Émile Zola et la théorie du naturalisme

Georges Pellissier
Bien qu'Émile Zola répudia toujours le titre de chef d'école, on lui doit d'avoir formulé et illustré avec le plus de rigueur les préceptes du roman naturaliste. Suivant la division tripartite de l'âme chez Platon, le romancier doit s'intéresser au «ventre», aux passions de la bête humaine, qu'avaient jusque là déconsidérées les poètes et les romanciers classiques et romantiques qui s'intéressaient avant tout aux fonctions intellectuelles et morales chez l'être humain. Il faut «faire vrai», celui qui s'attarde à l'analyse psychologique est «traître à la vérité»: l'écrivain étudiera désormais des tempéraments, non plus des caractères. Pour atteindre cette vérité, le romancier empruntera sa méthode à la science.
Georges Pellissier fait la part ici entre la doctrine et son application, et ses déviations, chez l'auteur des Rougon-Macquart.
M. Émile Zola est le théoricien du naturalisme. Il n'a point inventé le terme, qui existait fort avant lui, que lui-même signale dans Montaigne. Il n'a pas davantage inventé la chose. Ce qu'il préconise sous le nom de naturalisme, employé déjà par Taine en un sens analogue, nous en avons trouvé tous les éléments chez ses devanciers, chez Balzac d'abord, puis chez Flaubert et les Goncourt. Aussi bien M. Zola ne se donna jamais pour un novateur, et répudia toujours le titre de chef d'école. Il présentait le naturalisme comme une méthode et non point comme un système. En soi, le naturalisme n'a rien de scolastique. La seule obligation qu'il impose consiste dans le respect de la nature. Il est le contraire d'une école; car toute école se constitue beaucoup moins par la vérité dont elle fait profession que par les limites dont elle la borne, et le naturalisme ne fixe aucune limite, n'exclut de l'art que le convenu et le faux. Mais d'ailleurs son objet n'est point de copier la nature. A la nature s'ajoute l'homme. Chaque écrivain la modifie, consciemment ou non, d'après sa vision personnelle. L'art, dit M. Zola, c'est «la nature vue à travers un tempérament». Il n'y a pas de formule plus libérale.

Par là même, il n'y en a pas de moins précise. Si M. Zola peut justement passer, fût-ce malgré soi, pour un fondateur d'école, il le doit à la forme décisive et systématique que revêtit sa conception de l'art. On comprend que ni Flaubert ni les Goncourt n'aient, avant lui, institué le naturalisme. Pour être chef d'école, il faut des qualités qui leur manquaient. Plus de suite que n'en avaient des névropathes comme les Goncourt, plus de goût pour l'action publique et plus d'ardeur militante que n'en avait ce méditatif et ce misanthrope de Flaubert, une volonté tenace, un besoin instinctif de discipline. Peut-être aussi quelques défauts, mais qui, dans un chef d'école, sont eux-mêmes des qualités: certaine étroitesse de logique et certaine candeur d'orgueil propre à tous les doctrinaires.

Les théories de M. Zola n'avaient rien de nouveau, que d'être des théories, de coordonner en système quelques idées répandues dans l'atmosphère contemporaine, et qui avaient déjà trouvé. pour la plupart, leur expression définitive. Aussi bien toutes ces idées se ramènent à une seule formule: il s'agit d'appliquer dans la littérature, et, en particulier, dans le roman, les procédés de la science. C'est ce que Balzac avait déjà voulu faire, ce que Flaubert et les Goncourt eussent fait peut-être, s'ils n'avaient pas été surtout des stylistes et des virtuoses. A l'époque où M. Zola commença d'écrire, la science, dans toutes les choses de l'esprit, imposait une méthode stricte, fondée sur la seule étude des phénomènes, qui, en nous comme autour de nous, se déterminent les uns les autres. Avec Taine, cette méthode venait de renouveler la critique et l'histoire littéraire. Ne pouvait-elle renouveler l'art lui-même? Selon M. Zola, le naturalisme se lie étroitement à l'évolution scientifique de notre temps, ou plutôt il en est une forme particulière. La science, écartant les hypothèses d'agents occultes, de forces abstraites, d'entités autonomes, ne voit dans la nature que des phénomènes de mouvement et dans l'homme que des phénomènes de conscience, soumis, comme tous les autres, au déterminisme universel. Si donc notre activité intellectuelle et sentimentale est régie par des lois fixes aussi bien que notre activité corporelle, l'écrivain, le romancier notamment, doit «opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le physiologiste sur les corps». Le roman naturaliste n'étudie plus un homme abstrait, un homme métaphysique, mais l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu. Il emprunte à la science sa méthode. De même que le romantisme et le classicisme ont correspondu à un âge de «scolastique» et de «théologie», de même le naturalisme est la littérature de notre âge scientifique. Pour le définir, M. Zola ne trouve rien de mieux que de s'approprier un livre qui fait autorité parmi les savants, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale: il lui suffit, le plus souvent, de citer Claude Bernard, en remplaçant le mot «médecin» par le mot «romancier».

