Le théâtre de M. Georges Courteline (entrevue)

Georges Courteline

Propos recueillis et mis en forme par Paul Haurigot. 

 La grosse affaire pour un auteur dramatique,
c’est d’avoir un théâtre écrit.
Georges Courteline



Courteline vous accueille toujours d’un mot amusant. Je me souviens d’être allé le voir peu de temps après la grave opération qui lui a coûté une jambe. Il me montra un énorme tas de lettres et de télégrammes qui débordait de son bureau: « Ce que cela peut vous valoir de lettres en plus, une jambe en moins ! »

Cette fois je lui ai rendu visite dans des circonstances joyeuses : l’Académie française, confirmant une tradition instituée l’an dernier pour Camille Mauclair, vient de décerner à Georges Courteline un « grand prix exceptionnel » de quinze mille francs. Et toujours de sa célèbre voix gouailleuse, avec le même timbre d’ironie dans la gaîté comme dans la souffrance, Courteline m’a crié du pas de la porte : « Hein! croyez-vous, moi qui n’ai jamais pu avoir de prix au collège! »

Et comme je lui faisais remarquer qu’ici on lui donnait quinze mille francs, mais qu’en Angleterre il serait certainement depuis longtemps anobli avec une pension de quelques milliers de livres, il reprit :

« Lord Courteline, je ne dis pas, mais cela m’ennuierait d’être Anglais… »


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M. Courteline, qui est d’ailleurs rebelle à toute espèce de déclaration, est persuadé que son oeuvre, dramatique ou autre, n’a aucune importance. Cela rend une interview à ce sujet extrêmement difficile. Il faut un certain courage et beaucoup d’entêtement pour l’empêcher de parler d’autre chose... :

« Oui, évidemment, j’ai écrit quelques petits actes sans importance...

— Nous ne sommes pas très sûrs de cela…

— Mais si, mon ami, que voulez-vous que cela fiche aux gens...

— Ne vous fâchez pas; de votre théâtre ne se dégage-t-il pas une leçon?

— Je n’en sais rien, je n’ai jamais essayé de rien prouver; il faudrait interroger l’homme de la rue. Arrêtez quelqu’un au passage, demandez-lui : « Avez-vous jamais lu les pièces d’un monsieur Courteline? » Si, par miracle, il me connaît, vous le prierez de vous dire si je lui ai été utile à quelque chose. . . Voilà !

— Préférez-vous vos livres ou votre théâtre?

— Je préfère ce qui est en librairie, au moins c’est écrit. Certainement le Train de 8 heures 47 ou les Gaîtés de l’escadron valent mieux en librairie qu’au théâtre...

— A qui pourrait-on vous rattacher dans la littérature dramatique?

— Je ne sais pas, moi !... J’ai fait un petit acte, je puis dire tout à la fois célèbre et inconnu : la Conversion d’Alceste.

— Suite du Misanthrope, il est aux Français…

— Oui, mais on l’a peut-être joué vingt-cinq fois...

— Pourquoi pas davantage? Pourquoi pas chaque fois qu’on joue le Misanthrope?

— Il y a des difficultés de distribution, cela change chaque fois. Je me souviens, un jeudi, à la matinée des familles, j’étais dans la salle, à côté de gens qui ne comprenaient plus parce que celui qui jouait Alceste dans ma pièce était celui qui jouait Philinte dans le Misanthrope, alors...

— Qu’avez-vous encore au répertoire?

— ]’ai Boubouroche, la Cruche, la Paix chez soi.

— Vous ne voyez pas l’école à laquelle on peut vous rattacher?

— J’ai débuté au Théâtre-Libre, mais chacun de nous apportait sa personnalité…

Il y avait Wolff, Bernstein qui donna le M arché, Brieux, Curel... un joli lot...

— Croyez-vous à votre influence sur des auteurs jeunes d’aujourd’hui?

— Moi, une influence !... (Courteline tombe des nues). Non, j’ai essayé d’amuser, d’intéresser, c’est tout. Il est vrai que quand on distrait, on instruit… Il faudrait du recul pour répondre à tout cela, ce n’est pas nous qui pouvons répondre.

— Votre première pièce...

— Est-ce Lidoire ou les Joyeuses commères de Paris au Nouveau-Théâtre, qui est devenu le théâtre Réjane? Je ne sais plus très bien… Ah! si... j’avais publié Lidoire dans l’Écho de Paris. Un soir, à la brasserie Pousset, Antoine me dit qu’il y avait un acte à faire avec cela… Voilà comment les malheurs arrivent...

— Un Antoine nous manque aujourd’hui comme animateur.

— Vous savez, le besoin crée toujours son organe. Un auteur crée un théâtre, qui crée à son tour les acteurs qui lui conviennent; ainsi, Meilhac et Halévy ont créé Hortense Schneider; Labiche a créé le Palais-Royal et sa troupe, etc... D’ailleurs, l’organe crée le besoin aussi, tout s’arrange...

— Qu’y a-t-il de plus important pour un auteur?

— C’est d’écrire; la grosse affaire, pour un auteur dramatique, c’est d’avoir un théâtre écrit; trop souvent l’auteur s’en remet à l’acteur du soin de terminer sa phrase... Cela n’empêche qu’il y ait des gens pleins de talent aujourd’hui; on est un peu près pour savoir lesquels, il faut attendre qu’une évolution se soit produite…

— Vos grandes admirations comme auteurs?

— Molière, bien entendu... Mais, par exemple, je trouve qu’on est fort injuste à l’heure actuelle pour Dumas fils et aussi pour Augier : Monsieur Poirier, Giboyer, ce sont des types…

— Les raisons de cette injustice?

— On les a peut-être trop aimés. Il y a toujours une réaction. Pour se faire de la place, les écoles nouvelles bousculent tout et se créent un chemin... Tout cela ne fait rien... Tenez, ma grande admiration, c’est Hugo. En général, vous êtes stupides avec lui, vous, les jeunes. Il est un monde et un monstre. C’est le plus grand auteur, le plus grand comique, le plus grand poète, le plus grand conteur, est-ce que je sais!

Pour son théâtre, j’aime surtout ce qui n’est pas du théâtre : les Burgraves, les Trouvailles de Gallus, ce sont de mauvaises pièces, mais des choses admirables…

Et Sardou non plus n’est pas méprisable du tout, bien que superficiel. Tout cela reviendra sur l’eau, vous verrez, vous verrez ! Mais parlons d’autre chose... »


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Les félicitations pleuvent de tous côtés, il s’agit de nouveau de l’Académie. J’essaie de montrer à Courteline combien il est curieux que l’un de nos plus grands écrivains ne soit ni chez les Goncourt ni sous la coupole :

« Les Goncourt, jamais...

— Mais l’Académie, vous y avez de bons amis, depuis dix ans ils vous supplient de vous présenter.

— Vous comprenez, je voudrais succéder à quelqu’un qui m’intéressât, quelqu’un de sympathique… alors... »

 

Paul Haurigot, « Interviews. Trois auteurs d’aujourd’hui », Les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts, no 3, 15 juillet 1926 : « II. Le théâtre de M. Georges Courteline », p. 61-65




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