La rencontre de Chopin et de George Sand

George Sand
Il est une autre âme, non moins belle et pure dans son essence, non moins malade et troublée dans ce monde, que je retrouve avec autant de placidité dans mes entretiens avec les morts, et dans mon attente de ce monde meilleur où nous devons nous reconnaître tous au rayon d’une lumière plus vive et plus divine que celle de la terre.

Je parle de Frédéric Chopin, qui fut l’hôte des huit dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la monarchie.

En 1838, dès que Maurice m’eut été définitivement confié, je me décidai à chercher pour lui un hiver plus doux que le nôtre. J’espérais le préserver ainsi du retour des rhumatismes cruels de l’année précédente. Je voulais trouver, en même temps, un lieu tranquille où je pusse le faire travailler un peu, ainsi que sa sœur, et travailler moi-même sans excès. On gagne bien du temps quand on ne voit personne, on est forcé de veiller beaucoup moins.

Comme je faisais mes projets et mes préparatifs de départ, Chopin, que je voyais tous les jours et dont j’aimais tendrement le génie et le caractère, me dit à plusieurs reprises que, s’il était à la place de Maurice, il serait bientôt guéri lui-même. Je le crus, et je me trompai. Je ne le mis pas dans le voyage à la place de Maurice, mais à côté de Maurice. Ses amis le pressaient depuis longtemps d’aller passer quelque temps dans le midi de l’Europe. On le croyait phthisique. Gaubert l’examina et me jura qu’il ne l’était pas. « Vous le sauverez, en effet, me dit-il, si vous lui donnez de l’air, de la promenade et du repos. » Les autres, sachant bien que jamais Chopin ne se déciderait à quitter le monde et la vie de Paris sans qu’une personne aimée de lui et dévouée à lui ne l’y entraînât, me pressèrent vivement de ne pas repousser le désir qu’il manifestait si à propos et d’une façon tout inespérée.

J’eus tort, par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C’était bien assez de m’en aller seule à l’étranger avec deux enfants, l’un déjà malade, l’autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore un tourment de cœur et une responsabilité de médecin.

Mais Chopin était dans un moment de santé qui rassurait tout le monde. Excepté Grzymala, qui ne s’y trompait pas trop, nous avions tous confiance.

Je priai cependant Chopin de bien consulter ses forces morales, car il n’avait jamais envisagé sans effroi, depuis plusieurs années, l’idée de quitter Paris, son médecin, ses relations, son appartement même et son piano. C’était l’homme des habitudes impérieuses, et tout changement, si petit qu’il fût, était un événement terrible dans sa vie.

Je partis avec mes enfants en lui disant que je passerais quelques jours à Perpignan, si je ne l’y trouvais pas; et que s’il n’y venait pas au bout d’un certain délai, je passerais en Espagne. J’avais choisi Majorque sur la foi de personnes qui croyaient bien connaître le climat et les ressources du pays, et qui ne les connaissaient pas du tout.

Mendizabal, notre ami commun, un homme excellent autant que célèbre, devait se rendre à Madrid et accompagner Chopin jusqu’à la frontière, au cas où il donnerait suite à son rêve de voyage.

Je m’en allai donc avec mes enfants et une femme de chambre dans le courant de novembre. Je m’arrêtai le premier soir au Plessis, où j’embrassai avec joie ma mère Angèle et toute cette bonne et chère famille qui m’avait ouvert les bras quinze ans auparavant. Je trouvai les fillettes grandes, belles et mariées. Tonine, ma préférée, était à la fois superbe et charmante. Mon pauvre père James était goutteux et marchait sur des béquilles. J’embrassai le père et la fille pour la dernière fois ! Tonine devait mourir à la suite de sa première maternité, son père à peu près dans le même temps.

Nous fîmes un grand détour, voyageant pour voyager.

Nous revîmes à Lyon notre amie l’éminente artiste Madame Montgoffier, Théodore De Seynes, etc., et descendîmes le Rhône jusqu’à Avignon, d’où nous courûmes à Vaucluse, une des plus belles choses du monde, et qui mérite bien l’amour de Pétrarque et l’immortalité de ses vers. De là, traversant le midi, saluant le pont du Gard, nous arrêtant quelques jours à Nîmes pour embrasser notre cher précepteur et ami Boucoiran et pour faire connaissance avec Madame D’Oribeau, une femme charmante que je devais conserver pour amie, nous gagnâmes Perpignan, où dès le lendemain nous vîmes arriver Chopin. Il avait très-bien supporté le voyage. Il ne souffrit pas trop de la navigation jusqu’à Barcelone, ni de Barcelone jusqu’à Palma. Le temps était calme, la mer excellente; nous sentions la chaleur augmenter d’heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi, Solange moins bien; mais, à la vue des côtes escarpées de l’île, dentelées au soleil du matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même.

J’ai peu à dire ici sur Majorque, ayant écrit un gros volume sur ce voyage. J’y ai raconté mes angoisses relativement au malade que j’accompagnais.

Dès que l’hiver se fit, et il se déclara tout à coup par des pluies torrentielles, Chopin présenta, subitement aussi, tous les caractères de l’affection pulmonaire. Je ne sais ce que je serais devenue si les rhumatismes se fussent emparés de Maurice; nous n’avions aucun médecin qui nous inspirât confiance, et les plus simples remèdes étaient presque impossibles à se procurer. Le sucre même était souvent de mauvaise qualité et rendait malade.

Grâce au ciel, Maurice, affrontant du matin au soir la pluie et le vent, avec sa sœur, recouvra une santé parfaite. Ni Solange ni moi ne redoutions les chemins inondés et les averses. Nous avions trouvé dans une chartreuse abandonnée et ruinée en partie un logement sain et des plus pittoresques. Je donnais des leçons aux enfants dans la matinée. Ils couraient tout le reste du jour, pendant que je travaillais; le soir, nous courions ensemble dans les cloîtres au clair de la lune, ou nous lisions dans les cellules. Notre existence eût été fort agréable dans cette solitude romantique, en dépit de la sauvagerie du pays et de la chiperie des habitants, si ce triste spectacle des souffrances de notre compagnon et certains jours d’inquiétude sérieuse pour sa vie ne m’eussent ôté forcément tout le plaisir et tout le bénéfice du voyage.

Le pauvre grand artiste était un malade détestable.

Ce que j’avais redouté, pas assez, malheureusement, arriva. Il se démoralisa d’une manière complète. Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l’inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur la tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître. Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui venaient de s’emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d’effroi.

C’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d’œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l’audition des chants funèbres qui l’assiégeaient; d’autres sont mélancoliques et suaves; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige.

