La résurrection des mots
La résurrection des mots
Unis au creux du temps qui meurt,
nous attendons la résurrection des mots.
Wendell Berry
Cette année, dans la plupart des familles, Noël sera la fête de l’intelligence, non pas hélas! de l’intelligence incarnée dans un cerveau de chair et dans le corps tout entier, mais plutôt de l’intelligence désincarnée frauduleusement attribuée à une machine parfaitement … j’allais dire stupide, autre mauvais emploi d’un mot! La stupeur est une émotion dont un ordinateur est incapable. Il s’agit de l’une des machines les plus simples : une boussole, qui impressionne les ignorants parce qu'elle peut changer d’état des millions de fois en une seconde et ainsi, moyennant l’ajout d’un brin de mémoire et de programmation, additionner des nombres et aligner des mots.
Qu'on m’épargne de grâce l’accusation de passéisme. J’évite seulement de confondre les effets de l’extrême vitesse sur les portes logico-électroniques avec ceux de l’extrême finesse d’une conscience s’incarnant dans une chair. Et j’appelle les choses par leur nom, ce qui est la meilleure façon de les honorer. Un marteau reste un marteau même si, guidé par un ordinateur puissant, il peut frapper le marbre un million de fois par seconde et exécuter ainsi un plan, mais sans l’ultime frémissement de l’émotion d'un Michel Ange. Je mets les choses à leur place et l'intelligence de l’ordinateur, si drone et si robot qu'il puisse être, est au-dessous de celle de l’homme, du chien, de la coccinelle et de la carotte!
Qu'on m’épargne aussi ce sourire condescendant qui équivaut à me reprocher de lutter contre des moulins à vent, comme si on pouvait impunément faire dire aux mots n’importe quoi, tout et son contraire. Vous faites un jour l’honneur de votre intelligence à une boussole et le lendemain, un effet de boomerang logique vous persuade que votre intelligence est une machine binaire. En attribuant aux choses une fausse grandeur, nous réduisons notre vraie grandeur dans la même proportion.
James Hillman, psychanalyste américain disciple de Jung, n’aurait-il pas raison? Si nous en sommes là dans nos rapports avec les mots, ne serait-ce pas parce que nous les avons d’abord dés-animés? ««Dans la linguistique structurale moderne, les mots n'ont pas de sens intime, car aucun d'entre eux n'échappe au destin que lui assigne l'analyse: être réduit à une unité quasi mathématique... Faut-il s'étonner qu'il y ait une crise de confiance, puisque nous n'osons plus nous abandonner aux mots en tant que porteurs de sens! Le langage est frappé d'une véritable phobie du sens. Nous avons besoin d’une nouvelle angélologie des mots si nous voulons retrouver notre confiance en eux. Sans la présence de l’ange dans le mot – un ange est un émissaire, un porteur de mission, comment pouvons-nous énoncer autre chose que des opinions personnelles, choses produites par nos esprits subjectifs? Comment une chose de valeur et d’âme pourrait-elle être transmise d’âme à âme, comme dans une conversation, une lettre, un livre, si dans leurs profondeurs nos mots n’emportent pas de signification archétypale. […] Les mots comme les anges sont des puissances ayant un pouvoir invisible sur nous. Ce sont des présences personnelles. Des personnes. Cet aspect des mots transcende leur définition en contexte nominaliste, ils évoquent dans notre âme une résonance universelle.» 1
1-James Hillman, Blue Fire, Routledge, Londres, 2008, p. 28.