Le dernier voyage de Daniel Essertier

Jean Pozzi

Dans un texte très émouvant, celui qui était en 1931 Ministre de la France à la Commission des Détroits rappelle les circonstances de la mort accidentelle de Daniel Essertier : « Il est tombé à l'entrée du cimetière du Céramique, où l'on voit tant de stèles funéraires sur lesquelles l'artiste grec a représenté le défunt prenant congé des vivants, d'un doigt léger, avec un sourire. Cette acceptation sereine de la sagesse antique devant l'inévitable mort, Daniel Essertier l'avait comprise. » 

J'avais connu Daniel Essertier à Prague, il y a une dizaine d'années, et très vite, je fus séduit par les qualités de son intelligence et de son coeur. Au bord de la Vltava, nous aimions parler philosophie grecque ou littérature française — et aussi des relations intellectuelles entre la France et la Tchécoslovaquie, dont je m'occupais alors avec un intérêt passionné, et que j'aurais désiré, comme lui, rendre toujours plus cordiales et plus intimes. Lorsque je cherchais sur les routes de Bohême la trace des pas de Descartes, de Chateaubriand, ou de George Sand, je me souviens de la charmante sympathie avec laquelle il voulut bien s'intéresser à mes travaux, et leur ouvrir les premiers numéros de la Revue française de Prague. 

Plus tard, je l'ai retrouvé au Caire. Pour ses promenades, le Pont de Kasren-Nil avait succédé au Pont Charles, mais, dans ce décor si différent, où les palmiers remplaçaient les tilleuls, et les minarets les tours gothiques, c'était toujours le même fidèle ami, à la conversation pleine de finesse et d'érudition. On me disait que les élèves de l'Université appréciaient ses cours de philosophie classique, tandis que tous ceux qui, au Caire, s'intéressaient à la littérature ou à l'art, ainsi que les plus élégantes personnalités de la société égyptienne, suivaient au Cercle Aldiafa ses conférences sur le roman contemporain; son étude de Marcel Proust fut particulièrement remarquée.

Au mois de mai dernier, alors que je rentrais à Stamboul, à l'escale du Pirée, j'eus la charmante surprise de voir s'embarquer sur mon paquebot M. et Madame Essertier. Ils avaient à peine mis le pied sur le sol de l'Attique, venant d'Alexandrie, et ils allaient maintenant visiter l'ancienne capitale des Sultans. C'est seulement au retour qu'ils comptaient tous deux séjourner à Athènes. Pour lui, si pénétré par la pensée grecque, quelle ivresse de toucher enfin cette terre promise, objet préféré de ses études et de ses enthousiasmes, de gravir les marches de marbre des Propylées, de voir se découper sur le ciel bleu le petit temple de la Victoire Aptère, et là-bas, tout dorés par le soleil, la longue suite des colonnes et les frontons immortels !

Charmante fut la traversée, au milieu des îles de l'Archipel, sur une mer lumineuse et calme. Parfois, pourtant, une ombre de tristesse semblait passer sur son front; il me paraissait taciturne et mélancolique. Etait-ce la fatigue du printemps d'Egypte, ou le pressentiment du drame menaçant? Je l'ai quitté, pour ne plus le revoir, sur le quai de Galata car je devais repartir le même soir pour l'Ambassade d'Ankara. J'étais plein de regrets de ne pouvoir lui montrer moi-même Sainte Sophie, la Grande Muraille et le Bosphore; un regret plus vif s'y mêle aujourd'hui, celui de penser que j'aurais certainement tenté de le  retenir quelques jours de plus à Constantinople, et qu'ainsi eût été évitée la catastrophe...

Quatre jours plus tard, Daniel Essertier reprenait le bateau pour Athènes, mais il ne devait jamais monter sur l'Acropole; c'est en se dirigeant du Musée National vers la Colline Sacrée qu'il rencontra la Parque sous l'affreuse forme moderne d'un camion automobile. Sur la route poussiéreuse et déserte, la voiture, faisant une embardée, le renversa ainsi que Madame Essertier, tous deux blessés gravement. Mais lui ne devait plus se relever... '

Il est tombé à l'entrée du cimetière du Céramique, où l'on voit tant de stèles funéraires sur lesquelles l'artiste grec a représenté le défunt prenant congé des vivants, d'un doigt léger, avec un sourire. Cette acceptation sereine de la sagesse antique devant l'inévitable mort, Daniel Essertier l'avait comprise. Dans l'hôpital où il fut transporté et entouré de soins, je suppose que son oeil affaibli devait encore chercher, par delà la fenêtre ouverte, à découvrir, dans le ciel limpide, derrière le Lycabète, la silhouette divine du temple de Pallas. Mais quand son âme s'échappa pour toujours de son pauvre corps déchiré, je suis sûr qu'en passant sur ses lèvres son dernier souffle y trouva, pour adoucir le cruel passage, une phrase harmonieuse et apaisante de Platon, le maître qu'il aimait.




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