Bouddha

Le Bouddha, "Celui qui sait"
(d'après Charles Renouvier, historien des idées, 1815-1903)

«L'homme qui donna son nom de religion (le Bouddha, Celui qui sait) à la perfection de sainteté, et à l'objet idéal du culte d'une très grande partie des habitants du globe, était, suivant des traditions concordantes, le descendant d'une lignée de rois (la grande race des Çakyas) régnant sur une province de l'Inde. Ce prince renonça au monde en sa vingt-neuvième année, passa six ans dans la solitude, livré à des exercices ascétiques, commença alors et poursuivit pendant quarante-cinq ans sa prédication du salut pour tous, forma de nombreux disciples qu'il chargea de propager sa doctrine et mourut, entrant dans le nirvana parfaitement accompli, à l'âge de quatre-vingts ans. La plus caractéristique des légendes de la vie de Çakya-mouni est celle de sa station sous l'arbre bodhi (l'arbre de l'intelligence — ficus religiosa) à l'ombre duquel il se livra aux méditations prolongées qui devaient le conduire de l'état de Bodhisattva à celui de Bouddha parfaitement accompli. Les bodhisattvas sont les êtres qui, de transmigration en transmigration, sont arrivés au point où ils n'ont plus qu'une seule existence, — existence humaine dès lors, — à parcourir pour devenir des bouddhas, atteindre le nirvana et en montrer le chemin à d'innombrables créatures du monde où ils sont nés. La méditation suprême, selon la légende, est précédée par la dernière tentation, comme cela est naturel, et cette tentation, ce qui ne l'est pas moins, prend la forme mythologique. C'est Mara le pécheur, personnification de l'amour et de la mort, qui rassemble et conduit contre le Bodhisattva les armées de la terreur, sous mille formes monstrueuses, et les armées de la séduction, aidées de tous les prestiges de la grâce et de la beauté féminines. On trouve là le fond commun et bien connu des compositions de cet ordre, mais avec l'excès de développement et aussi les fortes, les pittoresques et saisissantes images familières à ta littérature indienne. L'univers des dêvas de toutes les catégories est intéressé dans la lutte, de l'issue de laquelle dépend l'établissement du bouddhisme dans ce inonde par la consécration d'un Bouddha. Celui-ci, qui a lui-même provoqué l'épreuve, parce qu'elle est une condition de sa mission, conserve une sérénité inaltérable en présence de tout ce qui peut éveiller dans l'âme l'émotion de la crainte ou du désir. "Le démon dit: Je suis le seigneur du désir, le maître de ce monde entier. Les dieux, la foule des Danavas, les hommes et les bêtes, assujettis par moi, sont tous tombés en mon pouvoir. Venu dans mon domaine, lève-toi et parle en conséquence. Le Bodhisattva dit: Si tu es le seigneur du désir, tu ne l'es pas de la lumière. Regarde-moi, je suis bien le seigneur de la Loi... Assis sur ce siège, vainqueur de l'orgueil ainsi que de ton armée, après t'avoir défait et avoir obtenu ici l'intelligence exempte de trouble, je montrerai à cet univers l'origine et la production, ainsi que l'état de calme du nirvana qui apaise la douleur."

Ces derniers mots se rapportent à la théorie des quatre vérités sublimes, et les précédents, sur l'origine et la production, à la théorie des douze causes, deux sujets que nous aborderons tout à l'heure et qui résument la doctrine du Bouddha, née de sa méditation suprême.

Un dernier assaut est livré au bodhisattva, menacé de mort par des monstres venus des quatre points de l'espace, et déployant à ses regards des pouvoirs terrifiants. "A la vue de cette armée du démon, horrible dans ses transformations, l'être pur juge que c'est l'effet de l'illusion; qu'il n'y a là ni démon, ni force, ni univers, ni de soi-même; que, comme (l'image) de la lune dans l'eau, roulent les trois mondes; qu'il n'y a ni œil, ni homme, ni femme, ni personnalité. L'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, ainsi que le créateur de cette substance (universelle, tous) privés de perception, sont nés en s'appuyant (sur une cause). Au dedans est le vide, au dehors le vide." Les obscurités que le traducteur parait avoir rencontrées dans la fin de ce morceau n'empêchent pas que la signification nihiliste n'en soit claire, et nous verrons quelle est cette dernière cause sur laquelle s'appuient toutes les apparences auxquelles les hommes prêtent l'existence. Nous en avons pris ci-dessus une première idée dans la doctrine philosophique du Sankhya.

