Essentiel
Disparition de l'arbre: mauvais présage
Pendant la guerre en Russie, en 1943, alors qu'il se trouvait dans la vallée de la Teberda où se battaient les troupes allemandes, voici ce qu'a inspiré à Ernst Jünger la contemplation des vieux arbres: « ... qu'ils disparaissent peu à peu de cette terre est un des plus inquiétants présages parmi les plus mauvais. Non seulement sont-ils les plus puissants symboles de la force maternelle de la terre, mais aussi les symboles de l'esprit ancestral qui se manifeste dans le bois des berceaux, des lits et des cercueils. En eux, comme en des écrins, réside une vie supérieure, que l'homme perd en les abattant.»
© Ernst Jünger, Premier journal parisien, Le livre de poche biblio, traduit de l'Allemand, édition définitive revue par Henri Plard, Christian Bourgois, 1980.
Noël des arbres
«Que les arbres sont touchants: ils se résignent et ils attendent. Ils sont de bon conseil, ces doux amis. Il n'est rien de patient comme l'arbre. Il s'est laissé prendre par la terre. Même géant, il est enchaîné par les pieds et dans les langes. Il rêve de fuir et de s'envoler. Sans cesse, il prend son élan et frémit des feuilles, ses innombrables ailes; mais il ne peut pas s'arracher au berceau, où il vit, où il rêve, où il dort debout. La merveilleuse douceur de ce captif offre un refuge à tous les oiseaux de la terre. Ses ailes de feuillage s'ouvrent aux ailes de plumes, et à tous leurs ramages. Ô bel arbre, comme tu aimes ta mère et nourrice, la terre.
Puis vient l'hiver; et l'arbre avoue sa beauté et sa sainte misère. Toutes les ailes ont pris leur vol, celles de feuilles vertes et celles de plumes, l'arc-en-ciel qui babille. Les arbres ne cachent plus rien. Dépouillés et nus comme la mort, plus vivants que jamais, puisqu'ils préparent la vie d'avril dans les retraites de la racine, et les couloirs de la sève, ils montrent leurs os puissants et leur sublime docilité. Ils souffrent du froid, et parfois même jusqu'à en devenir noirs et à se gercer de mille et mille engelures; mais ils ne perdent pas l'espoir; ils attendent l'heure qui ressuscite; ils essaient de dormir, tandis que la terre tourne dans le ciel et les mène vers Pâques.
Sur toute la route, le ciel pluvieux se penche et descend vers la plaine. Sans lumière et sans couleur, triste et chagrin, on dirait qu'il cherche où enterrer son ennui: Il va tomber peut-être sur les meules d'or et la cicatrice des sillons inutiles. Les éteules douloureuses le tentent, solitaires. Mais les arbres, doux et forts, le soutiennent et le ciel ne s'effondre pas sur le sommeil de la terre.
Tant que les arbres ouvrent leurs bras sur la route, l'hiver n'est pas la mort. Qu'importe si le jour n'est qu'un long adieu crépusculaire ? Sages et doux, les arbres attendent le jour plein de feuilles et d'oiseaux : les arbres annoncent l'aurore.»
© André Suarès, Pages, Éditions du Pavois, Paris, 1948.
Essentiel
Disparition de l'arbre: mauvais présage
Pendant la guerre en Russie, en 1943, alors qu'il se trouvait dans la vallée de la Teberda où se battaient les troupes allemandes, voici ce qu'a inspiré à Ernst Jünger la contemplation des vieux arbres: « ... qu'ils disparaissent peu à peu de cette terre est un des plus inquiétants présages parmi les plus mauvais. Non seulement sont-ils les plus puissants symboles de la force maternelle de la terre, mais aussi les symboles de l'esprit ancestral qui se manifeste dans le bois des berceaux, des lits et des cercueils. En eux, comme en des écrins, réside une vie supérieure, que l'homme perd en les abattant.»
© Ernst Jünger, Premier journal parisien, Le livre de poche biblio, traduit de l'Allemand, édition définitive revue par Henri Plard, Christian Bourgois, 1980.
Noël des arbres
«Que les arbres sont touchants: ils se résignent et ils attendent. Ils sont de bon conseil, ces doux amis. Il n'est rien de patient comme l'arbre. Il s'est laissé prendre par la terre. Même géant, il est enchaîné par les pieds et dans les langes. Il rêve de fuir et de s'envoler. Sans cesse, il prend son élan et frémit des feuilles, ses innombrables ailes; mais il ne peut pas s'arracher au berceau, où il vit, où il rêve, où il dort debout. La merveilleuse douceur de ce captif offre un refuge à tous les oiseaux de la terre. Ses ailes de feuillage s'ouvrent aux ailes de plumes, et à tous leurs ramages. Ô bel arbre, comme tu aimes ta mère et nourrice, la terre.
Puis vient l'hiver; et l'arbre avoue sa beauté et sa sainte misère. Toutes les ailes ont pris leur vol, celles de feuilles vertes et celles de plumes, l'arc-en-ciel qui babille. Les arbres ne cachent plus rien. Dépouillés et nus comme la mort, plus vivants que jamais, puisqu'ils préparent la vie d'avril dans les retraites de la racine, et les couloirs de la sève, ils montrent leurs os puissants et leur sublime docilité. Ils souffrent du froid, et parfois même jusqu'à en devenir noirs et à se gercer de mille et mille engelures; mais ils ne perdent pas l'espoir; ils attendent l'heure qui ressuscite; ils essaient de dormir, tandis que la terre tourne dans le ciel et les mène vers Pâques.
Sur toute la route, le ciel pluvieux se penche et descend vers la plaine. Sans lumière et sans couleur, triste et chagrin, on dirait qu'il cherche où enterrer son ennui: Il va tomber peut-être sur les meules d'or et la cicatrice des sillons inutiles. Les éteules douloureuses le tentent, solitaires. Mais les arbres, doux et forts, le soutiennent et le ciel ne s'effondre pas sur le sommeil de la terre.
Tant que les arbres ouvrent leurs bras sur la route, l'hiver n'est pas la mort. Qu'importe si le jour n'est qu'un long adieu crépusculaire ? Sages et doux, les arbres attendent le jour plein de feuilles et d'oiseaux : les arbres annoncent l'aurore.»
© André Suarès, Pages, Éditions du Pavois, Paris, 1948.