D’autres encore sont d’une tristesse morne et, en vous charmant l’oreille, vous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans l’âme un abattement effroyable. Nous l’avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement.

La pluie était venue, les torrents avaient débordé; nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l’inondation, et nous arrivions en pleine nuit, sans chaussures, abandonnés de notre voiturin, à travers des dangers inouïs. Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade. Elle avait été vive en effet, mais elle s’était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et d’un ton étrange : « Ah ! Je le savais bien, que vous étiez morts ! ». Quand il eut repris ses esprits et qu’il vit l’état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers; mais il m’avoua ensuite qu’en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s’était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu’il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac; des gouttes d’eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d’eau, qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d’harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l’oreille. Son génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile des sons extérieurs. Sa composition de ce soir-là était bien pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur.

Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin des grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones ni ophicléides pour remplir l’âme de terreur; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il n’a pas été connu et il ne l’est pas encore de la foule. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l’excès même de cette puissance qu’il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d’œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d’imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu’il eût horreur de ce que l’on ne comprend pas, ses émotions excessives l’emportaient à son insu dans des régions connues de lui seul.

J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce que, à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation.

Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous.

Il avait eu quelquefois des idées riantes et toutes rondes dans sa jeunesse. Il a fait des chansons polonaises et des romances inédites d’une charmante bonhomie et d’une adorable douceur. Quelques-unes de ses compositions ultérieures sont encore comme des sources de cristal où se mire un clair soleil. Mais qu’elles sont rares et courtes ces tranquilles extases de sa contemplation! Le chant de l’alouette dans le ciel et le moelleux flottement du cygne sur les eaux immobiles sont pour lui comme des éclairs de la beauté dans la sérénité. Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs.

Il en était ainsi de son caractère en toutes choses. Sensible un instant aux douceurs de l’affection et aux sourires de la destinée, il était froissé des jours, des semaines entières par la maladresse d’un indifférent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange, une véritable douleur ne le brisait pas autant qu’une petite. Il semblait qu’il n’eût pas la force de la comprendre d’abord et de la ressentir ensuite. La profondeur de ses émotions n’était donc nullement en rapport avec leurs causes. Quant à sa déplorable santé, il l’acceptait héroïquement dans les dangers réels, et il s’en tourmentait misérablement dans les altérations insignifiantes. Ceci est l’histoire et le destin de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès. Avec le sentiment exagéré des détails, l’horreur de la misère et les besoins d’un bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de peu de jours de maladie.

Il n’y avait pas moyen de se remettre en route, il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du port. C’était l’unique embarcation possible, et encore ne l’était-elle guère.

Notre séjour à la chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l’intimité exclusive. Nulle âme n’était plus noble, plus délicate, plus désintéressée; nul commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant dans la gaieté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui était de son domaine; mais en revanche, hélas ! Nulle humeur n’était plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante, nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence de cœur plus impossible à satisfaire.

Et rien de tout cela n’était sa faute, à lui. C’était celle de son mal. Son esprit était écorché vif; le pli d’une feuille de rose, l’ombre d’une mouche le faisaient saigner. Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant sous le ciel de l’Espagne. Il mourait de l’impatience du départ, bien plus que des inconvénients du séjour. Nous pûmes enfin nous rendre à Barcelone et de là, par mer encore, à Marseille, à la fin de l’hiver. Je quittai la chartreuse avec un mélange de joie et de douleur. J’y aurais bien passé deux ou trois ans seule avec mes enfants. Nous avions une malle de bons livres élémentaires que j’avais le temps de leur expliquer. Le ciel devenait magnifique et l’île un lieu enchanté. Notre installation romantique nous charmait; Maurice se fortifiait à vue d’oeil, et nous ne faisions que rire des privations pour notre compte. J’aurais eu de bonnes heures de travail sans distraction; je lisais de beaux ouvrages de philosophie et d’histoire quand je n’étais pas garde-malade, et le malade lui-même eût été adorablement bon s’il eût pu guérir. De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, même au milieu de ses plus douloureuses agitations ! Et la chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l’air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l’horizon ! C’est le plus bel endroit que j’aie jamais habité, et un des plus beaux que j’aie jamais vus. Et j’en avais à peine joui ! N’osant quitter le malade, je ne pouvais sortir avec mes enfants qu’un instant chaque jour, et souvent pas du tout. J’étais très-malade moi-même de fatigue et de séquestration.

À Marseille il fallut nous arrêter. Je soumis Chopin à l’examen du célèbre docteur Cauvières, qui le trouva gravement compromis d’abord, et qui pourtant reprit bon espoir en le voyant se rétablir rapidement. Il augura qu’il pouvait vivre longtemps avec de grands soins, et il lui prodigua les siens. Ce digne et aimable homme, un des premiers médecins de France, le plus charmant, le plus sûr, le plus dévoué des amis, est, à Marseille, la providence des heureux et des malheureux. Homme de conviction et de progrès, il a conservé dans un âge très-avancé la beauté de l’âme et celle du visage. Sa physionomie douce et vive en même temps, toujours éclairée d’un tendre sourire et d’un brillant regard, commande le respect et l’amitié à dose égale. C’est encore une des plus belles organisations qui existent, exempte d’infirmités, pleine de feu, jeune de cœur et d’esprit, bonne autant que brillante, et toujours en possession des hautes facultés d’une intelligence d’élite.

Il fut pour nous comme un père. Sans cesse occupé à nous rendre l’existence charmante, il soignait le malade, il promenait et gâtait les enfants, il remplissait mes heures, sinon de repos, du moins d’espoir, de confiance et de bien-être intellectuel. Je l’ai retrouvé cette année à Marseille, c’est-à-dire quinze ans après, plus jeune et plus aimable encore, s’il est possible, que je ne l’avais laissé, venant de traverser et de vaincre le choléra comme un jeune homme, aimant comme au premier jour les élus de son cœur, croyant à la France, à l’avenir, à la vérité, comme n’y croient plus les enfants de ce siècle : admirable vieillesse, digne d’une admirable vie !

En voyant Chopin renaître avec le printemps et s’accommoder d’une médication fort douce, il approuva notre projet d’aller passer quelques jours à Gênes. Ce fut un plaisir pour moi de revoir avec Maurice tous les beaux édifices et tous les beaux tableaux que possède cette charmante ville.

