Les enfants et les algorithmes

Jacques Dufresne

Faut-il forcer la marche des enfants vers les robots, les algorithmes et l’intelligence artificielle comme nos gouvernements s’engagent à le faire ? Puisqu’ils courent déjà spontanément dans cette direction et devancent même les adultes, ne faudrait-il pas les inviter à se tourner vers d’autres destinations ne serait-ce que pour leur éviter de s’étaler plutôt que de s’étager

Mais d’abord qu’est-ce qu’un enfant et qu’est-ce qu’un algorithme? L’enfant est-il un informaticien polymorphe en puissance ?  Si l’on en croit une théorie[1], dont l’universalité a été contestée, mais qui est encore suffisamment accréditée en biologie pour que nous puissions l’utiliser comme métaphore[2], l’enfance serait plutôt une récapitulation de l’histoire de la vie. Depuis l’embryon jusqu’à la raison, l’enfant revivrait, à grande vitesse, les étapes de l’évolution de la vie, laquelle s’étend sur des milliards d’années. Tout commence dans le premier cas dans le liquide amniotique du sein maternel et dans le second cas dans l’eau de mer. Rien n’interdit d’étendre l’analogie au développement psychologique et culturel. À une certaine étape de son développement, l’enfant est animiste comme l’était l’homme primitif. Qui, en toute connaissance de cause, souhaiterait que ce rapport au réel disparaisse complètement. Ne sont-ce pas les traces d’animisme subsistant en nous qui nous permettent d’être ému par un coucher de soleil?

La vitesse est aussi l’un des traits distinctifs de l’algorithme, mot qui désigne « une suite finie et non ambiguë d’opérations ou d'instructions permettant de résoudre une classe de problèmes. » Une recette de cuisine peut être considérée comme un algorithme aussi bien que le calcul intégral, mais comme on emploie surtout ce mot à propos des ordinateurs sous toutes leurs formes, on se demande pourquoi il a remplacé jusque dans le langage courant les mots programme ou logiciel. Parce qu’il fait plus savant? Parce qu’on avait besoin d’un mot nouveau pour désigner des programmes sophistiqués nécessaires pour traiter le big data? Quand Amazon nous propose un livre correspondant à nos intérêts, nous avons en effet l’impression qu’un super-programme est à l’œuvre par comparaison avec les programmes simples de nos vieilles calculatrices.

Au moyen d’un tel mot, on nous incite toutefois à penser que l’opération en cause est aussi d’un niveau supérieur alors qu’elle est seulement plus compliquée, plus englobante et plus rapide. C’est dans ce contexte que le faux usage du mot intelligence[3] s’est répandu plus vite que les grands sophismes équivalents du passé. Fine fleur de la vie, l’intelligence, loin de se réduire à sa dimension logico-mathématique, s’accomplit dans la poésie et dans l’art inspirés.

Plutôt que d’inculquer le mensonge de l’intelligence artificielle aux enfants en les surexposant aux sortilèges des algorithmes, il faudrait leur permettre de découvrir l’aspect véritablement merveilleux de leurs machines en même temps que leur aspect stupide. La merveille c’est par exemple, le fait que le système binaire, présenté par Leibniz comme une imago creationis, combiné avec la logique de Boole et les circuits électriques, a permis de faire des opérations de tri et de calcul à une vitesse proche de celle de la lumière.[4]

Pour mettre en relief l’aspect stupide, je n’hésiterais pas à inscrire la machine théorique du Turing au programme des écoles. Par machine théorique, il faut entendre ici une opération simple, par exemple l’addition de 2 + 3, mais exécutée sur papier à la vitesse du cerveau humain et de la main. Le principal défi à relever consiste à utiliser les mêmes chiffres binaires, 0 et 1, pour entrer tantôt des données, tantôt des instructions. On se rend vite compte alors qu’il s’agit d’une série d’actes stupides, répétitifs, fastidieux que la vitesse d’exécution fera paraître intelligents. A-t-on établi la preuve que la reconnaissance faciale est une opération essentiellement différente? Stupidité constante, mathématiques de plus en plus sophistiquées, vitesse croissante, telle est la formule de l’artificialité réputée intelligente?[5]

