Valeur de la musique instrumentale

Anton Rubinstein

L’ouvrage prend la forme d’une entretien avec une certaine dame, venu voir l’auteur : « Mme de ***, m’ayant honoré d’une visite à ma villa de Peterhof, exprima le désir, après les compliments d’usage, de visiter ma demeure. Dans la salle de musique, elle remarqua sur les murs les bustes de Bach, de Beethoven, de Schubert, de Chopin et de Glinka… » 

Pour l'auteur, la musique instrumentale est supérieure à la musique vocale (opéra).

-- Alors, vous êtes en opposition avec les idées modernes, d’après lesquelles la musique vocale est la plus haute expression de l’art musical.

-- Oui, je suis en opposition avec ces idées : 1) parce que la voix humaine limite la mélodie, ce que ne fait pas l’instrument et ce qui est une contrainte pour les libres expansions de l’âme, joie ou douleur; 2) parce que les paroles, fussent-elles des plus belles, ne peuvent exprimer tous les sentiments qui emplissent l’âme, ce qu’on a appelé très justement « l’inexprimable »; 3) parce que, dans la joie la plus vive comme dans la douleur la plus profonde, l’homme entend chanter en lui-même une mélodie, à laquelle il ne pourrait ni ne voudrait adapter de paroles; 4) parce que jamais, dans aucun opéra, on n’a entendu et on n’entendra le tragique que nous trouvons, par exemple, dans la seconde partie du trio en ré majeur de Beethoven, ou dans ses sonates op. 106, seconde partie, et op. 110, troisième partie, ou dans ses quatuors pour instruments à cordes, dans les adagions en fa majeur, en mi majeur et fa mineur, ou dans le prélude en mi bémol mineur du « clavecin bien tempéré » de Bach, ou dans le prélude en mi mineur de Chopin, etc., etc. De même, aucun Requiem, même celui de Mozart (à l’exception du Confutatis lacrimosa), ne produit cette impression poignante que donne la seconde partie de la Symphonie héroïque de Beethoven, qui est à elle seule tout un Requiem. Je ne vous dissimulerai pas que, pour moi, l’ouverture de Léonore no 3 et l’introduction du deuxième acte de Fidelio expriment ce drame avec plus d’intensité que le reste de l’opéra tout entier.

Antoine Rubinstein, La musique et ses représentants. Entretien sur la musique. Traduction du russe par Michel Delines. Paris, Heugel, 1892.
 




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