Au retour, nous eûmes en mer un rude coup de vent. Chopin en fut assez malade, et nous prîmes quelques jours de repos à Marseille chez l’excellent docteur. Marseille est une ville magnifique qui froisse et déplaît au premier abord par la rudesse de son climat et de ses habitants. On s’y fait pourtant, car le fond de ce climat est sain et le fond de ces habitants est bon. On comprend qu’on puisse s’habituer à la brutalité du mistral, aux colères de la mer, et aux ardeurs d' un implacable soleil, quand on trouve là, dans une cité opulente, toutes les ressources de la civilisation à tous les degrés où l’on peut se les procurer, et quand on parcourt, sur un rayon de quelque étendue, cette Provence aussi étrange et aussi belle en bien des endroits que beaucoup d’endroits un peu trop vantés de l’Italie.

J’amenai à Nohant, sans encombre, Maurice guéri, et Chopin en train de l’être. Au bout de quelques jours, ce fut le tour de Maurice d’être le plus malade des deux. Le cœur reprenait trop de plénitude. Mon ami Papet, qui est excellent médecin et qui, en raison de sa fortune, exerce la médecine gratis pour ses amis et pour les pauvres, prit sur lui de changer radicalement son régime. Depuis deux ans on le tenait aux viandes blanches et à l’eau rougie. Il jugea qu’une rapide croissance exigeait des toniques, et après l’avoir saigné, il le fortifia par un régime tout opposé.

Bien m’en prit d’avoir confiance en lui, car depuis ce moment Maurice fut radicalement guéri et devint d’une forte et solide santé. Quant à Chopin, Papet ne lui trouva plus aucun symptôme d'affection pulmonaire, mais seulement une petite affection chronique du larynx qu’il n’espéra
pas guérir et dont il ne vit pas lieu à s’alarmer sérieusement.

(…)


XIII

Après le voyage de Majorque, je songeai à arranger ma vie de manière à résoudre le difficile problème de faire travailler Maurice sans le priver d’air et de mouvement. A Nohant, cela était possible, et nos lectures pouvaient suffire à remplacer par des notions d’histoire, de philosophie et de littérature le grec et le latin du collège.

Mais Maurice aimait la peinture, et je ne pouvais la lui enseigner. D’ailleurs, je ne me fiais pas assez à moi-même quant au reste pour mener un peu loin les études que nous faisions ensemble, moi apprenant et préparant la veille ce que je lui démontrais le lendemain; car je ne savais rien avec méthode et j’étais obligée d’inventer une méthode à son usage en même temps que je m’initiais aux connaissances que cette méthode devait développer. Il me fallait, en même temps encore, trouver une autre méthode pour Solange, dont l’esprit avait besoin d’un tout autre procédé d’enseignement, relativement aux études appropriées à son âge.

Cela était au-dessus de mes forces à moins de renoncer à écrire. J’y songeai sérieusement. En me renfermant à la campagne toute l’année, j’espérais vivre de Nohant, et vivre fort satisfaite en consacrant ce que je pouvais avoir de lumière dans l’âme à instruire mes enfants; mais je m’aperçus bien vite que le professorat ne me convenait pas du tout, ou, pour mieux dire, que je ne convenais pas du tout à la tâche toute spéciale du professorat. Dieu ne m’a pas donné la parole; je ne m’exprimais pas d’une manière assez précise et assez nette, outre que la voix me manquait au bout d’un quart d’heure. D’ailleurs, je n’avais pas assez de patience avec mes enfants, j’aurais mieux enseigné ceux des autres. Il ne faut peut-être pas s’intéresser passionnément à ses élèves. Je m’épuisais en efforts de volonté, et je trouvais souvent dans la leur une résistance qui me désespérait. Une jeune mère n’a pas assez d’expérience des langueurs et des préoccupations de l’enfance. Je me rappelais les miennes cependant; mais, me rappelant aussi que si on ne les avait pas vaincues malgré moi, je serais restée inerte ou devenue folle, je me tuais à lasser la résistance, ne sachant pas la briser. Plus tard j’ai appris à lire à ma petite-fille, et j’ai eu de la patience, quoique je l’aimasse passionnément aussi; mais j’avais beaucoup d'années de plus!

Dans l’irrésolution où je fus quelque temps relativement à l’arrangement de ma vie, en vue du mieux possible pour ces chers enfants, une question sérieuse fut débattue dans ma conscience. Je me demandais si je devais accepter l’idée que Chopin s' était faite de fixer son existence auprès de la mienne. Je n’eusse pas hésité à dire non si j’eusse pu savoir alors combien peu de temps la vie retirée et la solennité de la campagne convenaient à sa santé morale et physique. J’attribuais encore son désespoir et son horreur de Majorque à l’exaltation de la fièvre et à l’excès de caractère de cette résidence. Nohant offrait des conditions plus douces, une retraite moins austère, un entourage sympathique et des ressources en cas de maladie. Papet était pour lui un médecin éclairé et affectueux. Fleury, Duteil, Duvernet et leurs familles, Planet, Rollinat surtout, lui furent chers à première vue. Tous l’aimèrent aussi et se sentirent disposés à le gâter avec moi.

Mon frère était venu habiter le Berry. Il était fixé dans la terre de Montgivray, dont sa femme avait hérité, à une demi-lieue de nous. Mon pauvre Hippolyte s’était si étrangement et si follement conduit envers moi que le bouder un peu n' eût pas été trop sévère; mais je ne pouvais bouder sa femme qui avait toujours été parfaite pour moi, et sa fille, que je chérissais comme si elle eût été mienne, l’ayant élevée en partie avec les mêmes soins que j’avais eus pour Maurice. D’ailleurs mon frère, quand il reconnaissait ses torts, s’accusait si entièrement, si drôlement, si énergiquement, disant mille naïvetés spirituelles tout en jurant et pleurant avec effusion, que mon ressentiment était tombé au bout d’une heure. D’un autre que lui, le passé eût été inexcusable, et avec lui l’avenir ne devait pas tarder à redevenir intolérable; mais qu’y faire ? C’était lui ! C’était le compagnon de mes premières années; c’était le bâtard né heureux, c’est-à-dire l’enfant gâté de chez nous. Hippolyte eût eu bien mauvaise grâce à se poser en Antony. Antony est vrai relativement aux préjugés de certaines familles; d’ailleurs ce qui est beau est toujours assez vrai; mais on pourrait bien faire la contre-partie d’Antony, et l’auteur de ce poème tragique pourrait la faire lui-même aussi vraie et aussi belle. Dans certains milieux, l’enfant de l’amour inspire un tel intérêt qu’il arrive à être, sinon le roi de la famille, du moins le membre le plus entreprenant et le plus indépendant de la famille, celui qui ose tout et à qui l’on passe tout, parce que les entrailles ont besoin de le dédommager de l’abandon de la société. Par le fait, n’étant rien officiellement, et ne pouvant prétendre à rien légalement dans mon intérieur, Hippolyte y avait toujours fait dominer son caractère turbulent, son bon cœur et sa mauvaise tête. Il m’en avait chassée, par la seule raison que je ne voulais pas l’en chasser; il avait aigri et prolongé la lutte qui m’y ramenait, et il y rentrait lui-même, pardonné et embrassé pour quelques larmes qu’il versait au seuil de la maison paternelle. Ce n’était que la reprise d’une nouvelle série de repentirs de sa part et d’absolutions de la mienne.