L’homme étalé

Et voici le risque que l’on fait courir à l’enfant en le surexposant à cette déferlante numérique : l’homme étalé ! Qu’on me permette cette métaphore pour désigner ce qu’Herbert Marcuse, un philosophe à la mode il y a cinquante ans, appelait d’un terme savant, L’homme unidimensionnel, titre d’un livre qui fut l’une des causes des contestations étudiantes de la décennie 1960 en Occident. Cet homme unidimensionnel se réduit à la strate la plus récente s’étant formée à la surface de son être, réduction dont aperçoit le caractère déshumanisant dans le cadre de la théorie de la récapitulation.

La seconde dimension, nous dit Marcuse, se creuse en nous par je ne sais quelle nostalgie d’une grandeur perdue, dans le sillage de notre soif d’absolu toujours déçue.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

(Paul Valéry, Le cimetière marin)

Ce vide, lieu de toutes les profondeurs et de toutes les libertés, cette distance critique, où s’accroît notre aspiration à l’amour et à la perfection, est aussi un facteur de risque pour nous-mêmes et pour la société. Un besoin de sécurité à la fois intérieur, psychologique, et extérieur, politique, nous incite alors à le combler, voire à l’empêcher de se creuser. Une existence naturellement rythmée, comportant des moments de silence et de solitude nous protège contre cette illusion. Elle devient une tentation irrésistible dans un monde où les sollicitations artificielles sont nombreuses, où, à tout instant, un message publicitaire nous promet le bonheur pour demain cependant qu’une musique ou un spectacle nous persuadent, même dans les cimetières, que nous le possédons déjà. L’extraordinaire, tel voyage, tel achat, devient l’essentiel. Le remplissage tient lieu de plénitude

« Hélas on se prend toujours au désir

Que l’on a d’être heureux malgré la saison » Verlaine

Ce désir qui nous tire en permanence hors de notre seconde dimension, vers la surface de notre être, Marcuse l’associe à une valeur marchande qui ramène tout à son niveau : « L'art, la politique, la religion, la philosophie et le commerce se réduisent à un dénominateur commun : la forme marchande. La musique de l'âme est aussi une musique commerciale. Seules comptent les valeurs d'échange, la vérité ne compte pas. […] Arraché au domaine sublime de l'âme, de l'esprit ou de l’intériorité, l’idéal est traduit en termes et en problèmes opérationnels. » [6]

« L’enfer, c’est de se croire au paradis par erreur. »  Cette pensée de Simone Weil résume bien celle de Marcuse : « Le résultat est alors l'euphorie dans le malheur. Se détendre, s'amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins. De tels besoins ont une fonction et un contenu social qui sont déterminés par des forces extérieures sur lesquelles l'individu n'a pas de contrôle; leur développement et leur satisfaction sont hétéronomes. »[7]

Les nouvelles technologies de la communication et le numérique en général rendent la pertinence de cette analyse encore plus manifeste. Chacun est désormais invité à compléter le message subi par un message voulu consistant à présenter aux autres une image de soi…en train de se conformer au message subi. Il s’agit là d’un renforcement mimétique du conditionnement initial.

L’homme étagé

Mais le bonheur à la portée de la plupart d’entre nous ne consiste-t-il pas à se persuader, et à se repersuader sans cesse qu’on est heureux malgré la saison ? De quel droit alors détourner les gens de cet état ? Il n’y a qu’une raison de le faire : avoir éprouvé soi-même des joies plus profondes, plus autonomes et aimer son prochain et notre lointain au point de désirer lui donner accès à ces joies.

