Le processus créateur

Andrée Mathieu
Le souci de la créativité plaide en faveur de la culture générale en éducation et de la diversité des expériences dans la vie.


Qui dit processus dit phénomène évolutif. Ainsi, un nouveau-né est incapable de créer «car il ne dispose d’aucun acquis mémorisé susceptible de lui fournir le matériel nécessaire à l’expression de ses facultés associatives.» (Henri Laborit dans La nouvelle grille). Le vécu, les expériences sensorielles, émotionnelles et intellectuelles d’un individu doivent s’accumuler pour constituer un réservoir d’images, d’émotions et de concepts qui serviront de base à sa créativité. Mais cet acquis mémorisé ne peut être présent à chaque instant dans le champ de la conscience. «Tout se passe cependant comme si cet acquis inconscient était capable de jouer son rôle de substrat des processus associatifs. Les structures imaginaires auxquelles il est alors susceptible de donner naissance affleurant secondairement à la conscience, apparaîtront comme un don gratuit d’une déesse favorable: l’intuition. En réalité, l’intuition réclame un long effort, un lourd travail, celui de la collecte des informations.» (H. Laborit, Ibid.)
Dans Le cri d’Archimède, Arthur Koestler explique, à l’aide de son concept de bisociation, comment les facultés associatives sont liées à la créativité. Si l’auteur utilise ce néologisme, «c’est afin de distinguer entre le raisonnement routinier qui s’exerce, pour ainsi dire, sur un seul plan, et l’acte créateur qui opère toujours sur plus d’un plan». Voyons à l’aide de la figure suivante en quoi consiste le concept de bisociation.
Soit M1 et M2, deux matrices de référence dont chacune a sa logique interne et qui sont habituellement incompatibles. Et soit H, la perception d’une idée, qui appartient à l’intersection des deux matrices.

Deux exemples nous aideront à mieux comprendre ce schéma. Dans le but de découvrir le rôle du pancréas, Joseph von Mering et Oskar Minkowski procèdent à l’ablation de cet organe sur quelques chiens. Un jour, le concierge se plaint de ce que le local où sont gardés les chiens opérés soit infesté d’abeilles. Ces dernières sont attirées par le sucre contenu dans les selles des animaux. Si M1 représente le comportement alimentaire des abeilles (recherche de sucre), et M2 la physiologie du système digestif, la bisociation des deux matrices permet à nos chercheurs de poser l’hypothèse H que le pancréas sert à régulariser le taux de sucre dans l’organisme.


Un après-midi de 1865, un chimiste allemand du nom de August von Kekule s’endort et fait le songe sans doute le plus important de l’histoire de la chimie. Écoutons-le: «Je tournai ma chaise vers le feu et m’assoupis. Les atomes continuaient de gambader devant mes yeux. Cette fois les petits restaient modestement au fond. Mon regard mental, aiguisé par des visions répétées de cette sorte, pouvait maintenant distinguer de plus grandes structures de conformation multiple; de longues rangées parfois étroitement ajustées; le tout avec des ondulations et contorsions de serpent. Mais soudain que se passe-t-il? L’un des serpents a saisi sa queue, et la forme s’est mise à tourbillonner de façon moqueuse sous mes yeux. Comme en un éclair je m’éveillai... Apprenons à rêver, messieurs.» Ici, M1 est l’ensemble des connaissances chimiques de l’époque, et M2 l’image du serpent qui se mord la queue; la bisociation des deux matrices conduit von Kekule à «la plus brillante production (H) de toute la chimie organique», soit la reconnaissance de la quadrivalence du carbone et de l’aptitude de cet élément à s’accrocher à lui-même pour former des chaînes carbonnées.
Si la pédagogie développementaliste privilégie les structures, la psychologie humaniste nous donne une bonne raison de nous préoccuper des contenus. L’importance des acquis mémorisés pour la créativité, est un vibrant plaidoyer en faveur de la culture générale, car plus les connaissances et les expériences d’un individu sont diversifiées, plus il est en mesure de faire des bisociations, c’est-à-dire de produire des idées nouvelles. Malheureusement, notre système d’éducation, modelé sur les chaînes de montage, favorise une spécialisation de plus en plus précoce afin de satisfaire aux exigences du marché du travail. La Vie nous suggère pourtant la stratégie contraire car elle s’est épanouie dans la diversité. En outre, on observe que plus les organismes sont spécialisés, plus ils sont dépendants de leur environnement immédiat et plus ils sont vulnérables aux moindres modifications de leur habitat.


Les caractéristiques de la personne créatrice


L’observation de plusieurs créateurs a permis au psychologue humaniste Carl Rogers d’identifier les trois principales caractéristiques de la personnalité créatrice: l’ouverture à l’expérience, une source interne d’évaluation et l’aptitude à jouer avec les concepts.
L’ouverture à l’expérience se manifeste, entre autres, par la curiosité et par la sensibilité esthétique. Dans Le courage de créer, le psychanalyste Rollo May s’interroge: «Que l’être humain ait marqué une pause dans la course endiablée de l’évolution afin de peindre les rennes et les bisons ocre et rouges de Lascaux ou d’Altamira, dont la vue nous emplit encore aujourd’hui d’émerveillement, n’est-ce pas l’un des traits qui le distinguent des autres espèces? Et si l’appréhension de la beauté était la voie de la vérité? Et si l’«élégance» — terme utilisé par les physiciens pour décrire leurs découvertes — était la clef de l’ultime réalité?»... Pour stimuler leur sensibilité esthétique, il est important que l’école mette les élèves en présence des grandes oeuvres de la littérature, de la musique et de la peinture. Que peut-on espérer des monstrueux édifices en béton, aux murs dénudés, sans même un regard sur la nature, et par surcroît bercés par le rythme du heavy metal qui monte de la cafétéria?


