Les finances publiques du Québec : de mal en pis
UNE ANALYSE DU DERNIER DOCUMENT BUDGÉTAIRE DU MINISTRE DES FINANCES
Denis Bédard
(N.B. Le présent texte essaye d’expliquer les difficultés budgétaires que traverse actuellement le gouvernement du Québec. Il comprend beaucoup de données financières et économiques que le lecteur intéressé pourra vérifier en utilisant les références qui sont faites tout au long du texte.)
1- Une révision étonnante du solde budgétaire
Les Québécois et Québécoises doivent commencer à se poser de sérieuses questions sur la capacité de leur gouvernement à gérer les finances du secteur public. Au fil des ans, ils sont devenus les contribuables les plus taxés et les plus endettés au Canada. Après quinze ans, malgré les balises imposées par la Loi sur l’équilibre budgétaire, ils constatent que la dette totale continue d’augmenter et qu’elle est toujours trop élevée par rapport à la capacité de notre économie. Plus récemment, suite à la récession économique de 2008, des mesures exceptionnelles ont été prises pour contrôler les dépenses et accroître les revenus. En prenant ces mesures difficiles, les deux gouvernements qui se sont succédé nous ont assurés que le retour à l’équilibre serait possible en 2013-2014, soit l’année budgétaire en cours.
Au mois de mars 2013, le ministre des Finances nous l’a d’ailleurs confirmé dans un document public sur la situation économique et financière du Québec. Mais voilà qu’à la fin de novembre, il rend publique une mise à jour de la situation financière du gouvernement. On découvre avec étonnement que le solde des opérations budgétaires a été révisé et qu’il sera déficitaire de 2,5 milliards de dollars. L’équilibre tant souhaité pour cette année ne sera en fait atteint que dans deux ans, en 2015-2016. Que s’est-il passé exactement? Est-ce que le nouveau plan financier que le ministre a présenté est plus crédible que le précédent? Ou est-ce que l’équilibre budgétaire sera encore une fois un mirage qui disparaîtra au moment où on pensera s’en approcher?
Pour trouver une réponse à ces questions, nous avons analysé le document dévoilé par le ministère des Finances s’intitulant Le Point sur la situation économique et financière du Québec - automne 2013 (294 pages). On y apprend tout d’abord que la dégradation budgétaire des derniers mois découle d’une révision importante des revenus gouvernementaux dont la hausse initialement prévue à 5,0% ne sera maintenant que de 3,3%. Cet ajustement inattendu est causé par une croissance plus faible du PIB nominal: au lieu d’une hausse de 3,6% prévue en mars dernier, elle ne sera que de 2,1% en 2013, l’écart s’expliquant par une augmentation des prix plus faible que prévue (1,2% au lieu de 2,2%), et par une réévaluation de -0,5% de la croissance économique. Le ministère des Finances défend ses prévisions en soulignant qu’elles se comparent à la moyenne de celles du secteur privé qui les a aussi changées en cours d’année (voir les pages A.12 et B.23 du document).
Ce qui est beaucoup plus difficile à comprendre, c’est que dans la liste des facteurs explicatifs justifiant la révision de 2,5 milliards de dollars des revenus autonomes, on retrouve un estimé de 1,1 milliard pour «la récurrence des écarts de revenus constatés à la fin de 2012-2013» (voir la page A.47 du document). On peut donc en déduire que cette information était connue au début de 2013. Comment se fait-il alors qu’elle n’a pas été incorporée dans le précédent document de mars 2013? Le ministre des Finances a peut-être jugé qu’en période de reprise économique, il pouvait prendre le risque d’en minimiser l’impact sur l’année suivante. Si c’est le cas, il a mal évalué les conséquences sur la conjoncture économique, notamment sur la demande des consommateurs, des mesures de revenus du budget 2009-2010 dont les rendements cumulatifs estimés augmentaient de 3,1 milliards de dollars de mars 2012 à mars 2014 (voir la page A.39 du document). Ce fut une grave erreur car en ne prenant pas des mesures immédiates pour corriger la baisse appréhendée, le ministre des Finances donne maintenant l’impression qu’il a perdu le contrôle de la gestion budgétaire.
2- Un plan financier irréalisable
Et il a de fait perdu le contrôle car à l’analyse, nous nous apercevons que le nouveau cadre financier quinquennal qui vient d’être annoncé pour la période 2013-2014 à 2017-2018 ne sera pas réalisable. En ce qui concerne tout d’abord l’estimation des revenus, il faut supposer que la prévision est probablement correcte car il est difficile de contester le rendement précis des taxes et des impôts quand on ne dispose pas de tout le support technique pour le faire. Nous saurons au cours des douze prochains mois si la prévision tient le coup face à une conjoncture qui demeure incertaine.
