Feu sacré

Marc Chevrier

Ce que signifiait le feu sacré au temps des Anciens est largement méconnu, quoique le langage ait conservé une expression comme «avoir le feu sacré». Dans La cité antique, un livre devenu un classique sur les institutions de l'Antiquité, Fustel de Coulanges a consacré des pages lumineuses au feu sacré (5). Vouant un culte aux morts, les Grecs et les Romains vénéraient les dieux de leur maison. Les morts étant considérés comme des êtres sacrés, chaque famille se faisait un devoir de faire des offrandes et des sacrifices à ses ancêtres pour les apaiser et obtenir leur protection. Or, chaque maison renfermait un autel où un feu devait brûler en permanence. Chaque maître de maison avait l'obligation sacrée de l'entretenir en suivant les rites prescrits. Le feu sacré, écrit Fustel de Coulanges, avait «pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il représentait les ancêtres; il était la providence d'une famille, et n'avait rien en commun avec le feu de la famille voisine qui était une autre providence ». C'était le père qui se tenait au plus près du foyer et qui en perpétuait le culte en le transmettant à son fils. De cette manière, le père incarnait à lui seul «toute la série des descendants». «Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes.» En transmettant à son fils le culte familial, le père «établissait un lien mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la famille.» Avec le temps, l'institution du feu sacré finit toutefois par perdre sa signification auprès des Anciens. Le christianisme, qui vénère un dieu personnel commun à tous les hommes, délogea au sein même de l'empire romain les religions païennes.

On peut certes voir dans le feu sacré une institution exotique rattachée à une civilisation révolue. L'intérêt de ce rite aujourd'hui réside toutefois dans sa portée symbolique. La famille ayant été de tout temps la base essentielle de la vie privée, il convient de réfléchir sur ce que la famille fait. Elle est la matrice protectrice où les nécessités vitales, dormir, manger, se vêtir, se reproduire, s'accomplissent, et le refuge où se vivent les choses qui se fortifient loin des regards publics, tel l'amour.

La famille est aussi pour l'enfant la première porte d'entrée sur le monde et sur la culture. Elle forme en elle-même un petit monde qu'animent les légendes familiales, les rites journaliers, les jeux et les espiègleries des enfants, la rencontre de plusieurs générations, les histoires qu'on se raconte et les chansonnettes dont on se berce, les héros de famille dont on célèbre la mémoire ainsi que les fêtes et les moments solennels qui ponctuent l'existence de la maisonnée. C'est par cette vie symbolique dont la famille est le foyer que l'enfant se découvre uni à la chaîne des générations et se forge une identité. C'est par cette même vie transmise par les parents à leur progéniture qu'ils se lient au passé et assurent la suite du monde. Le feu sacré, dans son sens moderne, c'est cette chaleur primordiale dont la vie familiale attise les braises et qui éclaire l'existence quotidienne de ses lueurs. Sans ce feu sacré qui réchauffe le cœur de l'homme dans un foyer nourricier, comment peut-il avoir la force et l'assurance requises pour se lancer dans la sphère publique? Que cette chaleur primordiale soit la base de la civilisation, c'est ce que pressentit Saint-Exupéry: «Une civilisation […] est d'abord, dans l'homme, désir aveugle d'une certaine chaleur. L'homme, ensuite, d'erreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu.» (6) Mais hélas, dans bien des foyers modernes ne brille que la froide lumière du téléviseur, appareil dont le fonctionnement continuel parasite la vie familiale, atrophie sa vie symbolique et embrouille la frontière entre le privé et le public. Le grand Chateaubriand écrivait: «Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles.» Encore faut-il que ce monde naisse dans un temple que son habitant ne laisse point se profaner.

À lire également du même auteur

Le racisme imaginaire
À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic (Liber, 2025) et de François Charbonneau, L’affaire Cannon (Boréal, 2025)

François, pape de l’Occident lointain
Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne. »  Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cett

Du postlibéralisme aux États-Unis. La démocratie chrétienne de Patrick Deneen
Quoi que l’on pense des idées de Patrick Deneen, elles compteront vraisemblablement, pour les temps à venir, parmi la boite à outils des républicains américains. Quel usage en feront-ils, quelle influence réelle exerceront-elles sur l’entou

La France et son parlement empêché
Là où en Europe, on voit un président élu côtoyer un premier ministre responsable devant la chambre nationale, comme en Finlande, au Portugal et en Autriche, on a dû se résoudre à limiter ou à abaisser la fonction présidentielle pour consol

Quand Jean Drapeau nous parlait
Se plaçant sous le patronage de Lionel Groulx pour qui le Canada français appartenait à l’espèce tragique des peuples au bord du néant, Drapeau élabore dans un ouvrage publié en 1959 une pensée constitutionnelle, doublée d’un plan écono

Les élections britanniques et françaises de 2024 en miroir
Deux élections législatives ont ébranlé l’Europe au début de l’été 2024, celles du 4 juillet pour renouveler la Chambre des communes britannique et celles des 26 et 27 juin, ainsi que des 6 et 7 juillet pour regarnir l’Assemblée nationa

Anatomie d'une certaine chute
Le cinéma demeure un outil privilégié pour propager par des procédés subtils des visions du monde et des normes sociales sous couvert d’une œuvre offerte comme divertissement. L'Anatomie d’une chute, qui a remporté la Palme d’or à Canne




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?