Vivre la mort

Ces pages sont tirées de « questions ultimes », livre pour lequel Thomas de Koninck a reçu le prix 2012-13 de l'Association canadienne de philosophie.

Ce prix a été annoncé lors de la séance de l'allocution présidentielle du Congrès de l’ACP qui se tenait à l’université de Victoria, en Colombie-Britannique, le 3 juin 2013. L’ouvrage a été qualifié « de petit chef-d'oeuvre de réflexion humaniste sur les grandes questions de la philosophie ».

 

1 - La mort et le visage

 La philosophie s'est tôt définie comme meletê thanatou (Platon, Phédon, 81 a), ce qui signifie « méditer sur » ou « s'exercer à la mort ». Devenue par la suite traditionnelle, cette définition a été à nouveau illustrée à notre époque par des philosophes de génie tels Heidegger, Lévinas et bien d'autres.

 Elle s'avère d'autant plus pertinente de nos jours où nous nous découvrons dans une culture de mort, comme on l'a dit et répété, mais d'une mort évasion plutôt que d'une mort que l'on accepte de préparer avec courage et lucidité, en l'interrogeant, pour ainsi dire. C'est aussi ce qui ressort entre autres de la belle conclusion du livre de Céline Lafontaine, La société postmortelle[1]. Notre monde actuel, si riche en techniques, est taraudé par une grave incapacité de donner un sens à la souffrance et à la mort, de donner, à vrai dire, un sens à la vie humaine elle-même, pour soi-même et pour les générations qui suivent. Une lente agonie lui est intolérable, alors qu'on peut pourtant, à la suite d'Elisabeth Kübler-Ross, par exemple, voir l'agonie comme un processus de croissance et non comme un dépérissement dégradant[2]. La demande d'euthanasie ou de suicide assisté a de bonnes chances de trahir un désir désespéré de fuir l'essentiel. L'évocation de la mort anticipée sert, en pareil cas, à ne pas la penser et à évacuer l'instant suprême. Mourir est-il vraiment cesser de vivre?

L'apport d'Emmanuel Lévinas sur cette question et ce qu'elle implique est particulièrement remarquable. Trois des thèmes majeurs de sa pensée méritent ici d'être relevés, qui s'éclairent réciproquement, soit ceux de la mort, du visage et de la responsabilité pour autrui. Voici, pour commencer, quelques formules-chocs relatives à la mort, qui donnent à penser : « Le suicide est un concept contradictoire. (...) L'angoisse, d'après Heidegger, est l'expérience du néant. N'est-elle pas, au contraire, - si par mort on entend néant -, le fait qu'il est impossible de mourir? » L'angoisse n'est donc pas de mourir, mais bien plutôt de ne pas mourir. « Le maintenant, c'est le fait que je suis maître, maître du possible, maître de saisir le possible. La mort n'est jamais maintenant ». « Spiro-spero. De cette impossibilité d'assumer la mort, Hamlet précisément est un long témoignage. Le néant est impossible. (...) "To be or not to be" est une prise de conscience de cette impossibilité de s'anéantir ». Et je ne peux m'empêcher de citer également cette phrase magnifique : « (...) il me semble parfois que toute la philosophie n'est qu'une méditation de Shakespeare[3] ».

 Lévinas marque en outre avec force le fait que « la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l'instant de l'existence », et qu'il y a dans la douleur et la souffrance une « absence de tout refuge », une « impossibilité de fuir et de reculer ». On y fait l'expérience d'une extrême passivité, une sorte de subir pur. Mais on y découvre en même temps une « proximité de la mort », où « l'inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière; que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire qu'il est en relation avec le mystère[4] ». « Dans cette impossibilité de connaître l'après de ma mort, réside l'essence de l'instant suprême[5] ».

 Lévinas a su mettre admirablement en relief, d'autre part, la dimension éthique des rapports proprement humains; à l'instar de la beauté, répétons-le, la vulnérabilité de l'humain en tant que tel, oblige. Ceci apparaît avant tout dans la saisie du visage humain. Son premier grand ouvrage, Totalité et infini, parle longuement du visage, qui est donné à la vision d'autrui, jamais à soi. Je ne verrai jamais mon propre visage, sinon en des reflets. Notre propre corps est tourné d'emblée vers l'autre.

 Ce « face-à-face » démontre aussi bien qu'autrui est celui ou celle que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction au même que moi. A proprement parler, envisager n'est pas fixer du regard le front, le nez, la bouche, le menton, etc., mais c'est fixer avant tout les yeux, et plus exactement leur centre, la pupille, et ainsi le regard de l'autre, qui est au-delà de la perception. L'accès au visage ne se réduit justement pas à la perception sensible. Le regard y voit un regard invisible qui le voit.