Le lieu interne d’évaluation appelle l’originalité et l’autonomie intellectuelle. L’individu créateur ne recherche pas l’approbation, il prend ses décisions sur la base de son propre jugement et évalue son travail selon ses propres critères. À l’école, l’élève doit apprendre à exercer son autonomie, mais il doit aussi apprendre qu’il y a des limites à cet exercice. La discipline n’est pas un frein à la créativité, au contraire. N’est-ce pas quand les contraintes sont les plus élevées que surgissent les solutions les plus créatives?


L’habileté à jouer avec les concepts, c’est l’aptitude à générer une grande quantité ainsi qu’une grande variété d’idées (fluidité et flexibilité conceptuelles). Un exemple permettra d’illustrer l’effet néfaste d’une spécialisation trop précoce sur la flexibilité conceptuelle. Si on demande à un jeune programmeur, qui ne s’intéresse qu’à l’informatique depuis le cours secondaire, de dire tous les mots qui lui viennent à l’esprit quand on prononce le mot «langage», il y a de fortes chances pour qu’on entende: «Programmation, Fortran, Cobol, Pascal, etc.». Si on pose la même question à une jeune personne dont les connaissances et les intérêts sont plus diversifiés, on pourra entendre: «Gestes, mots, non-verbal, danse, couleurs, etc.». L’habileté à jouer avec les concepts c’est aussi l’aptitude à produire des associations inédites et à faire des synthèses. Pour développer l’esprit de synthèse, l’école doit rétablir les liens entre les disciplines et favoriser l’intégration du savoir.


Le développement du potentiel créateur


La question du développement du potentiel créateur divise les tenants de la psychologie humaniste. D’une part, le courant psychologique affirme qu’il existe une relation certaine entre la santé mentale et la créativité. Ainsi, une thérapie pourrait, en principe, aider un individu à développer sa créativité en améliorant sa santé mentale. Inversement, des recherches ont démontré que «le fait de ne pouvoir s’aider de son imagination pour enrichir son expérience ou endiguer son agressivité entraîne de sérieux problèmes. Le manque d’imagination peut conduire à la délinquance, à la violence, à la boulimie et même à la toxicomanie.» (Jerome L. Singer dans Psychologie, no 84). De là à penser qu’un système d’éducation mécaniste favorise l’atrophie de l’imaginaire et contribue à certains de nos problèmes sociaux, il n’y a qu’un pas que nous pourrions être tentés de franchir...


De son côté, le courant heuristique a cherché à reproduire les méthodes de travail et la démarche intellectuelle des créateurs. Il a développé des techniques visant principalement la production d’idées et la résolution de problèmes.

«Le système d’éducation ne doit pas être un grand système inerte, mais un organisme composé de cellules: les écoles. L’école, quant à elle, n’est pas une machine caractérisée par des lieux fonctionnels et anonymes, des maîtres interchangeables, des objectifs semblables à ceux que doivent s’assigner les techniciens; elle est un organisme vivant, caractérisé par un humus, un climat, des nourritures essentielles...» (Rapport du Groupe Réflexion-Québec, p. 20). À la lecture de ce qui précède le célèbre romancier James Joyce aurait pu s’écrier: «Bienvenue, ô la vie! Je cours pour la millionième fois rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience amorphe de ma race.» (Dans Dedalus, portrait de l’artiste par lui-même).


Mais pour que cette vision de l’éducation ait une chance de triompher de sa rivale mécaniste, il faut d’abord que les professeurs soient eux-mêmes initiés à l’«approche organique». Pour cela, il est urgent de ressusciter les écoles de formation des maîtres. Y a-t-il beaucoup de métiers qu’on peut pratiquer sans aucune formation spécifique? Pourtant, il n’y a pas si longtemps, on pouvait passer directement de la faculté des sciences ou des lettres au pupitre de professeur de physique ou d’histoire, et ce sans le moindre cours de pédagogie.


Que devrait-on enseigner aux futurs professeurs? À tout seigneur tout honneur, on devrait commencer par la biologie et l’histoire de la Vie. «L’éducation de l’éducateur n’est-elle pas à faire plus encore dans la connaissance de lui-même que dans celle de la discipline enseignée?» demande le professeur Laborit (dans L’esprit du grenier). L’enseignement exige des connaissances approfondies en psychologie de l’apprentissage et en philosophie de l’éducation, et bénéficierait de quelques notions en science de la communication. Puis, il y a tous les outils de la pédagogie: animation de groupes, didactique, mesure et évaluation, éléments de statistiques, etc. La formation de l’enseignant ne serait pas complète sans un enrichissement des disciplines, c’est-à-dire une intégration de sa spécialité dans l’ensemble des connaissances. Enfin, la pédagogie étant avant tout une pratique, il serait essentiel d’instaurer un système de stages en institution, comme c’est le cas dans beaucoup de professions (droit, médecine, sciences comptables, etc). Quand la Vie prévaudra et que les professeurs seront formés selon le nouveau paradigme, alors seulement on pourra parler d’une véritable réforme de l’éducation.


«Sois clémente envers nous, ô Vie, avec ces formes invisibles qui sont les tiennes, et qui sont dans la voix, l’oeil, l’ouïe, et qui vit dans le mental. Ne t’éloigne pas de nous.Telle une mère protégeant son enfant, protège-nous, ô Vie: donne-nous l’éclat et donne-nous la sagesse.»
(extrait des Upanishads)

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