Le miracle grec

René Grousset

Il n’est plus permis aujourd’hui d’oublier que le « miracle grec » a été longuement préparé par les éblouissantes civilisations préhelléniques de la Crète (apogée entre 2400 et 1400), puis par la riche civilisation mycénienne (1600-1200) et finalement, à travers le « Moyen-Age dorien » (douzième-huitième siècle), par la « renaissance hellénique » des septième-sixième siècles. Mais il y eut bien miracle, si l’on entend par là que les quelques mille années du classicisme gréco-romain, sans compter nos propres renaissances, nos propres classicismes et finalement toute la civilisation occidentale, toute la science moderne, ont vécu sur les valeurs créées par l’hellénisme entre le début des guerres médiques et l’établissement de l’hégémonie romaine (480-200 avant Jésus-Christ). Pendant ces trois siècles toutes les virtualités du génie grec se trouvèrent réalisées, toutes les virtualités de l’esprit humain se virent annoncées ou pressenties.

Cependant, les Grecs eux-mêmes se sont plu à se reconnaître les élèves des vieilles cultures de l’Égypte et de la Mésopotamie. Qu’est-ce qui les a donc distingués de leurs maîtres? Ceci, que le génie grec représente dans tous les domaines et pour la première fois la libération de l’esprit humain. Des recettes empiriques de l’Égypte et de Babylone, il a, dès les premiers philosophes ioniens, dégagé la science pure; des antiques secrets transmis par les collèges sacerdotaux à des fins toujours plus ou moins thaumaturgiques, il a fait sortir la spéculation désintéressée; des rustiques chœurs dionysiaques, les cris de révolte du Prométhée enchaîné; des rigides xoana archaïques, les beaux corps libérés triomphant dans la pleine lumière, le culte de l’art pur. Au point de vue scientifique, rappelons seulement que Copernic, en établissant au seizième siècle les principes de notre mécanique céleste, ne fera que retrouver les enseignements d’Aristarque de Samos, mort vers 230 avant Jésus-Christ (*). Dans le domaine politique et malgré les entraves dont l’État grec chargeait ses ressortissants, la société grecque a créé l’homme libre et le libre gouvernement de la cité. D’un point de vue plus général, l’hellénisme a établi l’éminente dignité de la personne humaine, avec la notion de ces « lois non écrites » qui obligent l’Antigone de Sophocle au même titre que le Socrate du Criton. Si haute même a été cette conception de la valeur humaine que les Phidias et les Praxitèle n’ont cru pouvoir mieux faire que d’élever leurs dieux à la dignité d’hommes : la majesté sereine des Olympiens taillés dans le pentélique repose avant tout sur un parfait équilibre de nos propres facultés. Dans le domaine de l’art comme dans celui de la religion, l’univers, selon le mot de Renan, s’est ainsi humanisé parce que les Hellènes l’ont ramené à leur mesure. Empressons-nous d’ajouter que l’homme s’était ici humanisé tout le premier : dans l’adoucissement général des mœurs, l’esclave lui-même se voyait, à Athènes, traité avec plus de ménagements que l’individu libre en bien d’autres pays.

Ces qualités exceptionnelles assurèrent pendant trois siècles à l’âme hellénique une persistante jeunesse, débordante de spontanéité créatrice. Dans le monde de ce temps, le Grec se meut avec l’aisance d’un jeune dieu qui ne se connaît de rivaux ni dans les luttes de l’esprit, ni, – depuis Marathon et Salamine, – dans les jeux d’Arès. Cependant, dès la mort de Périclès (429) d’inquiétants symptômes se manifestent. Comblé des dons de l’esprit, le Grec commence à en abuser. De ses brillantes facultés intellectuelles il joue de plus en plus pour le seul plaisir, sa virtuosité l’entraînant à se désintéresser du fond. Le même dilettantisme transporté dans la politique, à l’heure la plus grave de la vie d’Athènes, fera d’Alcibiade un aventurier. Par ailleurs, ce peuple si bien doué et qui gardait une telle conscience de sa supériorité culturelle sur le reste du monde, ne put jamais, chose incroyable, s’élever jusqu’à la notion de la commune patrie. La patrie resta pour lui réduite aux limites de la cité, et les trois cités principales, Athènes, Sparte et Thèbes, passèrent leur temps à se combattre. Sparte qui représentait la principale force militaire de l’Hellade, joua finalement dans le monde grec le même jeu que l’Allemagne dans l’Europe du vingtième siècle : ne pouvant imposer autrement sa domination au reste des Grecs, elle n’hésita pas, par le traité d’Antalcidas, à pactiser avec les Asiatiques, non sans livrer à ceux-ci la Grèce extérieure (387). Ajoutons à ces guerres fratricides une effrayante dépopulation volontaire, véritable suicide de la race grecque, à l’heure où les Grecs allaient avoir à se défendre contre la menace de peuples nouveaux, Macédoniens d’abord, Romains ensuite.

Du moins, la conquête macédonienne valut-elle à l’hellénisme, compensation inappréciable, la domination de l’Asie, et on sait quel stimulant constitua pour l’esprit grec sa rencontre, dans le syncrétisme alexandrin, avec le génie de l’Orient. Malheureusement après une centaine d’années d’un magnifique essor, l’alexandrinisme qui, au troisième siècle, avait présidé à l’hellénisation de l’Orient, vit de plus en plus se produire le phénomène inverse, l’invasion de l’esprit grec par les idées orientales. Euclide et Aristarque avaient vécu à Alexandrie, mais c’est aussi à Alexandrie que vivront néoplatoniciens et gnostiques. L’éclat de rire de Lucien, au deuxième siècle de notre ère, sera la dernière protestation de l’esprit critique devant le retour des plus troubles mystiques païennes.

De plus, les Grecs devenus grâce à Alexandre les maîtres de l’Orient, y avaient apporté leur incapacité à s’unir. La Macédoine des Antigonides, la Syrie des Séleucides et l’Égypte des Ptolémées, comme naguère Athènes, Sparte et Thèbes, s’épuisèrent en une rivalité sans issue qui les livra les uns après les autres à l’étranger, en l’espèce aux Romains. Ajoutons que ce n’était pas impunément que les dynasties gréco-macédoniennes avaient revêtu l’appareil du vieux despotisme oriental. L’esprit grec qui, aux journées de Marathon et de Salamine, s’était identifié avec l’idée même de la liberté, apprit, dans les cours d’Alexandrie, d’Antioche et de Pergame, à devenir servile. Eschyle est remplacé par Callimaque. L’Hellène des Guerres médiques va devenir le Graeculus. Remarque significative : cet abaissement de la dignité hellénique coïncide avec l’arrêt de la faculté créatrice chez les Grecs. À partir du deuxième siècle avant notre ère, il y aura encore d’innombrables artistes ou savants grecs, mais l’art grec, la science grecque cesseront de progresser. L’hellénisme ne sera plus désormais qu’une culture cosmopolite qui vivra sur son acquis, non d’ailleurs sans rendre encore à l’humanité un inappréciable service en faisant l’éducation du monde romain.

(*) "Il y a les Grecs, et nous", me disait un jour à ce propos Paul Valéry, résumant peut-être dans cette formule saisissante tout le bilan de l'aventure humaine.




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