L'enfant dans le regard de Christiane Singer
« Oui, les enfants chambardent nos existences. Le malheur veut que nous nous chargions de leur éducation, au lieu de leur laisser faire la nôtre. Et tout le malheur vient de là.»
Parmi les témoignages des écrivains contemporains sur l’enfant, celui de Christiane Singer mérite une attention particulière, en raison de l’écoanxiété des enfants de la nature dénaturée. Elle célèbre l’enfant vivant, celui qui est encore capable de cette « intuition que le sacré est partout, de cet émerveillement premier », creusant en lui une seconde dimension qui le protégera contre le conformisme, qui assurera sa créativité et son aptitude à l’amour dans les autres âges de sa vie.
Mais pourquoi se limiter à commenter ainsi sommairement une écrivaine que l’on peut voir et entendre dans un dialogue avec un journaliste qui l’a parfaitement comprise, Edmond Blattchen, de la RTBF.
Voici le lien vers ce dialogue. https://www.youtube.com/watch?v=et_dhtdcnbi
Et voici un lien vers la deuxième d’une série d’émissions de Daniel Laguitton consacrées à Christiane Singer. Il y est longuement question de la transmission.
https://www.dropbox.com/s/p4p3l1npj68ce15/miroir1008.mp3
Voici enfin dans le même esprit un extrait sur l’enfant tiré de «Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? », Christiane Singer, Éditions Albin Michel, 2001
« La paix ?
Les adultes standards veulent seulement qu'on la leur fiche — et, le plus tard possible, reposer en elle.
Aussi qui l'inventerait, la paix, sinon les enfants ?
Du moins aussi longtemps que les écrans mornes et lugubres n'ont pas vomi dans leurs yeux de lumière toute la hideur du monde !
Les enfants dont je vais conter l'histoire avaient — j'en mets ma main à couper — ce tison toujours avivé au fond de leurs prunelles, cet éclat de joie qui vous incendie le cœur en moins de deux quand vous n'en avez pas blindé les portes.
Pourquoi étaient-ils joyeux ?
Je crois que tous les enfants le sont jusqu'à ce que vous leur demandiez pourquoi. Objectivement, en effet, ces enfants-là n'avaient pas de « raison » d'être dans la joie: pieds nus, mal vêtus, mangeant sans doute à la sauvette dans du fer-blanc, souvent la morve au nez et les cils collés. Mais leur « raison » — en était-ce une ? — était superbe: ils étaient vivants !
Pour les nantis, à l'autre bout du monde, être vivant, c'est comme être repu, nourri, abreuvé, épouillé, vêtu, cela ne mérite pas qu'on s'y attarde. Mais pour ces enfants, cela n'allait pas de soi !
Ils n'en revenaient pas d'être vivants, de sauter, de bondir, de s'accroupir, de chanter à tue-tête, de voir au sol en plein midi onduler la chaleur comme un insaisissable serpent aux mille anneaux... d'être là, seulement là, dans la généreuse et brûlante poussière de l'Afrique, là, là, témoins de la Vie !
Oui, mon histoire se passe en Afrique. Je la dois à un merveilleux jeune homme de quatre-vingts ans: le philosophe et mystique Raimund Panikkar.
Marc, un jeune ami américain, décide d'éviter le service militaire et s'engage dans le service social pour une année. Il se retrouve moniteur de sport dans un village africain. Grâce au sport, il ne sera pas contraint de faire passer des modes de vie, des dogmes, des idéologies. Il pourra rencontrer des jeunes dans le seul plaisir du mouvement et les inviter à se dépasser dans l'effort. C'est du moins ce qu'il pense.
Il n'y a qu'une chose qu'il n'ait pas remarquée: combien ce produit d'exportation — le «sport» — transpire la rivalité et la compétition et combien sous le déguisement sympathique — maillot de corps et baskets — transparaît l'obsession d'évincer l'autre et de gagner. Gagner envers et contre tous. Contre la vie, s'il le faut. En somme: toutes les options guerrières du cynisme économique.
Pour l'instant, notre jeune Américain, encore « inclus » dans son système d'origine et frappé par là même de cécité, ne décèle rien. Le « sport » permet d'être ensemble, voilà tout, et de jouer et de vibrer et d'oublier le supplice des méninges, l'horreur qu'il y a à ingurgiter tant de réponses à tant de questions qu'on ne s'est jamais posées ! Ah oui, comparé à la souffrance de l' « école assise », le sport est clément !
Voilà notre jeune homme devant les enfants. Il croit en dénombrer plus qu'ils ne sont. Du moins, il voit beaucoup plus de paires de jambes, beaucoup plus de paires de bras que le chiffre annoncé laisse prévoir, et il entend beaucoup plus de rires qu'il ne compte de rangées de dents ! Pourtant ils sont douze à peine — du vif-argent !
La spécialité de Marc dans les écoles américaines où il fait du bon travail est de secouer l'inertie des jeunes et surtout celle de leurs derrières habitués à peser, morts et lourds, sur des sofas. Il voit bien que la situation ici est différente, mais son potentiel de ressources apprises ne la prévoit pas. Un court instant, comme une brise, l'effleure l'idée d'apprendre d'abord de ces jeunes à jouer aux osselets, aux toupies, à ces jeux qu'il observait tantôt sur la place du village. Mais tandis qu'une instance en lui, lucide et perspicace, hésite et soupçonne l'absurdité de son entreprise, comme bien souvent, c'est la part « experte » de sa personne qui s'enfle et triomphe. Il réunit donc la petite troupe autour de lui, explique les règles de la course, montre les jalons de la piste, son chronomètre incorruptible et son sifflet.
Même le podium est dressé pour le vainqueur: deux caisses superposées, flanquées de deux plus petites où prendront place par ordre d'arrivée le second et le troisième.
Les pris sont disposés sur une feuille de bananier: trois sacs de pop-corn —un très gros et deux moyens.
Voilà. Tout est en place. Les enfants sont, après maintes contorsions acrobatiques, alignés en position de départ.
L'ordre règne.
Et à l'instant où retentit le coup de siffler, les enfants bondissent en avant comme propulsés par des ressorts et détalent. Mais dans l'élan même du départ, leurs bras se sont grand ouverts et ils se sont saisi les mains !
Ils courent ensemble.
Dans un vent de poussière d'or.
Ils courent ensemble.
Cette histoire vraie contient en germe d'autres histoires vraies et toutes celles qui ne le sont pas encore mais qui attendent d'éclore.
Les dieux de cendre et de sang, de mort et de fers croisés, les dieux de la compétition, de la rivalité, de la domination et de la guerre, qui peut nous obliger de les honorer ?
Partout où des mains se joignent et se rejoignent continue la plus vieille histoire de la nature et de l'humanité, la saga de la solidarité. De nouvelles mailles se nouent au filet qui nous retient de tomber dans l'abîme de l'inhumanité. Extrait de : «Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? », Christiane Singer, Éditions Albin Michel, 2001