VOUS AVEZ DIT ''SOCIÉTÉ DISTINCTE'' !
De 1867 à 1982, les Canadiens se sont vus à travers le fantasme des deux peuples fondateurs, des deux nations. Fantasme dès l'origine car les quatre futures provinces du Canada étaient représentées par environ 34 Pères de la Confédération dont quatre Canadiens-français du Bas-Canada (Québec) et aucun des autres territoires. Mais fantasme utile car il permettait de confondre l'illusion de l'égalité des peuples dits fondateurs et la réalité de l'accaparement du pouvoir réel par le gouvernement central.
Si le fantasme a été perçu de manière plus forte au Québec pour, en réalité, favoriser l'accaparement, en douceur, de la réalité du pouvoir par la majorité, il n'a pas été absent du reste du Canada. Mais la durée de son utilité politique pour les détenteurs du Pouvoir s'est écoulée. Les Ukrainiens de l'Ouest, entre autres, l'ont très bien compris et ont lutté contre une conception du Canada bilingue et biculturel (V. Lapointe-Gagnon, Panser le Canada) pour le plus grand bonheur du ''Rest of Canada.''
Le mythe a éclaté en 1982 lors du rapatriement, contre la volonté du Québec, de la constitution assortie d'une nouvelle Charte canadienne des droits et libertés. L'un des peuples fondateurs est devenu une simple minorité, au même titre que les Italiens ou les Ukrainiens d'origine. Le multiculturalisme devenant le processus, l'idéologie d'intégration graduelle de toutes les minorités à la langue et à la culture anglo-canadienne dans un Canada dit post-national!
Sous l'empire de la Charte canadienne des droits et libertés qui a priorité sur toutes les lois adoptées par le Parlement canadien, par les Assemblées législatives des provinces et par l'Assemblée nationale du Québec y compris la Charte des droits et libertés de la personne, tous les citoyens canadiens deviennent égaux. Égaux selon la conception et l'interprétation de la Cour suprême du Canada. Le modèle est celui de la tolérance; le Canada devenu post national, mais selon un modèle anglo-saxon, reconnait dans l’espace public les croyances et les convictions religieuses personnelles affirmées par tous ses citoyens qui respectent l'ordre public général du Canada. Celui-ci est défini par l'autorité politique suprême du Canada, soit par le pouvoir judiciaire ultimement représenté par les neuf juges de la Cour suprême qui décident selon les termes de la constitution à partir de ''principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit'', interprétés et établis par eux-mêmes
La clause dérogatoire intégrée à la constitution de 1982, à la demande de premiers ministres de l'Ouest canadien, permet de déroger à l'ordre constitutionnel canadien. Elle implique une rupture avec le ''nation building'' canadien auquel la Cour suprême contribue. Cet accroc à la cohérence et à l'uniformité de l'interprétation de la Cour, tout en étant reconnu par la charte elle-même, est dénigré par certains. L'exercice de ce droit serait une manifestation d'intolérance, de fermeture, de racisme et, dans notre cas spécifique, d'islamophobie et d'antisémitisme--- une shoah, non par une einsatzgruppen laurentienne mais par une loi à caractère nazi. Rien de moins.
La question qui se pose est la suivante: ''N'y a-t-il qu'une seule conception de la liberté et, notamment, de la liberté de religion qui soit acceptable eu égard aux normes internationales?'' Les juges minoritaires opposés à la décision de la Cour suprême (R. c. N.S., (2012) 3 R.C.S. 726) favorable au droit d'une femme musulmane à porter le voile (niqab) lors de son témoignage dans un procès public, sont-ils des racistes et des islamophobes? Le sont-ils devenus après le jugement? Les pays anglo-saxons qui adoptent une politique de tolérance envers les minorités savent bien par leur expérience que c'est le détenteur du pouvoir qui fixe les limites de la tolérance. Le minoritaire est toléré, tant qu'il ne met pas en péril les privilèges de la majorité. Quand ces intérêts sont perçus comme menacés, le Pouvoir érige un mur le long du Rio Grande ou déplace ses frontières, hors de son territoire, jusqu’à Calais. De telles décisions qui auraient été scandaleuses de la part d'une minorité qualifiée des termes les plus infamants, deviennent acceptables de la part de pouvoirs prépondérants.
Au Québec, ce sont les Loyalistes (loyaux à la couronne britannique) qui, par la création des Cantons de l'est, ont refusé de cohabiter avec les francophones catholiques et papistes. Au Canada, les Métis de l'Ouest ont été massacrés pour éviter que, dans ce nouveau pays bilingue et biculturel, l'Ontario soit coincée entre deux provinces franco, catho et papistes. (Jean Morissette, Sur la piste d’un Canada errant).
Le Québec, nation et société distincte, qui par une loi sur la laïcité déroge à la politique canadienne, n'est pas de ce fait, ipso facto raciste, islamophobe et antisémite. Il lui appartient d’adopter des normes, des dispositions législatives, qui soient respectueuses des droits fondamentaux comme l’ont fait de nombreux pays qui ont opté pour une forme de laïcité en fonction de leurs intérêts. Alors que la Cour canadienne a adopté un test essentiellement fondé sur la conscience individuelle, la Cour européenne des droits de l’homme a retenu une perspective plus large qui tient compte de l'avantage et de l'intérêt de l'inclusion dans la société d'accueil dans laquelle le nouveau compatriote refera sa vie et celle de ses enfants (AFFAIRE OSMANOGLU ET KOCABAS c. SUISSE). Elle n'est pas pour autant raciste et islamophobe. Pour certains, il n'y aurait que la perspective de la Cour suprême du Canada qui vaille. La discussion est close lorsqu'il n'y a que le dénigrement, la dévalorisation, le mépris et l'insulte qui tiennent lieux d'argument.
D'autres peuvent penser que si le Québec peut adopter, en se prévalant de la clause dérogatoire, une loi sur la laïcité incompatible avec l'interprétation de la liberté de religion adoptée par la Cour suprême, cette loi doit être respectueuse des standards internationaux en matière de respect des droits fondamentaux. La discussion reste ouverte pour la recherche et l'atteinte de cet objectif. Nous sommes passés d’un régime démocratique à un État de droit mais la démocratie existe encore et le demos, le peuple qui n’est pas uniquement porteur des pires excès, peut heureusement encore s’exprimer.
Si les mots ''nation québécoise'' et ''société distincte'' ont un sens, le Québec doit pouvoir manifester le caractère distinctif de la nation qu'il constitue. Ce faisant selon les normes internationales reconnues, il deviendra un Autre tout aussi respectable que tous les Autres.