Les cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix
Les Cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix, — comment ? Par l’harmonie.
Ici, quelques considérations techniques sont nécessaires.
L’harmonie, dans les corps vivants, résulte du contrebalancement des masses qui se déplacent : la Cathédrale est construite à l’exemple des corps vivants. Ses concordances, ses équilibres sont exactement dans l’ordre de la nature, procèdent des lois générales. Les grands maîtres qui ont édifié ces merveilles monumentales possédaient toute la science et pouvaient l’appliquer, parce qu’ils l’avaient puisée à ses sources naturelles, primitives, et parce qu’elle était restée vivante en eux.
Tout le monde sait que le corps humain, dans le mouvement, porte à faux et que l’équilibre se rétablit par des compensations. La jambe qui porte, rentrant sous le corps, est seule le pivot du corps entier et fait seule, en cet instant, l’unique et total effort. La jambe qui ne porte pas sert seulement à moduler les degrés de la station, à la modifier, soit lentement, soit rapidement s’il le faut, jusqu’à ce qu’elle se soit substituée, pour la libérer, à la jambe qui portait. C’est ce qu’on appelle, en langage populaire et ouvrier, se défatiguer, en portant le poids du corps d’une jambe sur l’autre ; ainsi une cariatide qui changerait d’épaule son fardeau.
Ces indications ne sont pas sans intérêt à propos des Cathédrales. Les porte-à-faux compensés, ces gestes perpétuels et inconscients de la vie, nous expliquent le principe que les architectes de l’arc-boutant ont appliqué et dont ils avaient besoin pour étayer solidement les poids énormes de leurs toitures.
Et, comme toute application rationnelle d’un principe juste a d’heureuses conséquences dans tous les domaines, au delà des prévisions immédiates du savant et de l’artisan, les Gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. — Il va de soi que nous prenons ici le mot peintre dans un sens vaste et général. Les couleurs dans lesquelles les peintres dont nous parlons trempent leurs pinceaux sont la lumière et l’ombre même du jour et des deux crépuscules. Les plans, obtenus par les grandes oppositions que devaient rechercher les constructeurs des Cathédrales, n’ont pas seulement un intérêt d’équilibre et de solidité ; ils déterminent en outre ces ombres profondes et ces belles lumières qui font à l’édifice un si magnifique vêtement. Car tout se tient, le moindre élément de vérité appelle la vérité tout entière, et le beau n’est pas distinct de l’utile, quoi qu’en pensent les ignorants.
Ces grandes ombres et ces grandes lumières sont portées par les seuls plans essentiels, les seuls qui comptent de très loin, les seuls qui soient sans maigreur et sans pauvreté, parce que la demi-teinte y domine. Et malgré leur puissance ou, pour mieux dire, à cause d’elle, ces lignes, ces plans sont simples et légers. Ne l’oublions pas : c’est la force qui produit la grâce ; il y a perversion du goût ou perversité de l’esprit à chercher la grâce dans la débilité. Les détails sont faits pour charmer, de près, et pour gonfler les lignes, de loin.
Il n’y avait que des effets de cette intensité qui pussent retentir à de grandes distances. Or, la Cathédrale s’élevait pour dominer la ville assemblée autour d’elle comme sous des ailes, pour servir de point de ralliement, de refuge, aux pèlerins perdus dans les routes lointaines, pour être leur phare, pour atteindre les yeux vivants aussi loin dans le jour que les angélus et les tocsins pouvaient atteindre dans la nuit les oreilles vivantes. La nature aussi sait que l’équilibre parfait des volumes suffit à la beauté et même à la grâce des grands êtres ; elle ne leur accorde que l’essentiel. Mais, l’essentiel, c’est tout !
Ainsi des vastes plans engendrés, dans les monuments gothiques, par la rencontre des arcs diagonaux qui constituent la croisée d’ogives. Quelle élégance dans ces plans si simples et si forts ! Grâce à eux l’ombre et la lumière réagissent l’une sur l’autre, produisant cette demi-teinte, principe de la richesse d’effet que nous admirons dans ces amples architectures. Cet effet est tout pictural.
Nous avons donc été tout d’abord amené à parler de peinture à propos d’architecture. En effet, ce jeu, cet emploi harmonieux du jour et de la nuit, c’est le but et le moyen, c’est proprement la raison d’être de tous les arts. N’est-ce pas, par excellence, l’architecture tout entière ? L’architecture est, à la fois, le plus cérébral et le plus sensible des arts, celui de tous qui requiert le plus complètement toutes les facultés humaines ; en aucun autre n’interviennent aussi activement l’invention et la raison, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement soumis aux lois de l’atmosphère, puisque le monument ne cesse d’y baigner.