Une autre légende, d'un caractère différent en ce qui concerne la tentation, nous initie également à l'esprit de la méditation bouddhique et présente sous un autre jour l'intervention du démon dans le dernier acte de l'avènement de Çakyamouni à la science parfaite. Il semblerait, à cet endroit, que le démon a renoncé à la lutte, et ne met plus son espoir que dans l'anéantissement définitif du Bodhisattva, dont le séjour prolongé dans la vie et les prédications opéreraient trop de conversions fatales à l'empire du désir.

"Mara le pécheur se rendit au lieu où se trouvait Bhagavat et y étant arrivé il lui parla en ces termes: Que Bhagavat entre dans l'anéantissement complet: voici venu pour le Sugata le temps de l'anéantissement complet? — C'est que voici, ô bienheureux, le moment même (tel que l'a fixé) Bhagavat, se trouvant à Uruvilva, sur le bord de la rivière Nairamdjana, assis sous l'arbre Bodhi, au moment où il venait d'atteindre à l'état de Bouddha parfait. Quant à moi, je me suis rendu au lieu où se trouve Bhagavat, et, y étant arrivé, je lui parle ainsi: Que Bhagavat entre dans l'anéantissement complet; voici venu pour Bhagavat le temps de l'anéantissement complet. Mais Bhagavat répondit: Je n'entrerai pas, pécheur, dans l'anéantissement complet tant que mes auditeurs ne seront pas instruits, sages, disciplinés, habiles, tant qu'ils ne sauront pas réduire par la Loi tout ce qui s'élèvera contre eux d'adversaires, tant qu'ils ne pourront pas faire adopter aux autres tous leurs raisonnements, tant que les Religieux et les Dévots des deux sexes n'accompliront pas les préceptes de ma loi en la propageant, en la faisant admettre par beaucoup de gens, en la répandant partout jusqu'à ce que ses préceptes aient été complètement expliqués aux Dêvas et aux hommes. — Mais aujourd'hui, ô respectable, les auditeurs de Bhagavat sont instruits, etc. (répétition des formules ci-dessus). Voilà pourquoi je dis: Que Bhagavat entre dans l'anéantissement complet: voici venu pour le Sugata le moment de l'anéantissement complet. — Pas tant de hâte, ô pécheur, tu n'as plus maintenant beaucoup de temps à attendre. Dans trois mois, cette année même, aura lieu l'anéantissement (du Tathagata) dans l'élément du Nirvana où il ne reste plus rien de ce qui constitue l'existence. Alors Mara le pécheur fit cette réflexion: Il entrera donc dans l'anéantissement complet, le Çramana Gautama ! Et ayant appris cela, content, satisfait, joyeux, transporté, plein de plaisir et de satisfaction, il disparut en cet endroit même."

Mara le pécheur n'est ainsi apparu que par la volonté de Çakya-mouni, parvenu à la dignité de Bouddha, et celui -ci n'a fait venir ce démon que pour l'instruction d'Ananda, son principal disciple, qui n'a pas compris, à ses paroles, que le moment de l'accomplissement était venu. Çakya-mouni avait dit à Ananda après lui avoir fait admirer, comme par un dernier et contradictoire regret, la beauté de la ville et du paysage qu'ils avaient sous les yeux: "L'être, quel qu'il soit, ô Ananda, qui a recherché, compris, répandu les quatre principes de la puissance surnaturelle peut, si on l'en prie, vivre soit durant un kalpa (la durée d'une période du monde), soit jusqu'à la fin du kalpa. Or, Ananda, les quatre principes de la puissance surnaturelle appartiennent au Tathagata. Ce sont:1° la faculté de produire telle ou telle conception pour détruire la méditation du désir; 2° la puissance surnaturelle de l'esprit; 3° celle de la force; 4° celle qui est accompagnée de la conception propre à détruire la méditation de tout exercice de la pensée." Le sens de ces quatre principes se résume évidemment dans le pouvoir mental de s'appliquer à une pensée unique et de diriger cette pensée de telle manière qu'il y ait inhibition voulue à la production d'un désir quel qu'il puisse être. "Les quatre principes de la puissance surnaturelle, ô Ananda, ont été recherchés, compris, répandus parle Tathagata. Il peut donc, si on l'on prie, vivre soit durant un kalpa entier, soit jusqu'à la fin du kalpa."