Son entrain, sa gaieté intarissable, l’originalité de ses saillies, ses effusions enthousiastes et naïves pour le génie de Chopin, sa déférence constamment respectueuse envers lui seul, même dans l’inévitable et terrible après-boire, trouvèrent grâce auprès de l’artiste éminemment aristocratique. Tout alla donc fort bien au commencement, et j’admis éventuellement l’idée que Chopin pourrait se reposer et refaire sa santé parmi nous pendant quelques étés, son travail devant nécessairement le rappeler l’hiver à Paris.

Cependant la perspective de cette sorte d’alliance de famille avec un ami nouveau dans ma vie me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j’allais accepter et que j’avais crue devoir se borner au voyage en Espagne. Si Maurice venait à retomber dans l’état de langueur qui m’avait absorbée, adieu à la fatigue des leçons, il est vrai, mais adieu aussi aux joies de mon travail; et quelles heures de ma vie sereines et vivifiantes pourrais-je consacrer à un second malade, beaucoup plus difficile à soigner et à consoler que Maurice ? Une sorte d’effroi s’empara donc de mon cœur en présence d’un devoir nouveau à contracter. Je n’étais pas illusionnée par une passion. J’avais pour l’artiste une sorte d’adoration maternelle très-vive, très-vraie, mais qui ne
pouvait pas un instant lutter contre l’amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse être passionné. J’étais encore assez jeune pour avoir peut-être à lutter contre l’amour, contre la passion proprement dite. Cette éventualité de mon âge, de ma situation et de la destinée des femmes artistes, surtout quand elles ont horreur des distractions passagères, m’effrayait beaucoup, et, résolue à ne jamais subir d’influence qui pût me distraire de mes enfants, je voyais un danger moindre, mais encore possible, même dans la tendre amitié que m’inspirait Chopin. Eh bien, après réflexion, ce danger disparut à mes yeux et prit même un caractère opposé, celui d’un
préservatif contre des émotions que je ne voulais plus connaître. Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l’austérité vers laquelle je me sentais attirée avec une sorte d’enthousiasme religieux.

Si j’eusse donné suite à mon projet de m’enfermer à Nohant toute l’année, de renoncer aux arts et de me faire l’institutrice de mes enfants, Chopin eût été sauvé du danger qui le menaçait, lui, à mon insu : celui de s’attacher à moi d’une manière trop absolue. Il ne m’aimait pas encore au point de ne pouvoir s’en distraire, son affection n’était pas encore exclusive. Il m’entretenait d’un amour romanesque qu’il avait eu en Pologne, de doux entraînements qu’il avait subis ensuite à Paris et qu’il y pouvait retrouver, et surtout de sa mère, qui était la seule passion de sa vie, et loin de laquelle pourtant il s’était habitué à vivre. Forcé de me quitter pour sa profession, qui était son honneur même, puisqu’il ne vivait que de son travail, six mois de Paris l’eussent rendu, après quelques jours de malaise et de larmes, à ses habitudes d’élégance, de succès exquis et de coquetterie intellectuelle. Je n’en pouvais pas douter, je n’en doutais pas. Mais la destinée nous poussait dans les liens d’une longue association, et nous y arrivâmes tous deux sans nous en apercevoir.

Forcée d’échouer dans mon entreprise de professorat, je pris le parti de le remettre en meilleures mains, et de faire, dans ce but, un établissement annuel à Paris. Je louai, rue Pigalle, un appartement composé de deux pavillons au fond d’un jardin. Chopin s’installa rue Tronchet; mais son logement fut humide et froid. Il recommença à tousser sérieusement, et je me vis forcée de donner ma démission de garde-malade, ou de passer ma vie en allées et venues impossibles. Lui, pour me les épargner, venait chaque jour me dire avec une figure décomposée et une voix éteinte qu’il se portait à merveille. Il demandait à dîner avec nous, et il s’en allait le soir, grelottant dans son fiacre.

Voyant combien il s’affectait du dérangement de notre vie de famille, je lui offris de lui louer un des pavillons dont je pouvais lui céder une partie. Il accepta avec joie. Il eut là son appartement, y reçut ses amis et y donna ses leçons sans me gêner. Maurice avait l’appartement au-dessus du sien; j’occupais l’autre pavillon avec ma fille. Le jardin était joli et assez vaste pour permettre de grands jeux et de belles gaietés. Nous avions des professeurs des deux sexes qui faisaient de leur mieux. Je voyais le moins de monde possible, m’en tenant toujours à mes amis. Ma jeune et charmante parente Augustine, Oscar, le fils de ma sœur, dont je m’étais chargée et que j’avais mis en pension, les deux beaux enfants de Madame D’Oribeau, qui était venue se fixer à Paris dans le même but que moi, c’était là un jeune monde bien-aimé qui se réunissait de temps en temps à mes enfants, mettant, à ma grande satisfaction, la maison sens dessus dessous.

Nous passâmes ainsi près d’un an, à tâter ce mode d’éducation à domicile. Maurice s’en trouva assez bien. Il ne mordit jamais plus que mon père ne l’avait fait aux études classiques; mais il prit avec M. Eugène Pelletan, M. Loyson et M. Zirardini le goût de lire et de comprendre, et il fut bientôt en état de s’instruire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers lesquels sa nature d’esprit le poussait. Il put aussi commencer à recevoir des notions de dessin, qu’il n’avait reçues jusque-là que de son instinct.

Il en fut autrement de ma fille. Malgré l’excellent enseignement qui lui fut donné chez moi par Mademoiselle Suez, une genevoise de grand savoir et d’une admirable douceur, son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était désespérant, car l’intelligence, la mémoire et la compréhension étaient magnifiques chez elle. Il fallut en revenir à l’éducation en commun, qui la stimulait davantage, et à la vie de pension, qui, restreignant les sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l’en retirai aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez Madame Bascans, où elle convint qu’elle était réellement mieux que chez moi.

Installée dans une maison charmante et dans un lieu magnifique, objet des plus doux soins et favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai mérite, elle daigna enfin s’apercevoir que la culture de l’intelligence pouvait bien être autre chose qu’une vexation gratuite. Car tel était le thème de cette raisonneuse; elle avait prétendu jusque-là qu’on avait inventé les connaissances humaines dans l’unique but de contrarier les petites filles.

