Quand je serai riche !…

Pierre-Jean Dessertine

Où l'on s'appuie sur cette exclamation rêveuse de nos aïeux asservis au labeur, pour une brève réflexion sur nos valeurs.

N’oublions pas d’où nous venons ! N’oublions pas ceux qui nous ont fait être, et qui pensaient, au seuil de leur mort, à ce qui se poursuivrait sur terre après eux, à ce que serait la vie des enfants de leurs petits-enfants, et après.
Car eux – je pense aux ancêtres de l’immense majorité d’entre nous, nous qui disposons de l’électricité à demeure, de modes de déplacement motorisés, d’un ordinateur, de machines à laver, et de bien d’autres aides techniques qui nous permettent aisément de pourvoir aux nécessités de la vie – menaient une vie de nécessiteux.
Et nous sommes les rejetons, pas très lointains, de ces nécessiteux. Vivre une vie de nécessiteux c’est engager la quasi totalité de son énergie vitale à pourvoir aux nécessités de l’entretien de sa vie et de celle de ses proches en incapacité de le faire eux-mêmes.
Vivre est pour le nécessiteux d’abord une souffrance du corps, lequel est asservi au labeur physique qui non seulement l’installe dans la fatigue, mais le déforme par ses taches répétitives. Mais le nécessiteux vit essentiellement une souffrance morale : voyant sa vie happée par les activités vouées à son entretien, il se sait humainement amputé. Il sent que sa vie d’être humain lui échappe. Il rêve d’être libéré du joug de la nécessité pour vivre enfin humainement.
Et il rêve d’abondance – « Quand je serai riche !… », et ses yeux pétillent de la vision de la vie véritable, celle qui lui laisse le loisir de devenir ce qu’il est, c’est-à-dire autre qu’un laborieux sans fin – être enfin quelqu’un qui peut faire valoir ses qualités singulières qu’il a toujours dû mettre sous le boisseau.
Je nous en prie, ne méprisons pas ce rêve « Quand je serai riche !… », car il s’adressait aussi à nous. Notre arrière-grand-père ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur la possibilité qu’il devienne riche. Mais il se disait que, peut-être, les enfants de ses petits-enfants – un peu de lui-même – pourraient connaître l’abondance. Que le sacrifice de sa vie humaine, avec ce qu’il aurait peut-être réussi à établir comme petit capital familial, y aurait contribué.
Or nous, humains de la civilisation occidentale, sommes riches ! Nous avons aujourd’hui cette abondance dont il avait rêvé.
Mais il semble que nous ne le sachions pas.
Tout indique que les humains de la modernité tardive des sociétés occidentales continuent à vivre comme des nécessiteux. Car n’est-ce pas la condition propre du nécessiteux que de voir sa vie absorbée par les activités de travail et de consommation ?
Qu’est-ce qu’une vie de travailleur-consommateur ? Une vie où l’on sacrifie le sens de son activité pour satisfaire ses besoins. Une vie donc en laquelle ce que l’on fait ne fait pas valoir ce que l’on est parce que cela doit prioritairement permettre d’acquérir les biens consommables dont on a besoin.
Juste ce dont nos aïeux rêvaient de se libérer quand ils pensaient « Quand je serai riche !… »
Mais cette libération reste indéfiniment en attente. Car nous avons toujours « besoin » d’un nouveau téléphone, d’une nouvelle voiture, etc. Et cela nous est nécessaire au point que nous sommes prêts à sacrifier la plus grande part de notre temps de vie active pour nous donner les moyens de satisfaire ces « besoins ».
Nous possédons beaucoup de biens. Nous pouvons être confrontés à un engorgement de biens matériels quasiment insoluble à gérer. Et pourtant nous ne nous considérons pas dans l’abondance. Nous ne nous pensons pas comme riches. Notre conscience reste polarisée sur ce qui nous manque. Nous avons toujours besoin d’autre chose.
Pour éclairer cette généralisation paradoxale du profil économique de travailleur-consommateur en société d’abondance, on peut soupçonner que les mots « riche » et « besoin » ont désormais dérivés assez loin de ce qu’ils signifiaient pour nos aïeux.
Être riche, dans notre société, c’est autant posséder que ceux que nous considérons comme riches, et cela s’évalue toujours numériquement en quantité d’argent. Or le riche c’est toujours celui qui possède plus que soi. Et il y a toujours quelqu’un plus riche que soi pour indiquer l’idéal de richesse. Donc on n’est jamais assez riche !
Mais le plus riche du monde, lui, est vraiment riche, objectera-t-on. Non pas ! Car être le plus riche n’est pas un état stable, c’est une conjoncture provisoire qui est menacée par les prétendants à être encore plus riche, et donc par le risque de devenir le pauvre d’un de ceux-là.
Nul n’est jamais assez riche dans le cadre de notre société moderne. Cela signifie que le désir d’être riche fonctionne comme une passion. Une passion est un désir envahissant et insistant parce qu’il se reconduit de sa satisfaction même, et donc qui n’apporte jamais le contentement. C’est pourquoi le passionné est amené à des comportements excessifs, et socialement nuisibles.
