 1760, une entrevue avec Gellert. « Pourquoi n’avons-nous pas de bons écrivains en Allemagne? » lui demanda-t-il. – Votre Majesté en voit un », interrompit un assistant. – « C’est bien, répliqua Frédéric, mais pourquoi n’en avons-nous pas plusieurs? » Dans sa Dissertation sur la langue allemande, il ne nomme ni Klopstock, ni Wieland, ni Lessing, ni même Kleist, Gleim, Ramler, qui chantaient ses victoires et lui dédiaient leurs vers (3). Les odes de Klopstock lui rappelaient trop les cantiques sacrés que ses précepteurs lui avaient fait apprendre dans sa jeunesse comme pensum. Wieland ne lui apportait qu’un écho affaibli de la France. Mais ce qui étonne, c’est qu’il n’ait pas compris la dialectique fine et serrée de Lessing. Au fond, il était persuadé que les Allemands ne produiraient jamais rien que par imitation. Il leur accordait le bon sens, la patience, la profondeur même; mais il les trouvait lourds et diffus; il leur reprochait surtout de ne pouvoir quitter un sujet sans l’avoir épuisé. Il oubliait que ces défauts pouvaient devenir des qualités, et que, sous la pesanteur du style, se cachait peut-être l’embarras d’une pensée que sa propre originalité gênait encore. Il conçut des projets de réforme; mais on voit bien que tout ce qu’il rêvait pour son pays était une sorte de littérature pseudo-française. Il propose, dans sa Dissertation, d’adoucir la langue en insérant des voyelles entre les consonnes multiples. Il conseille l’étude persévérante des anciens. Enfin, il espère beaucoup « de la friction de l’esprit français ». Il pensait bien que l’Allemagne, au degré de civilisation où elle était arrivée, devait avoir une littérature. Il présageait une aurore : il ne se doutait pas qu’elle était venue, et que le grand jour allait luire.

Les contemporains de Frédéric II furent plus justes envers lui qu’il ne l’était pour eux. Ils proclamèrent hautement la part qu’il avait prise à l’émancipation de l’Allemagne. Les critiques et les philosophes continuèrent l’œuvre que le guerrier diplomate avait commencée. La période qu’on a appelée du nom de Sturm und Drang, (…) est-ce autre chose qu’une guerre de Sept ans dans la littérature? Frédéric II avait suscité l’esprit qui allait remettre en question la supériorité littéraire des nations voisines; et, le jour où l’Allemagne se trouva dotée à son tour d’une littérature originale, on pardonna au grand roi d’avoir trop aimé Voltaire, parce qu’il avait été, à son insu et presque malgré lui, l’allié de Lessing et le précurseur de Goethe."

Notes
(1) Poésie et Vérité, livre VII.
(2) Lettre à Mme Denis, du 24 août. – Voltaire écrivait encore au marquis de Thibouville, le 24 octobre : « Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. L’allemand est pour les soldats et les chevaux; il n’est nécessaire que pour la route. En qualité de bon patriote, je suis un peu flatté de ce petit hommage qu’on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris. Je trouve des gens élevés à Koenigsberg qui savent mes vers par cœur. »
(3) Dissertation sur la langue allemande, les défauts qu’on peut lui reprocher, les causes de ces défauts et les moyens de les corriger; 1780. – Nouvelle édition par L. Geiger; Heilbronn, 1883. – On trouvera mentionnés dans l’introduction de Geiger les principaux écrits suscités par la dissertation de Frédéric. Goethe lui-même avait composé un dialogue, qu’il ne fit pas imprimer, et qui semble perdu.

Adolphe Bossert, Histoire de la littérature allemande, Paris, Hachette, 1904, p. 276-279

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