Deux fois et trois fois ces mots mystérieux sont adressés au disciple qui ne comprend pas et garde le silence. C'est là que se placent l'apparition de Mara et la décision du Bouddha, touchant le jour où il doit entrer dans le nirvana complet. Après cela les deux ascètes demeurent à quelque distance l'un de l'autre, plongés dans le recueillement. L'auteur de la légende nous fait assister à un exercice préparatoire de l'entrée dans le nirvana définitif. Mais celui ci n'est que temporaire:

"Bhagavat fit cette réflexion: Pourquoi n'entrerais-je pas dans une méditation telle, qu'en y appliquant mon esprit, après s'être rendu maître des éléments de sa vie, il abandonne l'existence? Ensuite Bhagavat entra dans une méditation telle qu'en y appliquant son esprit, après s'être rendu maître des éléments de sa vie, il abandonna l'existence. A peine se fut-il rendu maître des éléments de sa vie qu'un grand tremblement de terre se fit sentir; des météores tombèrent (du ciel); l'horizon parut tout en feu. Les timbales des Dêvas retentirent dans l'air..." Suit la description d'une foule de prodiges, où l'on voit des centaines de milliers de dieux, de richis, et tous les ordres d'êtres des mondes, affluer de tous côtés, recevoir l'enseignement de la Loi, contempler l'état de sainteté, être eux-mêmes introduits dans la vie religieuse par les exhortations du Bouddha. A la suite de ces miracles qui se renouvellent encore en d'autres occasions, Ananda est initié par le maître aux causes des tremblements de terre liés aux manifestations bouddhistes miraculeuses. Comprenant le sens des paroles dont l'évocation de Mara le pécheur a procuré l'éclaircissement, il demande au maître de rester "durant ce kalpa, jusqu'à la fin de ce kalpa" et reçoit en réponse un blâme pour sa "mauvaise action", c'est-à-dire apparemment pour avoir manqué d'intelligence et de confiance. Il faut que le nirvana s'accomplisse pour le Bouddha; il ne s'accomplirait pas si la vie de l'ascète était prolongée jusqu'à la dissolution du inonde. Tel est probablement le sens de cet obscur passage. Ananda réunit, d'après l'ordre du Bouddha, l'assemblée générale des disciples, auxquels ce dernier adresse ses dernières recommandations pour la propagation de sa doctrine.

"Il s'adressa ainsi aux religieux: Tous les composés, ô religieux, sont périssables; ils ne sont pas durables; on ne peut s'y reposer avec confiance; leur condition est le changement; tellement qu'il ne convient pas de concevoir rien de ce qui est un composé et de s'y plaire. C'est pourquoi, ô religieux, ici ou ailleurs, quand je n'y serai plus, les lois qui existent pour l'utilité du monde temporel, pour le bonheur du monde temporel, ainsi que pour son utilité et son bonheur futurs, il faut qu'après les avoir recueillies, comprises, les religieux les fassent garder, prêcher et comprendre, de manière que la loi religieuse ait une longue durée, qu'elle soit admise par beaucoup de gens, qu'elle soit répandue partout, jusqu'à être complètement expliquée aux dêvas et aux hommes"Le discours se termine par un rappel des formules usuelles de la loi. Le Bouddha se retire de l'assemblée, et jetant un dernier regard sur la ville qu'il ne doit plus revoir, annonce à Ananda sa mort prochaine: "C'est la dernière fois, ô Ananda, que le Tathagata regarde Vaiçali", — nom d'une ville anciennement célèbre de l'Inde centrale, et qui était en ruines au VIIe siècle, à l'époque où le pèlerin chinois Hiouen Thsang la visita. — "Le Tathagata, ô Ananda, n'ira plus à Vaiçali; il ira, pour entrer dans le nirvana complet, au pays des dallas, dans le bois des deux Çalas." Peut-être convient-il de signaler un trait pittoresque, dans l'adieu de Çakya-mouni à la belle ville; car il est caractéristique: c'est "en tournant son corps tout d'une pièce sur la droite, et regardant de la manière dont regardent les éléphants" que Bhagavat prend en quelque sorte congé du monde en se dirigeant vers la forêt. Et "ce n'est pas sans cause, ce n'est pas sans motif, dit le texte, que les Tathagatas parfaitement et complètement Bouddhas tournent leur corps d'une pièce à droite, et regardent de la manière dont regardent les éléphants". Cette cause, le texte ne la dit point. Une interprétation de physiologie populaire, si toutefois elle n'est pas ironique, admettait qu'un Bouddha a, comme les souverains, le col formé d'un os unique; mais, pour un psychologue, il est clair qu'un Bouddha doit regarder les choses qui sont derrière lui, d'un mouvement qui suppose réflexion, lenteur, absence de passion, et non sans une marque de mépris, là même où il pourrait entrer de l'attendrissement.»

CHARLES RENOUVIER, "Le bouddhisme de Çâkya-mouni", in Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les religions, les systèmes, t. I, Chap. II, Paris, éd. Leroux, 1896-1897, p. 122 et suiv. Texte intégral

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Le bouddhisme de Çâkya-mouni

Charles Renouvier



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