La plus grande inconnue du cadre financier concerne plutôt l’évolution des dépenses. Le scénario prévu par le ministre des Finances se déroule de la façon suivante. Tout d’abord, le total des dépenses de programmes pour 2013-2014 va demeurer inchangé, à la condition toutefois que le gouvernement réussisse à diminuer les dépenses de 485 millions de dollars d’ici mars 2014. Par rapport au taux de croissance estimé de 2,5% en 2013-2014, la croissance des dépenses de programmes en 2014-2015 a été fixé à 2,0% mais si on tient compte du financement des nouvelles mesures consenties pour la création d’emploi et la solidarité, le taux ne sera en fait que de seulement 1,5% pour les programmes existants, ce qui est très faible. La croissance a ensuite été maintenue à 2,0% pour les deux années suivantes. À la dernière année du scénario en 2017-2018, les dépenses de programmes reviendraient au taux souhaité à long terme, soit l’équivalent du taux de croissance des revenus qui sera de 3,3%.
Avec ce scénario de croissance des dépenses, les programmes devront implicitement encaisser des coupures de 1,1 milliards de dollars en 2014-2015, de 1,9 milliards en 2015-2016 et possiblement de 3 milliards en 2016-2017 (information déduite des pages A.32 et C.8 du document). Mais ce n’est pas tout car dans le cadre financier consolidé on remarque qu’il y a d’autres compressions à venir, soit 400 millions de dollars en 2014-2015, ensuite 1 milliard en 2015-2016 et 400 millions pour chacune des deux années suivantes (voir la page A.63). Il n’est pas facile de comprendre comment les différentes mesures s’imbriquent les unes aux autres. Il est clair toutefois que tout le choc de la nouvelle stratégie budgétaire devra être absorbé par les dépenses de programmes.
3- Une stratégie improvisée de contrôle des dépenses
Comment le gouvernement réussira-t-il à respecter les limites d’augmentation des dépenses? Le document de novembre 2013 nous explique (voir la page A.37 du document) que «le gouvernement a fait le choix de poursuivre un contrôle rigoureux et responsable des dépenses» en privilégiant trois orientations :
- «un renforcement de la planification des ministères et organismes afin de se doter d’une vision à moyen terme sur le niveau et l’utilisation des ressources disponibles;
- une poursuite de l’amélioration de la qualité et de l’efficience dans la gestion des services publics; …
- une amélioration de la reddition de comptes publique et la sensibilisation des citoyens aux enjeux des finances publiques».
Devant l’ampleur des mesures de compressions qui devront être faites, il est difficile de voir comment cette stratégie va réussir. Tout d’abord, renforcer la planification des ministères, c’est leur demander d’analyser la situation de leur secteur, de faire l’évaluation de leurs programmes et inévitablement de faire valoir les améliorations administratives et financières nécessaires pour arriver à une meilleure performance. L’expérience montre qu’une telle démarche dans un ministère aboutit habituellement à une demande d’ajout de ressources plutôt qu’à une diminution, surtout dans le contexte d’austérité qui prévaut depuis quelques années. Si le but recherché par le gouvernement est de demander aux ministères d’avoir simplement une vision financière à moyen terme sur le niveau de leurs ressources disponibles, on n’appelle pas cela de la planification mais de la prévision. De toute façon, les ministères ne sauront pas comment faire un tel exercice car ils savent seulement d’une année à l’autre qu’elles sont leurs ressources disponibles.
Le deuxième point de la stratégie de contrôle des dépenses concerne la poursuite de l’amélioration de la qualité et de l’efficience en prenant trois moyens qui sont mentionnés dans le document. Les deux premiers sont d’une part le renforcement des mécanismes visant à s’assurer de l’intégrité de la grande fonction publique et des entreprises qui font affaire avec l’État et d’autre part une amélioration des processus notamment en matière de gestion contractuelle. En d’autres mots, il s’agit d’améliorer la gouvernance et les mécanismes d’appel de soumission publique. Dans le contexte des révélations d’abus et de fraudes de la dernière année, c’est quelque chose qui va de soi mais ce n’est pas ce qui va véritablement contribuer à régler l’état de crise des finances publiques. C’est plutôt symbolique que d’autre chose.
Par contre le troisième moyen suggéré est le plus important et le plus intéressant car il vise à financer davantage les organismes publics en fonction des services rendus, tout en tenant compte des ressources disponibles. Mais pour atteindre un tel objectif, il faudra commencer par une réforme complète du processus budgétaire et de la présentation du Livre des crédits afin de faire le lien entre l’utilisation des ressources financières et la production des services. D’autres gouvernements ont réussi à faire une telle réforme mais cela prend des années avant que le processus ne soit rodé et que l’ensemble de l’administration publique travaille dans la même perspective. Cela n’aurait donc aucun impact sur les finances publiques des prochaines années.
Il est important ici de rappeler au gouvernement actuel qu’un autre gouvernement du même parti avait fait voter le 20 mai 2000 par l’Assemblée nationale une nouvelle Loi sur l’administration publique qui avait justement pour but de réformer la gestion des programmes au gouvernement du Québec. Son objectif prioritaire est de promouvoir des services de qualité aux citoyens en misant sur un cadre de gestion axé vers l’atteinte des résultats, sur une plus grande transparence et sur l’imputabilité de l’Administration gouvernementale devant l’Assemblée nationale. C’est une loi qui embrasse en définitive les trois orientations de la stratégie budgétaire que veut de nouveau poursuivre le gouvernement et si après treize ans, on répète encore que ce sont ces mêmes orientations qui devraient être implantées, c’est un signe révélateur de la difficulté des gouvernements à se laisser guider par des principes rigoureux d’administration.
