L'humain à flux tendu

Pierre-Jean Dessertine

L'abord temporel n'apporterait-il pas la meilleure compréhension du mal-être de l'homme contemporain ?

 « … nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient. »
Pascal, Pensées Br. 172 (1669)


Gare TGV France 2014 

Le problème récurrent est celui-ci : pourquoi vivons-nous si mal dans l’abondance, alors même que l’abondance a toujours été le rêve de nos aïeux pour pouvoir enfin bien vivre (je me place ici du point de vue du peuple, autrement dit de l’immense majorité) ?

Pour éclairer cette question, il est intéressant d’approfondir le phénomène particulier du mal-être délibérément créé par l’organisation spatiale des nouvelles gares TGV.

Pour résumer, on peut dire que ces nouvelles gares ne sont plus construites et organisées pour nous accueillir, mais pour nous mettre dans l’attente de la consommation d’un bien (ici un service de transport).

On imagine aisément un cadre supérieur, diplômé tout ce qu’il faut, auquel on a assigné la mission – dont la valeur lui parut incontestable – de réduire par tous les moyens le temps d’attente des usagers. On peut même aussi imaginer qu’il lui a été suggéré : « Et si vous supprimiez l’espace dédié à la salle d’attente, et même, pourquoi pas le traditionnel buffet de la gare ? Un restaurant VIP à l’extérieur [on en a construit un à cent mètres de la gare Aix TGV] ne suffirait-il pas ? Nous aurions un endroit tranquille et confortable [comprendre : loin de la promiscuité populaire] lors de nos missions sur place ! » Et ce haut cadre-diplômé-tout-ce-qu’il-faut aurait eu un frisson d’aise en se voyant l’agent de tant d’audace pour faire avancer la société sur la voie du progrès.

Il faut essayer de comprendre notre cadre décideur avant de le juger, et pour cela mettre à jour les préjugés qui lui ont permis d’investir la réduction du temps d’attente en gare comme un bien incontestable. De fait, toute attente est un mal parce qu’elle est, comme disait Épicure, « un trouble de l’âme ». Celui qui attend est en effet celui qui est dans l’insatisfaction du présent.

Mais, pour autant, les voyageurs en gare avec leur billet restent-ils sans répit dans l’attente de leur train ? Bien sûr que non ! Certes, la gare est utile pour prendre son train, mais elle peut être intéressante de bien d’autres manières : on peut y faire des rencontres, y retrouver une certaine atmosphère conviviale, y trouver matière à contempler les manifestations hasardeuses de l’éternelle comédie humaine, etc.

Autrement dit, le voyageur n’a pas besoin du technocrate de la Société des chemins de fer pour réduire son temps d’attente. Il sait très bien le réduire tout seul, et de manière très positive : par de multiples intérêts, il met entre parenthèses l’utilité de monter dans son train. Certes, du coup il peut « rater » son train. Mais justement l’aléatoire introduit par cette compétition intérieure des intérêts est le signe d’une existence vraiment humaine ; elle fait que le voyage en train est une aventure et non pas simplement un mouvement mécanique.

Le véritable préjugé du technocrate décideur est donc que le voyageur ne peut qu’attendre son train. Et ce préjugé lui vient du milieu idéologique dans lequel il s’est formé. C’est celui de la théorie économique de l’industrialisation (ce qu’on appelle l’« économie politique »). Et l’homme de cette théorie est un homme de besoin : il ne peut être que dans un rapport de nécessité avec le bien qu’il convoite et ne saurait être en repos tant qu’il ne l’a pas obtenu. Cette conception moderne de l’économie – et ses alternatives – est examinée dans mon article Du grand silence de l’économie bavarde. Il ne saurait donc y avoir, de ce point de vue, d’homme disponible dans une gare. Car pour l’idéologie économique dominante un tel homme ne peut qu’être affligé d’un indice négatif : c’est un homme qui perd son temps.

Et c’est bien sur ce problème de temps qu’il faut porter son attention pour y voir plus clair dans le mal-être de l’homme contemporain en situation d’abondance.

Le temps de l’homme de l’économie contemporaine est censé être entièrement occupé par le succession cyclique du travail et de la consommation. Travail vécu dans la contrainte parce qu’il est essentiellement moyen d’acquérir de la valeur d’échange ; et consommation qui représente le moment de la jouissance par la dépense de cette valeur d’échange. Certes, au long des décennies, depuis le début de la révolution industrielle il y a deux siècles, le temps de travail a globalement régressé ; mais finalement l’homo œconomicus rêvé par le marchand a progressé car le temps de non travail est toujours plus sous contrôle de la logique économique : il est de plus en plus accaparé par les consommations que ce soit dans les loisirs, par le shopping, ou même jusque dans le repos et le sommeil (neuroleptiques).

Notons qu’en tout ce temps de travail/consommation l’homme ne s’appartient pas lui-même. Le travail le rend étranger à son activité présente puisque celle-ci n’est pas accomplie pour son propre produit mais pour la valeur d’échange (tel le salaire) qu’elle permettra d’obtenir. La consommation engendre une modification physiologique satisfaisante – le plaisir – laquelle apporte un moment de jouissance qui peut être décrit comme extase, c’est-à-dire sortie hors de soi-même (ex-stase – la jouissance correspond effectivement à un certain effacement de la conscience de soi et du monde).

