Calligraphie

C’est dans la calligraphie que prend tout sens la définition de l’écriture par Klages: «la synthèse immobile des mouvements de l’âme».

Enjeux

La calligraphie, qui trouve en elle-même sa justification, correspond désormais à un besoin impérieux de l’âme en tant que moyen de limiter les effets négatifs de l’écriture mécanique. Il faudrait l’introduire ou la réintroduire dans toutes les écoles.

À l’origine, la chose est connue de tous, les signes graphiques étaient plus près de la chose et de sa présence qu’ils ne le sont aujourd’hui, l’alphabet phonétique ayant été une étape déterminante dans cette montée — ou ce glissement — vers le formel et l’abstrait.

Le poème suprême de l’humanité est sans doute le Livre des Morts des égyptiens tel que pouvaient le lire, et le vivre, ceux dont l’intelligence et la sensibilité étaient au diapason des hiéroglyphes, mot qui signifie littéralement écriture sacrée. Chaque signe graphique était une œuvre d’art, contenant l’essence de ce que nous appelons poésie: la puissance d’évoquer la présence du réel. Le corps des mots était intimement associé à leur âme. C’est par une procession de poèmes visuels que le poème intérieur, le sens, se présentait au lecteur. «Ces signes, écrit Georges Jean, gravés dans la pierre, ou dessinés et peints, ont une beauté plus qu’humaine et constituent, en dehors même de ce qu’ils signifient, des espèces de poèmes visuels qui, pour les anciens égyptiens, ne pouvaient être que d’inspiration divine.»

S’il est un aspect du passé qui est destiné à ne jamais revenir, si beau soit-il, c’est bien celui-là. Ce qui subsiste de l’esprit des hiéroglyphes — mais pour combien de temps encore? — c’est la calligraphie sous sa forme aristocratique, qui l’apparente à un art, de même que sous sa forme populaire: l’écriture manuscrite de chacun.

Pour Ludwig Klages, celui qui a donné ses lettres de noblesse à la graphologie contemporaine, la graphie, cette danse de la main, est une manifestation directe de l’âme, de cette âme qui étant le sens du corps qui en est le signe, a son siège à la périphérie de ce dernier plutôt qu’en son centre. L’écriture, comme le geste, et l’écriture est un geste — est à la périphérie du corps. Comme elle a l’avantage de se conserver, elle constitue un miroir de l’âme particulièrement fidèle, présentant le plus grand intérêt pour quiconque veut pénétrer l’âme d’un autre à travers son caractère, un caractère qui se manifeste dans le caractère écrit. «L’écriture selon Klages est la synthèse immobile des mouvements de l’âme.» On ne s’en étonnera pas, c’est le mot caractérologie et non le mot psychologie qui, dans la philosophie de Klages, désigne la science de l’âme.

La préservation de l’écriture manuscrite dans l’ensemble des écoles, et pas seulement parmi les calligraphes professionnels, serait sans l’ombre d’un doute un moyen de transformer en un instrument nous rapprochant de la vie cette écriture qui devient de plus en plus abstraite, formelle et uniforme, et qui, en tant que telle, tend à nous éloigner du réel.

On est heureux de retrouver de telles idées sous la plume d’un des auteurs français qui aura le plus contribué à promouvoir l’usage de l’ordinateur: Bruno Lussato. «Une lettre calligraphiée honore le récepteur. Elle transmet un style, un goût, une intention, un état affectif. Un manuscrit est en soi un outil de culture.»

Bruno Lussato a lui-même fait l’expérience de calligraphier des haïkaï japonais à l’intention d’amis et de personnes influentes en guise de vœux de fin d’année. Les hommes politiques les plus occupés et les financiers les plus sollicités répondirent aussitôt à ces cartes manuscrites. «L’expérience, conclut-il, montre que ceux qui s’essaient à la calligraphie éprouvent une joie profonde à tracer de belles lettres». Une joie qui aide à comprendre cette pensée d’Étiemble sur l’écriture: «Sans elle en effet, nulle civilisation intellectuelle ne se conçoit. L’écriture dépasse donc de beaucoup l’imprimerie en importance, et le moment humain qui la vit naître est donc un moment plus grand et plus beau.»

Ainsi, le sens de l’humain soutenu par un snobisme intelligent pourrait réhabiliter l’une des seules œuvres artistiques qui soit à la portée de tous. L’empowerment, l’accès à la puissance et à la conscience de sa puissance est pour la plupart des enthousiastes des NTIC ce qui, par excellence, justifie qu’on mette tout en œuvre pour que ces techniques envahissent les écoles et les maisons le plus rapidement possible. Il est difficile d’imaginer comment cet empowerment pourra se concrétiser si le recours généralisé à l’ordinateur a pour premier effet d’éloigner les gens de l’une des seules productions (poiésis) — au sens que Heidegger donne à ce mot — dont ils soient capables. On les incitera à croire qu’ils peuvent agir sur le sens de l’histoire en envoyant un courrier électronique numérisé au chef de leur État, alors même qu’on les privera d’une occasion d’instituer leur propre histoire en disant leur âme par leur écriture. (Jacques Dufresne)

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