L’être, le faire, le pardon, le droit

Jacques Dufresne

Dans la grande tradition occidentale, la vertu, la sagesse sont des qualités de l’être. Cet être étant libre, les comportements ne sont pas tous à la même hauteur. L’erreur (errare), la faute (peccare) sont possibles et n’altèrent pas irrémédiablement la qualité de l’être. C’est ainsi qu’il faut interpréter ce mot de Simone Weil : « L’amour n’est pas un état d’âme, mais une orientation de l’âme. » Une façon de dire que l’amour réside dans l’être, ce qui le protège contre les fluctuations du faire… et des humeurs qui appartiennent à la même surface changeante. Mais enlevez la distance entre l’état de l’âme et son orientation, enlevez la seconde dimension, spirituelle, qui crée cette distance et l’amour devient d’une extrême fragilité. Il n’y plus de place pour le pardon, à soi-même d’abord, puis à autrui.

Beaucoup de jeunes ignorent l’importance qu’avaient la confession et le pardon dans la vie de leurs grands-parents. Cette pratique a presque disparu, au Québec du moins, à l’intérieur même de ce qu’il reste de l’Église. Il ne s’agit pas ici de la réhabiliter, mais de l’interpréter en vue d’en tirer un enseignement, applicable sous d’autres formes, pour soutenir la confiance entre les membres de la société.

Au confessionnal, où les fidèles avouaient leurs péchés, le prêtre leur accordait l’absolution, à la condition qu’ils aient le ferme propos de ne plus recommencer. À travers le prêtre, c’est la société tout entière qui leur renouvelait sa confiance. Au regard de la société, l’Église représentait l’être par rapport au faire. Elle envoyait à la société le message suivant : je me porte garante de la qualité de cet être, le pécheur, ne le réduisez donc pas à ce qu’il a fait tant que cet acte n’est qu’occasionnel et non pas une habitude criminelle. C’était l’équivalent d’une présomption d’innocence.

Est-ce qu’on n’est pas tenté aujourd’hui, où la tendance est dans la négation de la seconde dimension, d’identifier le faire à l’être et de considérer comme des crimes irrémissibles ce qui, dans le contexte précédent, apparaissait comme des fautes admissibles au pardon?

Au Québec, c’est un père dominicain, un confesseur donc, Noël Mailloux1, fondateur de l’Institut de psychologie de l’Université de Montréal, qui a jeté les bases de la rééducation des criminels. La rééducation telle qu’il la présente, apparaît comme une modernisation de la confession par l’apport des sciences humaines. La distance entre le faire et l’être y est respectée. L’être est appelé identité humaine,« En effet, si aberrante que puisse paraître sa conduite, le criminel tient par-dessus tout à que l’on reconnaisse qu’il n’a rien perdu de son identité humaine, bref, qu’il est resté un homme comme les autres, c’est-à-dire capable de retrouver sa dignité et de se comporter en être raisonnable. Certes, il n’est que trop conscient que pour en arriver là, il a besoin d’aide; mais rien ne le révolte davantage que de se sentir abordé comme un monstre, un pervers, un fou, un sujet d’expérimentation ou un robot à reconditionner. »2 Un criminel ami m’a dit un jour qu’il aurait préféré être condamné à mort, plutôt que de se faire dire par un juge démagogue qu’il n’était pas un être humain.

Si cela est vrai pour le criminel avéré, quelle doit donc être la souffrance pour celui qui, ayant encore droit à la présomption d’innocence, se voit à jamais réduit à quelques-uns de ses actes. Ne devrait-on pas lui donner la chance de la rééducation avant de le condamner sur la place publique?

Notes

1 http://docplayer.fr/24573449-vol-20-n-1-1999-rencontre-avec-noel-mailloux.html
2 Noël Mailloux, Le criminel, triste méconnu de la criminologie contemporaine, Centre de Recherches des Relations Humaines, Montréal , 1983.

À lire également du même auteur

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?