L’approche que le gouvernement veut essayer d’implanter est primordiale pour l’atteinte des objectifs du nouveau cadre financier. Mais tout ce qu’on en sait est décrit sur une demi-page dans un document qui en contient 294. Elle n’est basée sur aucune évaluation des pratiques actuelles de gestion suite à la mise en application de la loi votée en 2000. Cela donne l’impression que le texte sur la gestion et le contrôle a été improvisé à la dernière minute. Le gouvernement ne semble avoir aucune vision et il nous présente finalement un cadre financier qui n’est qu’un cadre comptable.
4- Le retour à l’équilibre budgétaire et la croissance économique
Que le retour à l’équilibre budgétaire soit retardé de deux ans, c’est une proposition qui est assez bien acceptée car cela va permettre à la reprise économique de se poursuivre plus facilement. Une fois que l’équilibre est atteint, les opérations budgétaires sont gérées de façon à rester parfaitement en équilibre. Mais il y a un problème qui se cache derrière cette mécanique budgétaire et dont on ne parle pas. L’équilibre budgétaire dont il est question est en fait l’équilibre du solde budgétaire défini selon la Loi sur l’équilibre budgétaire, c’est-à-dire après le versement des revenus dédiés au Fonds des générations. Ces transferts de revenus ne sont pas de véritables dépenses et il faut les exclure si on veut se placer dans la perspective de la reprise économique. En fait selon le cadre financier (voir la page A.63), le budget sans le Fonds des générations serait presqu’en équilibre en 2014-2015 puisque le déficit ne sera plus que de 454 millions de dollars. On voit ensuite apparaître un surplus de 1,7 milliards de dollars en 2015-2016, de 2,4 milliards en 2016-2017 et de 3,0 milliards en 2017-2018, soit un total de 7,1 milliards pour ces trois années.
On est donc loin de l’équilibre et les surplus annoncés sont de l’épargne forcée qui ira au fonds des générations pour rembourser les déficits passés. Ils vont inévitablement se traduire par une réduction du potentiel de croissance économique via les effets sur la demande des consommateurs et les investissements privés. À cela s’ajoutera une réduction annoncée des investissements du Plan québécois des infrastructures qui passeront de 11,2 milliards de dollars en 2014-2015 à 9,1 et 8,2 milliards au cours des deux années suivantes (voir à la page C.28). Les surplus et la baisse des investissements signifient que la politique budgétaire globale sera très restrictive au cours des prochaines années, ce que le document budgétaire de novembre passe complètement sous silence.
5- Faut-il abroger la Loi sur l’équilibre budgétaire et abolir le Fonds des générations?
Devant la complexité évidente de la mécanique budgétaire actuelle, n’y a-t-il pas lieu de se demander si la Loi sur l’équilibre budgétaire et le Fonds des générations sont vraiment la meilleure façon de gérer les finances publiques du Québec. La question mérite d’être posée car il pourrait y avoir une méthode plus simple et plus efficace de gérer le budget. Sans changer la comptabilité actuelle, l’idée serait de présenter le budget des opérations courantes et le budget des investissements dans un même tableau résumant l’ensemble des opérations financières du gouvernement. Ce tableau permettrait de suivre l’évolution complète de tout le budget, de faire ressortir la totalité des besoins annuels de financement et de mieux saisir l’impact de la politique budgétaire sur l’économie.
On devrait de plus arrêter de faire continuellement référence à la dette relative aux déficits passés et le gouvernement devrait simplement fixer un plafond sur la dette totale qui a continué d’augmenter de façon beaucoup trop rapide au cours des dernières années. Dans un tel modèle, les investissements publics seraient principalement financés par les surplus des opérations courantes, par les fonds internes dégagés par les amortissements des immobilisations passées et par toute autre source de fonds disponibles. L’objectif serait de restreindre le plus possible les emprunts qui auraient pour effet d’accroître le ratio dette totale sur le PIB.
La Loi sur l’équilibre budgétaire devrait donc être abrogée et le Fonds des générations aboli et remplacé par un nouveau Fonds conjoncturel dont le but serait d’aider à financer les opérations courantes en période de récession. Mais quelque soit le modèle, il restera toujours des décisions difficiles à prendre sur les dépenses de programmes, sur ce qu’il faut remettre en question et sur les choix des priorités. Il serait notamment important dans ce contexte de procéder à la réforme du processus budgétaire et de la présentation du budget de dépenses pour faire enfin le lien entre les ressources et les services. La performance des services publics en dépend.
6- Lucidité, patience et rigueur
Il est encore possible de reprendre le contrôle de l’évolution de nos finances publiques mais il faudra d’abord sortir de la boîte dans laquelle nous sommes enfermés. Il faudra ensuite avoir beaucoup de lucidité, de patience et de rigueur pour replacer correctement chaque morceau du système. Faisons-le maintenant avant que la situation ne devienne chaotique.
Denis Bédard Décembre 2013