 Or, il y a dans le visage une « pauvreté essentielle ». Il est nu et dénué, exposé et menacé - dépendance qu'on essaie parfois de masquer par des poses ou en tentant de se donner une contenance. Il n'empêche que le visage fasse sens à lui seul. Dans les yeux sans défense de l'autre se lit le commandement « tu ne tueras point », interdiction qui ne rend pas le meurtre impossible, certes, car il s'agit d'une exigence éthique, mais elle explique pourquoi le meurtrier est incapable de regarder sa victime dans les yeux.

   Un thème majeur du dernier grand ouvrage de Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence - titre qui renvoie expressément au passage célèbre du VIe livre de la République (509 b) où Platon déclare que le bien est « au-delà de l'essence » - est celui de la responsabilité pour autrui. Ce thème va de pair avec celui du visage et revêt lui aussi aujourd'hui une pertinence accrue du fait des débats actuels et à venir autour de l'euthanasie et du suicide assisté.

  Comment comprendre cela? La prise de conscience de ma responsabilité première découle de l'analyse du visage. Dès lors qu'autrui me regarde au sens que je viens de décrire, j'en suis responsable; bien plus, « la responsabilité est initialement un pour autrui[6] ». La relation entre nous est même asymétrique : « Au départ peu m'importe ce qu'autrui est à mon égard, c'est son affaire à lui; pour moi, il est avant tout celui dont je suis responsable[7] ». C'est à partir du visage, de ma responsabilité pour autrui, qu'apparaît la justice, ou mieux l'équité - chaque autrui étant unique - et que se révèle, plus profondément encore, « la sagesse de l'amour ».

 Être responsable, le mot l'indique, c'est répondre de, mais c'est d'abord répondre à. Je suis obligé de répondre à l'appel du visage de l'autre, à son autorité, à sa commande, tout particulièrement à travers la souffrance. Nous voilà donc reconduits à la question du mourir.

 « Mourir dans la dignité » n'a rien à voir avec une dignité d'apparat dans laquelle on se draperait pour la galerie, comme au théâtre. Il s'agit au contraire de pouvoir faire sienne sa mort, la vivre dans le respect de sa dignité proprement humaine de femme ou d'homme libre.

   La fable de La Fontaine, La mort et le bûcheron, reprise d'Esope, décrit un malheureux qui appelle « la mort à son secours », mais qui n'en veut plus du tout aussitôt qu'elle se montre : « (...) plutôt souffrir que mourir », sera son dernier mot. Le mémoire sur l'euthanasie et le suicide assisté présenté par un groupe de médecins au Collège des médecins du Québec, le 27 août 2009, va dans le même sens; on y lit : « La pratique de la médecine nous enseigne que les patients qui expriment le désir de mourir le font le plus souvent parce qu'ils ont besoin de réconfort, qu'ils sont déprimés, ou que leurs symptômes ou leurs douleurs ne sont pas bien contrôlés. (...) Les patients qui demandent à mourir changent aussi souvent d'idée avec le temps[8] ».

  Il ne faut pas craindre de reconnaître aux mots leur sens exact. Euthanasier, c'est donner la mort. Le suicide assisté, comme le suicide tout court, est un homicide. En se tuant, seul ou se faisant aider, on tue un être humain. La demande d'euthanasie sous l'empire de la douleur et de la souffrance est un appel à la responsabilité pour autrui, justement, qui impose d'interpréter le vrai sens de cette demande. Je crois qu'on peut voir ici toute la portée de la remarque suivante de Lévinas, en parfaite cohésion avec les précédentes : « L'épreuve suprême de la liberté - n'est pas la mort, mais la souffrance[9] ». C'est à cette épreuve de la souffrance que médecins, infirmières ou infirmiers et toute personne humaine concernée ont à répondre en réalité. Il y a euthanasie, répétons-le, lorsqu'on a l'intention de mettre fin à la vie. Il est admis depuis longtemps qu'il n'y a pas euthanasie lorsqu'on a l'intention de soulager les souffrances d'une personne malade en phase terminale, même si, comme effet secondaire, l'administration de médicaments peut en accélérer la mort. Les propos cités de Lévinas sur le visage et la souffrance ne contredisent pas cela, tout au contraire.

