Cour constitutionnelle (ou suprême)
On ne saurait envisager aujourd'hui la démocratie dans ses principes et son fonctionnement sans mécanisme indépendant du jeu électoral qui mette un frein au pouvoir politique. Dans plusieurs démocraties, ce mécanisme a pris la forme du contrôle juridictionnel des lois, c'est-à-dire le pouvoir donné aux juges ou à un tribunal spécialisé d'invalider une loi qui outrepasserait la Constitution. Dans le système américain, l’application de la Constitution est confiée à l’ensemble de l’appareil judiciaire, présidé par la Cour suprême; la justice constitutionnelle ne se distingue pas en fait de la justice ordinaire en ce sens que tous les litiges, quelle que soit leur nature, sont jugés par les mêmes tribunaux. Dans le système américain, les juges sont en quelque sorte des généralistes.
L’Europe continentale a adopté un tout autre modèle, celui de la cour constitutionnelle spécialisée. Le juriste Hans Kelsen est à l’origine de ce modèle, par ses travaux et son projet de Constitution autrichienne de 1920. Dans le modèle européen, le contentieux constitutionnel, distingué du contentieux ordinaire, est du ressort exclusif d’un tribunal spécialement prévu à cet effet. Ce tribunal se prononce sur demande des autorités politiques ou juridictionnelles, voire également, comme c’est le cas en Allemagne, sur demande des particuliers. Ce n’est pas toute l’Europe qui a adopté le modèle de Kelsen. La Grèce, le Danemark, la Suède et la Norvège ont des systèmes de justice constitutionnelle semblables à celui des États-Unis. Et la Grande-Bretagne ne connaît pas encore le contrôle judiciaire des lois de Westminster. Le modèle de cour spécialisée s’est notamment imposé en Autriche, en France (Conseil constitutionnel), en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal et en Belgique (Cour d’arbitrage).
Au Canada et au Québec, la justice constitutionnelle a été un des thèmes centraux de la vie politique. La Loi constitutionnelle de 1982 a confié à l'ensemble du système judiciaire canadien, présidé par la Cour suprême, le contrôle des lois au regard d'une charte constitutionnelle des droits et libertés. L'exclusion du Québec des pourparlers préparatoires a peut-être empêché la tenue d'un débat fort intéressant, voire nécessaire, sur la forme adéquate de justice constitutionnelle à implanter au Canada. Proche du modèle américain, la forme de justice constitutionnelle retenue au Canada en 1982 ne lui est pas tout à fait identique.À la différence de la Cour suprême des États-Unis, la Cour suprême du Canada a une compétence de type unitaire: sa juridiction couvre toutes matières, non point strictement les litiges de type fédéral. Ensuite, les tribunaux canadiens peuvent statuer sur des questions abstraites, par la procédure dite de renvoi (ce qui n’est pas le cas aux États-Unis), procédure légale même si, comme l'admit au début du siècle le Conseil privé de Londres, alors le plus haut tribunal du pays, ce n'est pas là une fonction proprement judiciaire.
Au cours des années 1960 se sont engagées de nombreuses discussions sur la justice constitutionnelle au Canada. Favorables à l'idée que les droits de l'homme soient consacrés par une charte constitutionnelle, les gouvernements québécois ont insisté à tour de rôle sur le principe que cette charte respecte les compétences législatives du Québec et lui laisse la liberté d'adopter sa propre charte des droits, la seule qui devrait prévaloir sur ses lois. Ils ont aussi préconisé l'adoption au Canada d'une justice constitutionnelle inspirée du modèle européen. Ils reprenaient en fait les recommandations de la commission Tremblay de 1956 qui avaient puisé aux travaux de Kelsen et suivi l'exemple du tribunal constitutionnel de Karlsruhe créé en Allemagne de l'Ouest en 1949. Le juriste Jacques-Yvan Morin s'est fait l'avocat de cette idée qui fut reprise en 1969 par les États généraux du Canada français, dont l'une de résolutions portait que le Québec institue pour lui-même un conseil constitutionnel, gardien de la légalité constitutionnelle et électorale. Dans un fascicule publié en 1978, le ministre fédéral de la Justice, Otto E. Lang, a évoqué le modèle européen de contrôle de lois. Toutefois, il lui a préféré, après une discussion sommaire, le modèle américain. Mal reçue au Canada anglais, l'idée d'un contrôle juridictionnel à l'européenne n'a guère fait l'objet d'une étude sérieuse lors de la réforme de la Constitution en 1981-1982. À voir l'immense pouvoir confié aux juges par cette réforme et la tendance des gouvernements à politiser les affaires remises aux tribunaux, le politologue Peter H. Russell croit que cette idée, incongrue pour plusieurs avant 1982, était en somme peut-être plus adéquate qu'elle ne le paraissait pour le Canada.