Or notre aïeul qui disait « Quand je serai riche !… » n’était pas mû par une passion d’enrichissement mais par le simple désir de pouvoir enfin vivre humainement. La richesse était pour lui l’accès à un état apaisé, stable, en lequel, la satisfaction des besoins nécessaires à l’entretien de la vie étant aisément assurée, il aurait la disponibilité pour faire valoir ses qualités humaines propres.
Donc du côté contemporain, la richesse est une passion relative à autrui qui met dans une compétition sans fin pour la possession et l’étalage de biens, et qui implique le travail et la consommation.
Du côté du rêve populaire ancestral, la richesse est un état de libération de la servitude aux besoins d’entretien de la vie qui permet de vivre humainement.
On retrouve cette opposition au niveau ce qui est considéré comme un besoin. D’une manière générale le besoin est un sentiment qui porte l’exigence incontournable d’agir pour obtenir satisfaction. Le modèle du besoin est le besoin vital – boire, manger, dormir, se protéger des intempéries, etc. Et c’est bien de l’asservissement aux besoins vitaux dont voulaient se libérer – nous libérer – nos aïeux. Il ne faut pas oublier que la satisfaction des besoins était devenue une servitude ordinaire essentiellement du fait de phénomènes de pouvoir social, tels les diverses redevances dues au seigneur, au roi, et l’accaparement des terres par les nobles. C’est pourquoi la rationalisation du rêve « Quand je serai riche !… » passait souvent par l’organisation de mouvements collectifs de contestation sociale.
Mais en ce qui concerne la condition contemporaine de travailleur-consommateur, c’est la passion d’enrichissement qui se vit comme besoin. Quel est le besoin fondamental de ce profil humain ? Le besoin qui conditionne tous les autres ? C’est le besoin d’argent !
Or, l’argent ne nourrit pas, n’habille pas, ne satisfait en rien par lui-même. Il satisfait en ce qu’il permet d’acheter des biens. Or quels biens achète-t-on pour satisfaire ses besoins ?
Le besoin vital le plus régulier, le plus prégnant, est le besoin de se nourrir. Aujourd’hui on consacre de moins en mois d’argent à l’alimentation – 1/5 du budget actuellement alors que c’était 1/3 dans les années soixante. Or, sur ces 1/5 une part significative est gaspillée (1/9 de la nourriture produite est jetée non consommée par les ménages). Si l’on prend en compte ce que l’on utilise pour se loger (environ 1/5 d’un budget), on s’aperçoit que c’est une majorité des achats qui sont consacrés à satisfaire des « besoins » qui ne sont pas vitaux (cet aperçu général occulte les différences de revenus : la part consacrée à la nourriture et au logement est plus importante pour les revenus inférieurs, et la part de ceux qui ne peuvent pas se payer un logement – plus de 0,2% de la population française – n’est pas négligeable).
Ainsi l’argent de l’enrichissement de nos sociétés contemporaines est majoritairement consacré à satisfaire des besoins superfétatoires, qui manifestent de fausses nécessités – des nécessités non pas naturelles, mais culturelles, en ce qu’elles sont liées à l’organisation de la société pour la circulation des marchandises, laquelle capte à cet effet l’énergie des individus dans les activités complémentaires de travailleurs et de consommateurs.
Ce qui est confirmé par l’orientation de l’opinion commune concernant la hiérarchie des biens. Celle-ci porte un intérêt assez marginal aux risques ou dommages sanitaires liés à la qualité de l’air ou de l’eau, vecteurs des diverses pollutions industrielles, et causes d’une part importante, mais qu’on n’a même pas la volonté d’élucider, de décès prématurés, en particulier par cancers, alors qu’elle exprime catégoriquement son besoin de biens superflus à l’entretien de la vie : « J’ai besoin d’un nouveau smartphone, d’un nouveau véhicule, de changer mon salon, … »
Or, comme nous l’avons montré dans notre Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? – chapitre 10 : La passion comme mode besogneux du désir – le mécanisme de la passion est de rabattre le désir dans la forme du besoin. Ce qui veut dire que ces faux besoins des humains de la modernité sont vécus comme de vraies nécessités parce qu’ils procèdent de passions. Ce sont les passions sociales que Kant résumait dans la trilogie cupidité, domination et gloire, et que notre société marchande condense dans la passion pour gagner plus d’argent.
Alors que c’étaient leurs simples besoins vitaux qui mettaient nos ancêtres dans la condition de nécessiteux, c’est essentiellement la compétition sociale pour l’argent qui fait que nos contemporains ont leur vie bridée comme s’ils étaient des nécessiteux.
 