 Un grand absent des débats autour de l'euthanasie me semble être la conscience. On fait remarquer à juste titre que nul ne peut imposer ses croyances aux autres. En déduire cependant, comme on le tente parfois, que nous devons dès lors accepter de donner la mort à quelqu'un qui nous le demande, même si nos convictions ne sont pas les siennes, est un raisonnement fallacieux, car il vaut en sens inverse. L'autre n'a pas non plus à m'imposer ses convictions. Si je fais le geste de donner la mort, c'est moi qui aurai posé le geste et c'est de ce geste que je devrai répondre devant ma propre conscience. Sa conscience ne saurait tenir lieu d'alibi.

 Ma responsabilité pour autrui atteint son point culminant devant sa mort, ce dernier acte de la vie humaine qui appartient à l'ensemble de celle-ci et détermine tout ce qui a précédé, en bien ou en mal. De sorte qu'on ne devrait jamais empêcher qui que ce soit de le vivre aussi librement que possible, et qu'on doit au contraire favoriser du mieux que l'on peut l'exercice de cette liberté. La douleur peut avoir des effets aliénants, on le sait. En atténuant les souffrances sans toutefois rendre inconscient, les soins appropriés peuvent procurer une détente psychique et organique propice à une meilleure présence à soi (et aux autres) en cet instant crucial. Comme l'a excellemment marqué Tolstoï dans La mort d'Ivan Illich, l'importance de cet instant est en effet « définitive ». Car il s'agit de l'instant où l'on peut tout « corriger », tout accepter et se réconcilier, ou tout rejeter, selon le cas; l'instant de la toute dernière chance de reconnaître, voire donner, en son for intérieur, un sens définitif à sa vie, quoi qu'il paraisse à l'extérieur [10]".

   C'est avec le nazisme que la pratique euthanasique a été réintroduite en Occident : le procès de Nuremberg a révélé que, de 1939 à 1941, les Nazis ont supprimé plus de 70 000 personnes handicapées, schizophrènes, ou autrement atteintes d'une infirmité ou d'une autre, un bon nombre d'entre eux des Allemands, en alléguant que leurs vies étaient « sans valeur ». (À ne pas confondre avec l'inqualifiable génocide de millions de Juifs et de Slaves par les mêmes Nazis, encore qu'il y ait eugénisme dans les deux cas). Il ne faut pas manquer de lire à ce sujet le désormais classique ouvrage de Vivien Spitz sur les médecins nazis, Doctors from Hell, et, par la même occasion, se demander pourquoi, en revanche, le Serment d'Hippocrate est si clairement opposé à l'euthanasie : « Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y recourir ».

Il faudrait être bien naïf pour ne point entrevoir les abus auxquels une légalisation de l'euthanasie donne lieu. Quelle belle façon de se débarrasser de quelqu'un. afin d'accélérer un héritage, par exemple, que de prétendre qu'il ou elle nous a supplié de faire le beau geste humanitaire de soulager sa souffrance en l'euthanasiant - d'autant plus désintéressé que ce fut à sa demande expresse! -  Comment ne pas anticiper la pente glissante vers la barbarie où conduit, une fois légalisée, la possibilité d'éliminer en douce, le regard clair, celles et ceux que la faiblesse, la pauvreté, les handicaps, vouent à une vie jugée désormais « sans valeur » par les puissants qui en décideront?

 2 - Le respect des morts

Il importe en outre de se demander pourquoi l'expérience de la mort occupe une place si absolument centrale dans l'histoire de l'humanité. « On pourrait aller jusqu'à dire, écrivait Gadamer, que c'est elle qui a introduit, dans cette histoire, son devenir homme ». L'être humain offre aux siens la sépulture d'une tombe marquée d'un signe. Le grand paléoanthropologue Loren Eiseley déclarait : « Il faut rappeler ce qui a été finalement découvert dans la petite grotte française près de La Chapelle-aux-Saints en 1908. Nous voici à même d'observer à travers des millénaires un spectacle très émouvant. Car ces hommes aux cerveaux prisonniers d'un crâne présageant le singe, ces hommes dont des savants avaient soutenu qu'ils ne sauraient posséder de pensées au-delà de celles de la brute, avaient enseveli leurs morts dans la douleur. (...) Tel est le geste humain par lequel nous reconnaissons un homme, même si c'est sous un front rappelant celui du singe qu'il nous considère »

 

[11].