Plus que jamais, les hommes du XXI° siècle peuvent dire avec Pascal (voir citation en exergue) que « nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres » alors que nous négligeons le « seul qui nous appartient » qui est le présent. Car, aussi bien dans l’attente d’une consommation que dans sa jouissance, les hommes s’absentent du présent. Nous disons bien « présent » qui tout autant signifie « cadeau ». Le présent est un cadeau. Tout simplement parce qu’une vie pleinement humaine doit être pensée comme une vie en laquelle l’individu est disponible pour recevoir ce qui lui apporte le présent.

Ceci n’est pas seulement une belle idée mais renvoie à des situations concrètes :

  • La disponibilité au présent se manifeste le plus souvent par le sentiment d’étonnement. Il faut donner à ce sentiment une portée très large. Il y a étonnement chaque fois que la réalité nous surprend de telle sorte que nous sommes stimulés à mieux la connaître. Et, si l’on fait attention, tant de choses peuvent nous surprendre ainsi, c’est-à-dire nous étonner ! Et d’abord autrui car « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en n’est pas de plus grandes que l’homme. » Sophocle, Antigone (IV° siècle av. J.-C.) Dans le monde économique contemporain, l’individu n’est pas censé s’étonner. Il est censé être surpris – c’est un ressort essentiel de la publicité – mais c’est la surprise de se savoir possesseur d’un besoin qui le met en chasse d’un produit de consommation et donc qui l’évacue de l’attention au présent.
  • La création implique aussi une disponibilité au présent. Par création on entend la production d’une œuvre originale qui exprime la personnalité de son créateur. Le domaine de la création est celui de l’art et de l’artisanat qui de ce point de vue sont inséparables. Or le créateur est celui qui ne réduit pas son œuvre à la réalisation d’un plan prédéfini, il invente au fur et à mesure en tirant parti des opportunités que révèle le matériau se transformant sous son action. Ainsi « Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. » Alain, Système des beaux-arts (1926) Le mode de production promu par l’économie moderne – l’industrie – qui fournit de façon mécanique un nombre indéfini d’exemplaires identiques d'un bien, exclut une telle création.
  • La contemplation est une autre occurrence de cette disponibilité au présent. L’artiste/artisan prend le temps de contempler son œuvre achevée. Ce temps de contemplation est bien différent d’un exercice d’autosatisfaction ; il est un moment de satisfaction proprement humaine, comme une extension de soi par la pensée du petit surplus de valeur du monde acquis par l’exercice de ses facultés. D’ailleurs la contemplation a vocation à se partager : on contemple l’œuvre d’autrui, artiste ou artisan – « C’est le pain de Untel ! », et ce pain est un instant contemplé avant d’être consommé. On peut contempler aussi un phénomène naturel. Toujours la contemplation est le temps de pause où l’esprit s’amplifie de l’expression d’une valorisation du monde. Dans une vie de travail/consommation, la contemplation n’a pas lieu d’être.

  • Au bout de cette analyse, on comprend que la pratique du flux tendu – jamais d’actifs économiques dormant – n’est que l’organisation de la vie sociale de telle sorte qu’il n’y ait plus de temps « perdu » à s’étonner, créer, contempler, c’est-à-dire à vivre en une temporalité proprement humaine qui est de disponibilité au présent.

    On peut même soupçonner que la nécessité de la suppression des salles d’attente et des buffets de gare était déjà inscrite dans les prémisses de l’économie politique posées par Smith et Ricardo dès la fin du XVIII° siècle, alors même que les gares ferroviaires n’existaient pas encore (mais existaient les « postes aux chevaux »).

    Autrement dit, l’économie politique s’approcherait comme jamais de la plénitude de sa concrétisation en généralisant les techniques de flux tendu dans l’organisation sociale. « Généraliser » consiste ici non pas à simplement étendre ces techniques à l’actif qu’est l’individu humain – c'est déjà fait dans le travail – , mais plutôt à les étendre aux activités humaines en dehors du temps de travail. Car lorsqu’il n’est pas mis au travail, l’humain est toujours, du point de vue marchand, un actif potentiel comme consommateur. Pour le coup la mercatocratie (le pouvoir marchand sur la société) se révèle proprement totalitaire : elle tend à soumettre à sa logique la totalité de la vie des individus

    Mais il est intéressant de remarquer que si aujourd’hui seulement on s’avise de supprimer les salles d’attente et autres buffets dans les lieux d’interface de transport, ce ne peut être qu’en vertu d’une longue résistance de la temporalité proprement humaine – s’étonner, créer, contempler – au temps d’élision du présent de la logique économique.

    Longtemps le pouvoir marchand a du transiger. Il lui a fallu accepter, financer, entretenir des espaces publics de libre disponibilité au présent. Mais en induisant des changements culturels en profondeur, bien mis en évidence par Christopher Lasch dans Le complexe de Narcisse (1979), la mercatocratie est parvenue à valoriser un profil humain qui intègre la disponibilité au présent comme relevant de valeurs dépassées.

    Que sont les espaces publics devenus ? Ces espaces où les enfants pouvaient jouer, les générations se rencontrer, les familles se retrouver, etc., simplement dans la disponibilité au présent ? On trouve régulièrement à leur place des parkings et des centres commerciaux. Les espaces publics deviennent aujourd’hui, de manière accélérée, des espaces de passage, traversés rapidement par des individus isolés et indisponibles.

    L’être humain du XXI° siècle est requis à vivre sans répit  comme actif travailleur/consommateur que l'on s'efforce de plier à la logique des flux tendus afin de maximiser les profits marchands. Il vit ainsi dans un temps de travail/consommation qui n’est pas le sien car il ne peut y faire valoir son humanité. De là vient son profond mal-être au milieu de l’abondance de biens dont il peut profiter.

    Mais connaître d’où vient son mal, n’est-ce pas la bonne voie pour en guérir ?

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