* * *
 
Telle est la remarquable « performance » de la modernité pilotée par les intérêts marchands (ce qu’on a longtemps appelé « la bourgeoisie ») : maintenir le peuple dans l’état de nécessiteux, alors même qu’il l’immerge dans une abondance de biens.
« Performance » entre guillemets, car elle ne saurait être motif de fierté. Il a fallu la plus grande violence contre la vision humaine de la richesse par nos aïeux pour en arriver là – en France, la répression de la Commune au printemps 1871 en a été le point d’orgue.
Le résultat en est que nous sommes riches d’une manière juste inverse du rêve de nos aïeux. Ils voulaient enfin vivre humainement. Nous pataugeons plus que jamais dans la mare de l’animalité : n’est-ce pas le propre de l’animal d’avoir son horizon de vie borné par ses besoins ? Hannah Arendt remarquait ainsi que l’homme qui travaille « n'est, en effet, qu'une espèce, la plus haute si l'on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre », mais pour laquelle encore « l'emploi du mot “ animal ” (…) est pleinement justifié. » (La condition de l'homme moderne, Agora – 1983, chap. III – Le travail)
Ceci a sa plus grave conséquence dans la démesure des humains de la modernité. La démesure est l’absence de capacité de limiter soi-même ses comportements conformément à ce que nous indique la raison.
Puisqu’on n’en a jamais fini de courir après l’enrichissement, on n’en a jamais fini de produire toujours plus de biens, d’inventer de nouveaux biens, de multiplier et d’accélérer les flux de marchandises, c’est-à-dire d’étendre le domaine du comportement humain dédié au travail et à la consommation. Ce qui amène à un degré d’exploitation de l’environnement naturel qui épuise la planète.
Au moment où se laissent entendre les premiers craquements annonçant de grands effondrements dans la biosphère en laquelle repose notre vie, il est bon de renouer avec le rêve que notre aïeul a jeté dans l’avenir à notre intention : « Quand je serai riche !… »

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