  On a par la suite déployé, tout au long de l'histoire, un faste infini en l'honneur des morts, en cérémonies et en ornements, en de splendides œuvres d'art vues à l'origine comme autant d'offrandes. « Cette pratique, ajoute Gadamer, confère à l'homme un statut unique, elle le distingue des autres êtres vivants au même titre que la possession du langage, à moins que ce ne soit d'une manière plus originelle encore ». Gadamer observe en outre que les liens avec la religion « resurgissent à la vue de cet événement qu'est toute mort ». Même « à une époque où l'athéisme se développe à l'échelle des masses, les incroyants et ceux qui, à la vérité, sont totalement sécularisés maintiennent ces formes de culte. (...) Même dans les pays athées, la coutume chrétienne ou celle d'autres religions est tolérée à côté de la célébration des morts instituée par le politique et le séculier [12]».

Il est paradoxal, disions-nous, que la dignité humaine apparaisse le plus clairement dans l'épreuve, voire le malheur, comme le manifeste déjà la poésie tragique de Sophocle[13].

 De même, pour Schopenhauer, disions-nous encore, « Chaque tragédie réclame une existence tout autre, un monde différent, dont nous ne pouvons jamais acquérir qu'une connaissance indirecte, par ce sentiment même qui est provoqué en nous » [14].

 Or, on retrouve cette même constatation dans toutes les sagesses, comme nous l'avons vu plus haut, dans notre premier chapitre, où nous avons pu entrevoir à quel point on semble partout pressentir que c'est dans le dénuement que l'humain se révèle le plus clairement et qu'il impose aux consciences sa noblesse propre - celle de son être, non de quelque avoir.


 Eugène Minkowski faisait remarquer avec justesse qu' « on se découvre devant un mort, on devient grave et, dans une attitude méditative, on se penche sur la fin d'une vie, non pas de la vie tout court, mais justement d'une vie. La mort fait surgir la notion d'une vie; elle le fait en mettant fin à cette vie (...). En présence de la mort, je vois toujours toute une vie se dresser devant mes yeux, et cela même quand j'ignore tout de celui à l'existence duquel elle vient de mettre fin. (...) La mort est un phénomène essentiellement individuel, non parce qu'elle ne frappe que des individus, mais parce qu'elle vient parachever la notion de l'individu ».

  Voilà qui fait naître un premier ordre de questions. Répétons-le, d'où vient au juste la dignité ainsi reconnue au pauvre ou à l'infirme, au malade et au mourant, à celle ou celui qui n'a rien, voire, diront certains, qui n'est rien? D'où viennent ces manifestations diverses d'un respect profond des morts qui semblent caractériser toutes les civilisations, au point d'en marquer la naissance même? La profanation des sépultures est pour toute personne civilisée un acte révoltant, impie, barbare. Pourquoi donc?

 



[1] Céline Lafontaine, La société postmortelle, Paris, Seuil, 2008, p. 223-226.

 

[2] Cf. Elisabeth Kübler-Ross, La mort, dernière étape de la croissance, Montréal, Éditions Québec Amériue, 1977.

[3] Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Presses universitaires des France, Coll. «Quadrige» p.29, 59,60,61

[4] Ibid., p. 55-56

[5] Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, La Haye, Marùnus Nijhoff, 1971, p. 211.

 

[6] Emmanuel Lévinas, Ethique et infini. Entretiens avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 102

[7] Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-l'autre, Paris, Grasset, 1991, p. 123.

[8] Joseph Ayoub, André Bourque, Catherine Ferrier, François 1 ehmann,José Morais, Non à l'euthanasie et au suicide assisté. Aucune condition particulière ne les justifie. Mémoire présenté au Collège des médecins du Québec, Québec, 27 août 2009, p. 6

[9]Totalité et infini, p. 216

[10] Cf. Léon Tolstoï, La mort d'Ivan Ilitch, dans Œuvres complètes, tome XX\H, Paris, Stock, 1912, p. 102-105; cf., dans une autre traduction, La mort d'Ivan Ilitch. Nouvelles et récits (1851-1885), Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 393-395

[11] Hans-Georg Gadamer, Philosophie de la santé, trad. Marianne Dautrey, Paris, Editions Grasset & Fasquelle et Éditions Mollat, 1998, p. 72; Loren Eiseley, The Firmamenl of Time, New York, Atheneum, 1962, p. 112-113

[12] Gadamer, loc. cit., p. 72-73, 75-76.

[13] A. J. Festugière, De l'essence de la tragédie grecque, Paris, Aubier-Montaigne, 1969,

p. 22-23.

[14] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Supplément

au livre troisième, chapitre XXXVII, trad. A. Burdeau revue et corrigée par Richard Roos, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 1171




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