C’est la voie de la sagesse universelle : une invitation à préférer l’homme étagé à l’homme étalé. Le bon sens plaide déjà en faveur de cette invitation. Une dimension ou une habileté acquises dans le passé perdent-elles tous leurs avantages quand survient une invention qui réduit leur utilité ? Faut-il cesser de marcher parce qu’on peut se déplacer en voiture ou en trottinette ?  Renoncer totalement à l’écriture manuscrite, cette danse de la main, parce qu’en tapant sur un clavier comme n’importe quel robot pourrait le faire, on écrit plus vite qu’on ne pense? Brûler l’étape de la méditation parce qu’on peut avaler une drogue permettant d’accéder à l’extase en quelques secondes?

À quoi ressemblerait notre vie si nous ne conservions pas les traces du passé revisité, comme en font foi diverses pratiques actuelles :  Vacances dans des lieux débranchés, camping sauvage, canotage dans les rapides, repas convivial à des tables champêtres, pèlerinage à Compostelle ou à la Mecque, fusion avec les arbres, identification aux animaux… Ne cherchons-nous pas ainsi à consolider les étages menacés d’effondrement de notre édifice intérieur. Terrifié par la rencontre fatale entre l’homme qui descend et le robot qui monte, n’espérons-nous pas la retarder, voire l’éviter en revivant les étapes qui firent de nous des végétaux-animaux raisonnables?

Au lieu de paver la voie vers l’unidimensionnalité en forçant le rythme de l’adaptation au nuage numérique, l’éducation ne devrait-elle pas se fonder désormais sur une conception multidimensionnelle de l’homme, sur l’idée que la personne la plus accomplie est celle qui possède le plus grand nombre de strates, signe de richesse et de profondeur, et qui parvient à les harmoniser, signe d’unité.

Les petits Kikuyus assassinés

Je ne suis pas le premier à le dire, j’espère ne pas être le dernier à le répéter : ne privons pas l’enfant de son enfance.  Ne le sevrons pas prématurément de ses rêveries, de ses contes, de ses légendes, de ses heures sans objectifs, du silence de l’habitat primitif, du chant de ses oiseaux, ni de la terreur de la forêt voisine. Ne le programmons pas avant que l’arbre de sa vie ne se soit formé selon sa logique propre. Donnons-lui l’occasion d’aller à la cueillette et à la pêche comme ses ancêtres, de se blesser dans des jeux de son invention, de voler des pommes chez le voisin, de se baigner dans le ruisseau interdit, d’entendre les berceuses qui creuseront le lit de son âme.

La vie est un risque et un miracle, les enfants l’ont toujours su. Dans La ferme africaine, Karen Blixen raconte la fascination qu'exerçait le coucou de son horloge sur les jeunes pasteurs kikuyus du voisinage. Ignorant la machine, habitués à mesurer le temps en regardant le soleil, ils considéraient l'oiseau des heures comme un être vivant. « Lorsque le coucou sortait de sa retraite, un frémissement de joie parcourait les jeunes pâtres, écrit Karen Blixen, et des rires fusaient, vite étouffés. Il arrivait aussi qu'un tout petit berger, moins soucieux que les grands de ses chèvres, revînt seul de grand matin. Il se tenait devant l'horloge éperdu d'admiration; pour peu qu'elle ne répondît pas à sa muette supplication, il s'adressait à elle en kikuyu et l'implorait amoureusement. Puis gravement il repartait comme il était venu. Mes domestiques riaient de la naïveté des petits pâtres: ''Ils croient, m'expliquaient-ils, que l'oiseau est vivant'' ».

Certes, la plus récente de nos strates nous a éloignés à jamais de cette naïveté, mais ne faut-il pas en conserver une trace, ne serait-ce que pour éviter l’excès dans l’opération inverse, et encore moins justifiée : la réduction de la vie à sa dimension mécanique.

De anima

La seconde dimension, liée au corps et contenant elle-même plusieurs strates, c’est, dans de nombreuses cultures, sinon dans toutes, on a, pendant des millénaires, appelée l’âme. Le mot est tombé en discrédit, passé au folklore, mais avant d’en conclure que des peuples entiers, leurs savants, leurs poètes et leurs philosophes avaient tous sombré, dans ce qui nous apparaît comme une illusion, ne devrions-nous pas nous demander si ce n’est pas la disparition de l’âme en nous qui nous empêche aussi bien de la nommer que de la reconnaître hors de nous : dans nos semblables, dans les autres vivants, dans la Terre et dans l’univers. Si elle a disparu, n’aurions-nous pas intérêt à savoir de quoi elle nous a privés en nous quittant. Et s’il advenait que nous regrettions sa perte, la question de sa renaissance ne devrait-elle pas devenir le cœur de notre pensée et de notre action, la fin de ce que nous appelons éducation ?