Ce parti de me séparer d’elle de nouveau étant pris (avec plus d’effort et de regret que je ne voulus lui en montrer), je vécus alternativement à Nohant l’été, et à Paris l’hiver, sans me séparer de Maurice, qui savait s’occuper partout et toujours. Chopin venait passer trois ou quatre mois chaque année à Nohant. J’y prolongeais mon séjour assez avant dans l’hiver, et je retrouvais à Paris mon malade ordinaire, c’est ainsi qu’il s’intitulait, désirant mon retour, mais ne regrettant pas la campagne, qu’il n’aimait pas au delà d’une quinzaine et qu’il ne supportait davantage que par attachement pour moi. Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigale, qui lui déplaisaient, pour nous établir au square d'Orléans, où la bonne et active Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel appartement entre les deux nôtres. Nous n’avions qu’une grande cour, plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous réunir, tantôt chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble à frais communs. C’était une très-bonne association, économique comme toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez Madame Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre mon travail à l’heure où il me convenait de me retirer. Chopin se réjouissait aussi d’avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller composer ou rêver. Mais il aimait le monde et ne profitait guère de son sanctuaire que pour y donner des leçons. Ce n’est qu’à Nohant qu’il créait et écrivait. Maurice avait son appartement et son atelier au-dessus de moi. Solange avait près de moi une jolie chambrette où elle aimait à faire la dame vis-à-vis d’Augustine les jours de sortie, et d'où elle chassait son frère et Oscar impérieusement, prétendant que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare; ce qui ne l’empêchait pas de grimper à l’atelier un moment après pour les faire enrager, si bien qu’ils passaient leur temps à se renvoyer outrageusement de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper à la porte pour recommencer. Un autre enfant, d’abord timide et raillé, bientôt taquin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et aux éclats de rire qui désespéraient le voisinage. C’était Eugène Lambert, camarade de Maurice à l’atelier de peinture de Delacroix, un garçon plein d’esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour un mois, y a passé jusqu’à présent une douzaine d’étés, sans compter plusieurs hivers. Plus tard, je pris Augustine tout à fait avec nous, la vie de famille et d’intérieur me devenant chaque jour plus chère et plus nécessaire.

S’il me fallait parler ici avec détail des illustres et chers amis qui m’entourèrent pendant ces huit années, je recommencerais un volume. Mais ne suffit-il pas de nommer, outre ceux dont j’ai parlé déjà, Louis Blanc, Godefroy Cavaignac, Henri Martin, et le plus beau génie de femme de notre époque, uni à un noble cœur, Pauline Garcia, fille d' un artiste de génie, sœur de la Malibran, et mariée à mon ami Louis Viardot, savant modeste, homme de goût et surtout homme de bien ! Parmi ceux que j’ai vus avec autant d’estime et moins d’intimité, je citerai Mickiewicz, Lablache, Alkan aîné, Soliva, E. Quinet, le général Pepe, etc. ! Et, sans faire de catégories de talent ou de célébrité, j’aime à me rappeler l’amitié fidèle de Bocage, le grand artiste, et la touchante amitié d’Agricol Perdiguier, le noble artisan; celle de Ferdinand François, âme stoïque et pure, et celle de Gilland, écrivain prolétaire d’un grand talent et d’une grande foi; celle d’Étienne Arago, si vraie et si charmante, et celle d’Anselme Pététin, si mélancolique et si sincère; celle de M. De
Bonnechose, le meilleur des hommes et le plus aimable, l’inappréciable ami de Madame Marliani; et celle de M. De Rancogne, charmant poète inédit, sensible et gai vieillard qui avait toujours des roses dans l’esprit et jamais d’épines dans le cœur; celle de Mendizabal, le père enjoué et affectueux de toute notre chère jeunesse et celle de Dessaüer, artiste éminent, caractère pur et digne; enfin celle d’Hetzel, qui, pour arriver sur le tard de ma vie, ne m’en fut pas moins précieuse, et celle du docteur Varennes, une des plus anciennes et des plus regrettées.

Hélas ! La mort ou l’absence ont dénoué la plupart de ces relations, sans refroidir mes souvenirs et mes sympathies. Parmi celles que j’ai pu ne pas perdre de vue, j’aime à nommer le capitaine D’Arpentigny, un des esprits les plus frais, les plus originaux et les plus étendus qui existent, et madame Hortense Allart, écrivain d’un sentiment très-élevé et d’une forme très-poétique, femme savante toute jolie et toute rose, disait Delatouche; esprit courageux, indépendant; femme brillante et sérieuse, vivant à l’ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu’elle saurait porter de grâce et d’éclat dans le monde; mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d’homme. Je voyais aussi cette tête exaltée et généreuse, cette femme qui avait les illusions d’un enfant et le caractère d’un héros, cette folle, cette martyre, cette sainte, Pauline Roland. J’ai nommé Mickiewicz, génie égal à celui de Byron, âme conduite aux vertiges de l’extase par l’enthousiasme de la patrie et la sainteté des mœurs. J’ai nommé Lablache, le plus grand acteur comique et le plus parfait chanteur de notre époque : dans la vie privée, c’est un adorable esprit et un père de famille respectable. J’ai nommé Soliva, compositeur lyrique d’un vrai talent, professeur admirable, caractère noble et digne, artiste enjoué, enthousiaste, sérieux. Enfin, j’ai nommé Alkan, pianiste célèbre, plein d’idées fraîches et originales, musicien savant, homme de cœur. Quant à Edgar Quinet, tous le connaissent en le lisant : un grand cœur dans une vaste intelligence; ses amis connaissent en plus sa modestie candide et la douceur de son commerce. Enfin, j’ai nommé le général Pepe, âme héroïque et pure, un de ces caractères qui rappellent les hommes de Plutarque. Je n’ai nommé ni Mazzini, ni les autres amis que j’ai gardés dans le monde politique et dans la vie intime, ne les ayant connus réellement que plus tard.

Déjà, dans ce temps-là, je touchais, par mes relations variées, aux extrêmes de la société, à l’opulence, à la misère, aux croyances les plus absolutistes, aux principes les plus révolutionnaires. J’aimais à connaître et à comprendre les divers ressorts qui font mouvoir l’humanité et qui décident de ses vicissitudes. Je regardais avec attention, je me trompais souvent, je voyais clair quelquefois. Après les désespérances de ma jeunesse, trop d’illusions me gouvernèrent. Au scepticisme maladif succéda trop de bienveillance et d’ingénuité. Je fus mille fois dupe d’un rêve de fusion archangélique dans les forces opposées du grand combat des idées. Je suis bien encore quelquefois capable de cette simplicité, résultat d’une plénitude de cœur; pourtant j’en devrais être bien guérie, car mon cœur a beaucoup saigné. La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait pour moi du beau soleil sur mes enfants, sur mes amis, sur mon travail; mais la vie que je ne raconte pas était voilée d’amertumes effroyables.

