L’être, le faire, le pardon, le droit
Dans la grande tradition occidentale, la vertu, la sagesse sont des qualités de l’être. Cet être étant libre, les comportements ne sont pas tous à la même hauteur. L’erreur (errare), la faute (peccare) sont possibles et n’altèrent pas irrémédiablement la qualité de l’être. C’est ainsi qu’il faut interpréter ce mot de Simone Weil : « L’amour n’est pas un état d’âme, mais une orientation de l’âme. » Une façon de dire que l’amour réside dans l’être, ce qui le protège contre les fluctuations du faire… et des humeurs qui appartiennent à la même surface changeante. Mais enlevez la distance entre l’état de l’âme et son orientation, enlevez la seconde dimension, spirituelle, qui crée cette distance et l’amour devient d’une extrême fragilité. Il n’y plus de place pour le pardon, à soi-même d’abord, puis à autrui.
Beaucoup de jeunes ignorent l’importance qu’avaient la confession et le pardon dans la vie de leurs grands-parents. Cette pratique a presque disparu, au Québec du moins, à l’intérieur même de ce qu’il reste de l’Église. Il ne s’agit pas ici de la réhabiliter, mais de l’interpréter en vue d’en tirer un enseignement, applicable sous d’autres formes, pour soutenir la confiance entre les membres de la société.
Au confessionnal, où les fidèles avouaient leurs péchés, le prêtre leur accordait l’absolution, à la condition qu’ils aient le ferme propos de ne plus recommencer. À travers le prêtre, c’est la société tout entière qui leur renouvelait sa confiance. Au regard de la société, l’Église représentait l’être par rapport au faire. Elle envoyait à la société le message suivant : je me porte garante de la qualité de cet être, le pécheur, ne le réduisez donc pas à ce qu’il a fait tant que cet acte n’est qu’occasionnel et non pas une habitude criminelle. C’était l’équivalent d’une présomption d’innocence.
Est-ce qu’on n’est pas tenté aujourd’hui, où la tendance est dans la négation de la seconde dimension, d’identifier le faire à l’être et de considérer comme des crimes irrémissibles ce qui, dans le contexte précédent, apparaissait comme des fautes admissibles au pardon?
Au Québec, c’est un père dominicain, un confesseur donc, Noël Mailloux1, fondateur de l’Institut de psychologie de l’Université de Montréal, qui a jeté les bases de la rééducation des criminels. La rééducation telle qu’il la présente, apparaît comme une modernisation de la confession par l’apport des sciences humaines. La distance entre le faire et l’être y est respectée. L’être est appelé identité humaine,« En effet, si aberrante que puisse paraître sa conduite, le criminel tient par-dessus tout à que l’on reconnaisse qu’il n’a rien perdu de son identité humaine, bref, qu’il est resté un homme comme les autres, c’est-à-dire capable de retrouver sa dignité et de se comporter en être raisonnable. Certes, il n’est que trop conscient que pour en arriver là, il a besoin d’aide; mais rien ne le révolte davantage que de se sentir abordé comme un monstre, un pervers, un fou, un sujet d’expérimentation ou un robot à reconditionner. »2 Un criminel ami m’a dit un jour qu’il aurait préféré être condamné à mort, plutôt que de se faire dire par un juge démagogue qu’il n’était pas un être humain.
Si cela est vrai pour le criminel avéré, quelle doit donc être la souffrance pour celui qui, ayant encore droit à la présomption d’innocence, se voit à jamais réduit à quelques-uns de ses actes. Ne devrait-on pas lui donner la chance de la rééducation avant de le condamner sur la place publique?
Notes
1 http://docplayer.fr/24573449-vol-20-n-1-1999-rencontre-avec-noel-mailloux.html
2 Noël Mailloux, Le criminel, triste méconnu de la criminologie contemporaine, Centre de Recherches des Relations Humaines, Montréal , 1983.