Pour employer la lumière et l’ombre selon leur nature et selon ses intentions, l’architecte ne dispose que de certaines combinaisons de plans géométriques. Quels effets immenses il peut obtenir de moyens si réduits ! — Est-ce qu’en art les effets seraient d’autant plus grands que les moyens sont plus simples ? Oui, puisque le but suprême de l’art est d’exprimer l’essentiel. Tout ce qui n’est pas essentiel est étranger à l’art. La difficulté est de démêler ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas ; plus les moyens sont abondants, plus la difficulté se complique, plus il devient délicat de mettre en valeur les nuances de l’heure sans violer leur liberté naturelle ni trahir la pensée qu’on se propose d’exprimer.
Ces fins suprêmes de l’architecture ne sont-elles pas celles aussi de la sculpture ? Le sculpteur, qui prend ses modèles dans les formes de la vie sensible, dans les végétaux, dans les animaux, dans l’homme et la femme, est, certes, admirablement servi par la variété infinie de toute cette beauté ; mais cette variété même peut devenir pour lui un danger. Il n’atteint à la grande expression qu’en donnant toute son étude aux jeux harmoniques de la lumière et de l’ombre, exactement comme fait l’architecte. En dernière analyse, c’est donc bien toujours de la lumière et de l’ombre que le sculpteur, comme l’architecte, pétrit et modèle. La sculpture n’est qu’une espèce dans le genre immense de l’architecture, et nous ne devrions jamais parler de celle-là qu’en la subordonnant à celle-ci.
Comment les « chefs-d’œuvre » sont « chefs-d’œuvre », je le sais, et que j’ai de joie à le savoir ! C’est exactement de même que les grandes âmes sont de grandes âmes. C’est en s’élevant à l’indispensable dans l’expression de leurs pensées et de leurs sentiments que l’homme et l’artiste s’accomplissent dignement. Un chef-d’œuvre est, de toute nécessité, une chose très simple, qui comporte seulement, répétons-le, l’essentiel. Tous les chefs-d’œuvre seraient tout naturellement accessibles à la foule si elle n’avait pas perdu l’esprit de simplicité. Mais, même à l’heure où les foules sont devenues incapables de comprendre, c’est pourtant avec le sentiment populaire, avec une « âme de foule » que l’artiste doit vivre pour pouvoir concevoir et créer le chef-d’œuvre. Il doit sentir avec la foule, ne fût-elle qu’idéalement présente, ce qu’il doit comprendre avec les maîtres. Et les maîtres aussi redeviennent « foule » pour reprendre par le cœur, par l’amour, ce qu’ils ont découvert par l’esprit.
L’architecture gothique, qui suppose la foule, qui est destinée à la foule, lui parle le grand langage simple des chefs-d’œuvre. Le monument conduit la lumière et l’ombre et les gouverne au moyen des plans selon lesquels il les reçoit. Lorsque l’un des deux plans opposés est dans la lumière, l’autre est dans l’ombre. Les deux plans, déjà vastes par eux-mêmes, s’agrandissent encore par l’opposition. L’antique s’exprime par des plans plus courts que les plans gothiques. Ceux-ci équivalent à d’épaisses profondeurs. Mais ces ombres profondes sont toujours douces, se maintiennent dans la demi-teinte, ce glissement de la lumière, cette amoureuse caresse du soleil.
Peu de noir. Le noir est un coup de force dont il semble que les œuvres destinées au plein air puissent se passer. Nos architectes modernes abusent du noir ; c’est pourquoi tout ce qu’ils font est si dur, si maigre, si pauvre. La Renaissance issue du Gothique n’use du noir que comme trait de force ; la demi-teinte est partout. De là, les biais des voussures, l’évasement des porches, la saillie des contreforts sur la face, et en général tous ces plans obliques à l’axe du monument, qui tout à la fois enrichissent, commentent l’unité de sa grandeur et provoquent la demi-teinte. On retrouve ces biais dans les bas-reliefs, et jusque dans les figures sculptées aux voussures des portes ; c’est l’universel procédé du travail gothique, et c’est ainsi partout la même douceur intelligente et sensible, accompagnée de la même énergie.
Je voudrais faire aimer cet art grandiose, concourir à sauver ce qu’il en reste encore d’intact, réserver pour nos enfants la grande leçon de ce passé que le présent méconnait.
Dans ce désir, j’essaie d’éveiller les esprits et les cœurs à la compréhension et à l’amour.
Mais je ne puis tout dire. Allez voir. Et surtout regardez avec simplicité, avec docilité. Consentez au travail et au respect.
Étudions ensemble…