Je me souviens d’un jour où, révoltée d’injustices sans nom qui, dans ma vie intime, m’arrivaient tout à coup de plusieurs côtés à la fois, je m’en allai pleurer dans le petit bois de mon jardin de Nohant, à l’endroit où jadis ma mère faisait pour moi et avec moi ses jolies petites rocailles. J’avais alors environ quarante ans, et, quoique sujette à des névralgies terribles, je me sentais physiquement beaucoup plus forte que dans ma jeunesse. Il me prit fantaisie, je ne sais au milieu de quelles idées noires, de soulever une grosse pierre, peut-être une de celles que j’avais vu autrefois porter par ma robuste petite mère. Je la soulevai sans effort, et je la laissai retomber avec désespoir, disant en moi-même : « Ah ! Mon Dieu, j’ai peut-être encore quarante ans à vivre ! »

L’horreur de la vie, la soif du repos, que je repoussais depuis longtemps, me revinrent cette fois-là d’une manière bien terrible. Je m’assis sur cette pierre et j’épuisai mon chagrin dans des flots de larmes. Mais il se fit là en moi une grande révolution : à ces deux heures d’anéantissement succédèrent deux ou trois heures de méditation et de rassérènement dont le souvenir est resté net en moi comme une chose décisive dans ma vie.

La résignation n’est pas dans ma nature. C’est là un état de tristesse morne, mêlée à de lointaines espérances, que je ne connais pas. J’ai vu cette disposition chez les autres, je n’ai jamais pu l’éprouver. Apparemment mon organisation s’y refuse. Il me faut désespérer absolument pour avoir du courage. Il faut que je sois arrivée à me dire « tout est perdu ! » pour que je me décide à tout accepter. J’avoue même que ce mot de résignation m’irrite. Dans l’idée que je m’en fais, à tort ou à raison, c’est une sotte paresse qui veut se soustraire à l’inexorable logique du malheur; c’est une mollesse de l’âme qui nous pousse à faire notre salut en égoïstes, à tendre un dos endurci aux coups de l’iniquité, à devenir inertes, sans horreur du mal que nous subissons, sans pitié par conséquent pour ceux qui nous affligent. Il me semble que les gens complètement résignés sont pleins de dégoût et de mépris pour la race humaine. Ne s’efforçant plus de soulever les rochers qui les écrasent, ils se disent que tout est rocher, et qu’eux seuls sont les enfants de Dieu.

Une autre solution s’ouvrit devant moi. Tout subir sans haine et sans ressentiment, mais tout combattre par la foi; aucune ambition, aucun rêve de bonheur personnel pour moi-même en ce monde, mais beaucoup d’espoir et d’efforts pour le bonheur des autres. Ceci me parut une conclusion souveraine de la logique applicable à ma nature. Je pouvais vivre sans bonheur personnel, n' ayant pas de passions personnelles.

Mais j’avais de la tendresse et le besoin impérieux d’exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou mourir. Chérir en étant peu ou mal chéri soi-même, c’est être malheureux; mais on peut vivre malheureux. Ce qui empêche de vivre, c’est de ne pas faire usage de sa propre vie, ou d’en faire un usage contraire aux conditions de sa propre vie. En face de cette résolution, je me demandai si j’aurais la force de la suivre; je n’avais pas une assez haute idée de moi-même pour m’élever au rêve de la vertu. D’ailleurs, voyez-vous, dans le temps de scepticisme où nous vivons, une grande lumière s’est dégagée; c’est que la vertu n’est qu’une lumière elle-même, une lumière qui se fait dans l’âme. Moi, j’y ajoute, dans ma croyance, l’aide de Dieu. Mais qu’on accepte ou qu’on rejette le secours divin, la raison nous démontre que la vertu est un résultat brillant de l’apparition de la vérité dans la conscience, une certitude, par conséquent, qui commande au cœur et à la volonté.

Écartant donc de mon vocabulaire intérieur ce mot orgueilleux de vertu qui me paraissait trop drapé à l’antique, et me contentant de contempler une certitude en moi-même, je pus me dire, assez sagement, je crois, qu’on ne revient pas sur une certitude acquise, et que, pour persévérer dans un parti pris en vue de cette certitude, il ne s’agit que de regarder en soi chaque fois que l’égoïsme vient s’efforcer d’éteindre le flambeau. Que je dusse être agitée, troublée et tiraillée par cette imbécile personnalité humaine, cela n’était pas douteux, car l’âme ne veille pas toujours; elle s’endort et elle rêve; mais que, connaissant la réalité, c’est-à-dire l’impossibilité d’être heureuse par l’égoïsme, je n’eusse pas le pouvoir de secouer et de réveiller mon âme, c’est ce qui me parut également hors de doute.

Après avoir calculé ainsi mes chances avec une grande ardeur religieuse et un véritable élan de cœur vers Dieu, je me sentis très-tranquille, et je gardai cette tranquillité intérieure tout le reste de ma vie; je la gardai non pas sans ébranlement, sans interruption et sans défaillance, mon équilibre physique succombant parfois sous cette rigueur de ma volonté; mais je la retrouvai toujours sans incertitude et sans contestation au fond de ma pensée et dans l’habitude de ma vie. Je la retrouvai surtout par la prière. Je n’appelle pas prière un choix et un arrangement de paroles lancées vers le ciel, mais un entretien de la pensée avec l’idéal de lumière et de perfections infinies.

De toutes les amertumes que j’avais non plus à subir, mais à combattre, les souffrances de mon malade ordinaire n’étaient pas la moindre.

Chopin voulait toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant. Il était l’homme du monde par excellence, non pas du monde trop officiel et trop nombreux, mais du monde intime, des salons de vingt personnes, de l’heure où la foule s’en va et où les habitués se pressent autour de l’artiste pour lui arracher par d’aimables importunités le plus pur de son inspiration. C’est alors seulement qu’il donnait tout son génie et tout son talent. C’est alors aussi qu’après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une tristesse douloureuse, car sa musique vous mettait parfois dans l’âme des découragements atroces, surtout quand il improvisait; tout à coup, comme pour enlever l’impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace, à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate, et se montrait subitement transformé en anglais flegmatique, en vieillard impertinent, en anglaise sentimentale et ridicule, en juif sordide. C’étaient toujours des types tristes, quelque comiques qu’ils fussent, mais parfaitement compris et si délicatement traduits qu’on ne pouvait se lasser de les admirer.