Mais qu’est-ce que l’âme ? Principe de vie et étincelle divine. Toutes les définitions et toutes les évocations oscillent entre ces deux pôles. Le principe de vie est le porte-greffe de la semence d’éternité, en d’autres termes, la vie élémentaire est l’humus dont la vie spirituelle a besoin pour s’épanouir.

Pour plusieurs, ce ne seront là que des mots creux. Faut-il leur donner tort? L’âme se montre en effet mieux qu’elle ne se démontre. Elle se devine; nous faisons tous l’expérience plus ou moins explicite de sa présence dans certains êtres rencontrés par hasard, ou chez certains proches.  Elle se montre même dans ces médias dont la mission semble être de conspirer contre elle. Sous son absence apparente, elle continue d’être présente



[1] Dans son livre Generelle Morphologie der Organismen paru en 1866, Ernst Haeckel ( 1834-1919) développa la théorie de la récapitulation aussi appelée la « loi biogénétique fondamentale ». Il s’est inspiré de la théorie de Meckel-Serres en ajoutant des éléments du Darwinisme pour former sa théorie. Le fondement de sa théorie qui utilise les mécanismes de l'hétérochronie et l'hétérotopie est que chaque organisme se développe en passant par les étapes des organismes ancestraux. Par exemple, un oiseau se développerait en passant par tous les phénotypes de ses ancêtres en passant par une forme aquatique invertébrée, une forme de type poisson, une forme de type amphibien, etc. Des centaines de millions d’années d’évolution seraient donc résumés dans l’ontogénie des animaux. Avec l’addition terminale, Haeckel démontre que chaque caractère qui apparait chez un organisme s’ajoute à la fin des étapes développementales des descendants. Deux types d’embryogénies furent créées par Heckel : la cénogenèse, pour expliquer l’ontogénie raccourcie ou falsifiée, et la palingenèse, pour l’embryogénie expliquant parfaitement la phylogenèse6. Haeckel a aussi réalisé plusieurs croquis d’embryons pour illustrer sa théorie. Plusieurs critiquèrent ses dessins en lui reprochant d’avoir exagéré les traits des embryons et d'avoir dessiné des caractères inventés qui permettaient de prouver sa théorie. En 1997, une étude aurait prouvé que Haeckel aurait bel et bien exagéré des similarités entre embryons et qu’il aurait exclu des embryons qui seraient différents. https://fr.wikipedia.org/wiki/th%c3%a9orie_de_la_r%c3%a9capitulation

[2] En dépit des critiques fondées dont elle a été l’objet. Plusieurs biologistes critiquèrent la théorie de Haeckel pendant le xxe siècle. Goebel la remit en question en 1896 en montrant que l'hétérophyllie pouvait être une adaptation aux conditions écologiques. Gavin de Beer écrivit en 1940 que la récapitulation était fausse et qu’elle n’avait jamais lieu. Par contre, Stephen J. Gould a affirmé que la récapitulation se produit assez souvent, mais qu’il ne considère pas la théorie comme une loi, car elle n’est pas assez fréquente. En effet, en observant l’ontogénie de la plupart des organismes, on se rend compte que les phases développementales ne représentent pas le processus évolutif qui a mené à l’espèce actuelle. https://fr.wikipedia.org/wiki/th%c3%a9orie_de_la_r%c3%a9capitulation

[5] Cf WEIZENBAUM J., Puissance de l'ordinateur et raison de l'homme.

[6] H.Marcuse, L’homme unidimensionnel, Les éditions de minuit, Paris 1968, p.82

[7] Ibid., p.30

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