Toutes ces choses sublimes, charmantes ou bizarres qu’il savait tirer de lui-même faisaient de lui l’âme des sociétés choisies, et on se l’arrachait bien littéralement, son noble caractère, son désintéressement, sa fierté, son orgueil bien entendu, ennemi de toute vanité de mauvais goût et de toute insolente réclame, la sûreté de son commerce et les exquises délicatesses de son savoir-vivre faisant de lui un ami aussi sérieux qu’agréable. Arracher Chopin à tant de gâteries, l’associer à une vie simple, uniforme et constamment studieuse, lui qui avait été élevé sur les genoux des princesses, c’était le priver de ce qui le faisait vivre, d’une vie factice il est vrai, car, ainsi qu’une femme fardée, il déposait le soir, en rentrant chez lui, sa verve et sa puissance, pour donner la nuit à la fièvre et à l’insomnie; mais d’une vie qui eût été plus courte et plus animée que celle de la retraite et de l’intimité restreinte au cercle uniforme d’une seule famille. à Paris, il en traversait plusieurs chaque jour, ou il en choisissait au moins chaque soir une différente pour milieu. Il avait ainsi tour à tour vingt ou trente salons à enivrer ou à charmer de sa présence. Chopin n’était pas né exclusif dans ses affections; il ne l’était que par rapport à celles qu’il exigeait; son âme impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu’elle se reprenait de même, un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s’en allait tout seul, ne songeant à aucune d’elles, les laissant toutes trois convaincues de l’avoir exclusivement charmé. Il était de même en amitié, s’enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d’engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l’objet, et de mécontentements secrets qui empoisonnaient ses plus chères affections. Un trait qu’il m’a raconté lui-même prouve combien peu il mesurait ce qu’il accordait de son cœur à ce qu’il exigeait de celui des autres.

Il s’était vivement épris de la petite-fille d’un maître célèbre; il songea à la demander en mariage, dans le même temps où il poursuivait la pensée d’un autre mariage d’amour en Pologne, sa loyauté n’étant engagée nulle part, mais son âme mobile flottait d’une passion à l’autre. La jeune parisienne lui faisait bon accueil, et tout allait au mieux, lorsqu’un jour qu’il entrait chez elle avec un autre musicien plus célèbre à Paris qu’il ne l’était encore, elle s’avisa de présenter une chaise à ce dernier avant de songer à faire asseoir Chopin. Il ne la revit jamais et l’oublia tout de suite. Ce n’est pas que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente et dévouée, mais non pas exclusivement et continuellement envers telle ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affections qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes les autres.

Il n’était certainement pas fait pour vivre longtemps en ce monde, ce type extrême de l’artiste. Il y était dévoré par un rêve d’idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à l’usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger avec la nature humaine. Il n’acceptait rien de la réalité. C’était là son vice et sa vertu, sa grandeur et sa misère. Implacable
envers la moindre tache, il avait un enthousiasme immense pour la moindre lumière, son imagination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil. Il était donc à la fois doux et cruel d'être l'objet de sa préférence, car il vous tenait compte avec usure de la moindre clarté, et vous accablait de son désenchantement au passage de la plus petite ombre.

On a prétendu que, dans un de mes romans, j’avais peint son caractère avec une grande exactitude d’analyse. On s’est trompé, parce que l’on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et, procédant par ce système, trop commode pour être sûr, Liszt lui-même, dans une vie de Chopin, un peu exubérante de style, mais remplie cependant de très-bonnes choses et de très-belles pages, s’est fourvoyé de bonne foi.

J’ai tracé, dans Le prince Karol, le caractère d’un homme déterminé dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences. Tel n’était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l’art, quelque réaliste qu’il se fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas réelles probablement, mais très-mystérieuses. L’art ne rectifie ces inconséquences que parce qu’il est trop borné pour les rendre.

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particulière. Il était modeste par principes et doux par habitude, mais il était impérieux par instinct et plein d’un orgueil légitime qui s’ignorait lui-même. De là des souffrances qu’il ne raisonnait pas et qui ne se fixaient pas sur un objet déterminé. D'ailleurs le prince Karol n'est pas artiste. C’est un rêveur, et rien de plus; n'ayant pas de génie, il n’a pas les droits du génie. C’est donc un personnage plus vrai qu’aimable, et c’est si peu le portrait d’un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour sur mon bureau, n’avait pas eu la moindre velléité de s’y tromper, lui si soupçonneux pourtant !

Et cependant plus tard, par réaction, il se l’imagina, m’a-t-on dit. Des ennemis (j’en avais auprès de lui qui se disaient ses amis, comme si aigrir un cœur souffrant n’était pas un meurtre), des ennemis lui firent croire que ce roman était une révélation de son caractère. Sans doute, en ce moment-là, sa mémoire était affaiblie : il avait oublié le livre, que ne l'a-t-il relu !

Cette histoire était si peu la nôtre ! Elle en était tout l'inverse. Il n’y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances. Notre histoire, à nous, n’avait rien d’un roman; le fond en était trop simple et trop sérieux pour que nous eussions jamais eu l’occasion d’une querelle l’un contre l’autre, à propos l’un de l’autre. J’acceptais toute la vie de Chopin telle qu’elle se continuait en dehors de la mienne. N’ayant ni ses goûts, ni ses idées en dehors de l'art, ni ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je n'entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son individualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres amis engagés dans un chemin différent du mien.

D’un autre côté, Chopin m’accordait, et je peux dire m’honorait d’un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours le même pour moi. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie. Étranger à mes études, à mes recherches, et, par suite, à mes convictions, enfermé qu’il était dans le dogme catholique, il disait de moi, comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie : Bah ! Bah ! Je suis bien sûre qu’elle aime Dieu ! Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser, et non s’user dans des combats indignes d’elle.

Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l'obligeance et la déférence en personne, il n'avait pas, pour cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m'entouraient. Avec eux, l’inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fantasque, se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion, et réciproquement. Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans, que moi seule pus les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Pourquoi une combinaison d’événements en dehors de nous ne nous éloigna-t-elle pas l’un de l’autre avant la huitième année ! Mon attachement n’avait pu faire ce miracle de le rendre un peu calme et heureux que parce que Dieu y avait consenti en lui conservant un peu de santé. Cependant il déclinait visiblement, et je ne savais plus quels remèdes employer pour combattre
l’irritation croissante des nerfs. La mort de son ami le docteur Mathuzinski et ensuite celle de son propre père lui portèrent deux coups terribles. Le dogme catholique jette sur la mort des terreurs atroces. Chopin, au lieu de rêver pour ces âmes pures un meilleur monde, n'eut que des visions effrayantes, et je fus obligée de passer bien des nuits dans une chambre voisine de la sienne, toujours prête à me lever cent fois de mon travail pour chasser les spectres de son sommeil et de son insomnie. L’idée de sa propre mort lui apparaissait escortée de toutes les imaginations superstitieuses de la poésie slave. Polonais, il vivait dans le cauchemar des légendes. Les fantômes l’appelaient, l’enlaçaient, et, au lieu de voir son père et son ami lui sourire dans le rayon de la foi, il repoussait leurs faces décharnées de la sienne et se débattait sous l' étreinte de leurs mains glacées.

Nohant lui était devenu antipathique. Son retour, au printemps, l'enivrait encore quelques instants. Mais dès qu’il se mettait au travail, tout s’assombrissait autour de lui. Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son piano soudaine, complète, sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade, et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l'instrument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel j’aie jamais assisté. C’était une suite d’efforts, d’irrésolutions et d’impatiences pour ressaisir certains détails du thème de son audition : ce qu’il avait conçu tout d’une pièce, il l’analysait trop en voulant l’écrire, et son regret de ne pas le retrouver net, selon lui, le jetait dans une sorte de désespoir. Il s’enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant et changeant cent fois une mesure, l’écrivant et l'effaçant autant de fois, et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l’écrire telle qu’il l’avait tracée du premier jet.

J’avais eu longtemps l’influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l’inspiration. Mais quand il n’était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l’avoir gâté et de n’être pas assez sévère pour lui. J’essayais de le distraire, de le promener. Quelquefois emmenant toute ma couvée dans un char à bancs de campagne, je l’arrachais malgré lui à cette agonie; je le menais aux bords de la Creuse, et, pendant deux ou trois jours, perdus au soleil et à la pluie dans des chemins affreux, nous arrivions, riants et affamés, à quelque site magnifique où il semblait renaître. Ces fatigues le brisaient le premier jour, mais il dormait ! Le dernier jour, il était tout ranimé, tout rajeuni en revenant à Nohant, et il trouvait la solution de son travail sans trop d’efforts; mais il n'était pas toujours possible de le déterminer à quitter ce piano qui était bien plus souvent son tourment que sa joie, et peu à peu il témoigna de l'humeur quand je le dérangeais. Je n’osais pas insister. Chopin fâché était effrayant, et comme, avec moi, il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir.

Ma vie, toujours active et rieuse à la surface, était devenue intérieurement plus douloureuse que jamais. Je me désespérais de ne pouvoir donner aux autres ce bonheur auquel j’avais renoncé pour mon compte; car j'avais plus d'un sujet de profond chagrin contre lequel je m’efforçais de réagir. L’amitié de Chopin n’avait jamais été un refuge pour moi dans la tristesse. Il avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les miens l’eussent écrasé, aussi ne les connaissait-il que vaguement et ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un point de vue très-différent du mien. Ma véritable force me venait de mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d’âme, sa raison précoce et son inaltérable enjouement. Nous n’avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d’organisation, beaucoup des mêmes goûts et des mêmes besoins; en outre, un lien d'affection naturelle si étroit qu'un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d'explication tête à tête. Si nous n'habitons pas le même enclos d’idées et de sentiments, il y a, du moins, une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d’une affection immense et d’une confiance absolue.

À la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s’était assombri extrêmement, et Maurice, qui l’avait tendrement aimé jusque-là, fut blessé tout à coup par lui d’une manière imprévue pour un sujet futile. Ils s’embrassèrent un moment après, mais le grain de sable était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tombèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelquefois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal s’aggraver et s’étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que Chopin préférait, par la raison qu’elle seule ne l’avait pas gâté, mais à Augustine avec une amertume effrayante, et à Lambert même, qui n’a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus inoffensive de nous tous à coup sûr, en était consternée.

Il avait été d'abord si bon pour elle ! Tout cela fut supporté; mais enfin, un jour, Maurice, lassé de coups d'épingle, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l'aimais plus.

Quel blasphème après ces huit années de dévouement maternel ! Mais le pauvre cœur froissé n'avait pas conscience de son délire. Je pensais que quelques mois passés dans l’éloignement et le silence guériraient cette plaie et rendraient l’amitié calme, la mémoire équitable. Mais la révolution de février arriva et Paris devint momentanément odieux à cet esprit incapable de se plier à un ébranlement quelconque dans les formes sociales. Libre de retourner en Pologne, ou certain d’y être toléré, il avait préféré languir dix ans loin de sa famille qu’il adorait, à la douleur de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait fui la tyrannie, comme maintenant il fuyait la liberté !

Je le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler, il s’échappa. C’était à mon tour de dire qu’il ne m' aimait plus. Je lui épargnai cette souffrance, et je remis tout aux mains de la providence et de l’avenir.

Je ne devais plus le revoir. Il y avait de mauvais cœurs entre nous. Il y en eut de bons aussi, qui ne surent pas s’y prendre. Il y en eut de frivoles qui aimèrent mieux ne pas se mêler d’affaires délicates; Gutmann n'était pas là.

On m’a dit qu’il m’avait appelée, regrettée, aimée filialement jusqu’à la fin. On a cru devoir me le cacher jusque-là. On a cru devoir lui cacher aussi que j’étais prête à courir vers lui. On a bien fait si cette émotion de me revoir eût dû abréger sa vie d’un jour ou seulement d’une heure. Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde. Elles ne font peut-être qu’y commencer, et, à coup sûr, elles n’y finissent point. Cette vie d’ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais à certaines âmes, qui ne se soulèvent que par moments pour les organisations les plus solides, et que la mort déchire pour tous.

Garde-malade, puisque telle fut ma mission pendant une notable portion de ma vie, j’ai dû accepter sans trop d'étonnement et surtout sans dépit les transports et les accablements de l'âme aux prises avec la fièvre. J’ai appris au chevet des malades à respecter ce qui est véritablement leur volonté saine et libre, et à pardonner ce qui est le trouble et le délire de leur fatalité. J’ai été payée de mes années de veille, d’angoisse et d’absorption par des années de tendresse, de confiance et de gratitude qu’une heure d’injustice ou d’égarement n’a point annulées devant Dieu. Dieu n’a pas puni, Dieu n’a pas seulement aperçu cette heure mauvaise dont je ne veux pas me rappeler la souffrance. Je l’ai supportée, non pas avec un froid stoïcisme, mais avec des larmes de douleur et d’enthousiasme, dans le secret de ma prière. Et c'est parce que j'ai dit aux absents, dans la vie ou dans la mort : « soyez bénis ! » que j’espère trouver dans le cœur de ceux qui me fermeront les yeux la même bénédiction à ma dernière heure.



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