M. Zola use d'un mot peu juste en qualifiant le roman naturaliste de roman expérimental. Mais qu'importe? Le nom ne fait rien à la chose. Ce qui est significatif, c'est que, sous le nom d'expérience, il revendique pour le romancier le droit de modifier la nature. Lui-même en a largement usé sans se contredire. Le naturalisme ne consiste pas dans une copie de la réalité. On ne saurait sans impertinence remontrer à M. Zola que cette copie-là ne serait plus de l'art. M. Zola le sait aussi bien que personne. La méthode qu'il préconise comporte une intervention personnelle du romancier. Avec la part de l'observateur, qui sans doute est la plus grande, elle fait aussi la part, non de l'expérimentateur, car le terme est impropre, mais de l'inventeur, – part nécessaire, puisque l'art ne se réduit pas à un pur et simple décalque, part légitime, si l'invention, ne modifiant que des contingences, observe fidèlement ces rapports qui sont les lois de la nature.

Ce qu'il y a de plus naturaliste chez M. Zola, au sens particulier où s'emploie le terme, c'est sa conception philosophique du monde et de la vie humaine, c'est son matérialisme et son pessimisme.

Dès la préface de Thérèse Raquin, il déclare étudier, non des caractères, mais des tempéraments. En faisant le plan général des Rougon-Macquart, il donne une névrose pour point de départ à son œuvre, et, de la sorte, il diminue autant que possible les forces de l'intelligence et de la volonté qui pourraient faire échec aux influences fatales de la chair et du sang. «Les naturalistes, a-t-il écrit, remplacent l'homme métaphysique par l'homme physiologique.» Accordons-lui que l'homme n'est pas une sorte de mécanisme purement spirituel, et qu'il y a entre les sentiments et les humeurs, entre les idées et la complexion physique, des relations trop étroites pour qu'on puisse, sans en tenir compte, nous donner une image véritable de la vie. «Qui dit psychologue, déclare-t-il, dit traître à la vérité.» Rien de plus juste si, par psychologue, nous entendons le romancier qui, se contentant d'étudier les fonctions intellectuelles et morales, nous représente, au lieu de personnages vivants, je ne sais quelles entités scolastiques. Mais on s'explique pourtant qu'un poète comme Racine ou qu'un romancier comme Stendhal néglige ce que l'auteur des Rougon-Macquart nomme la bête humaine. Les fonctions du cœur ou du cerveau sont d'un ordre plus élevé que celles du ventre. Rien d'étonnant qu'elles intéressent davantage l'écrivain. Il y trouve une matière où peut mieux s'exercer la délicatesse de son analyse. Si la psychologie ne doit pas évincer la physiologie, s'il n'y a pas, sans physiologie, de psychologie vraiment solide, nous préférons néanmoins au romancier purement physiologiste ce psychologue même que M. Zola, non sans raison, accuse de trahir la vérité. L'auteur des Rougon-Macquart a mis en scène des figures saisissantes, dans la peinture desquelles se manifestent la vigueur et l'ampleur de son génie. Ces figures sont presque toujours celles d'êtres qui se développent, sous l'influence de la même passion, avec une rectitude fatale, avec une continuité imposante et morne.

Le matérialisme de M. Zola nous explique déjà son pessimisme: réduisant l'homme à des appétits, M. Zola devait forcément mettre au jour les côtés les plus vils et les plus abjects de la nature humaine. Ce pessimisme dérive d'un besoin de vérité auquel nous rendrons tout d'abord hommage. Pour l'auteur des Rougon-Macquart comme pour Taine, qui fut son maître, la nature humaine est celle d'un animal féroce et lubrique. Il faut, si l'on a le souci de faire vrai, pénétrer au delà d'apparences mensongères, et, sous le vernis d'une civilisation plus ou moins raffinée, découvrir, soit chez l'homme du peuple, soit chez l'homme de salon, ce «gorille» primitif que chacun de nous a dans le sang. Je ne dis pas que M. Zola ait raison. L'homme vrai, même si nous le supposons foncièrement lubrique et féroce, ne se réduit pas à ce fonds héréditaire; en l'y réduisant, on nous peint le vrai gorille. Mais, si M. Zola se trompe, c'est de bonne foi. On l'a accusé tantôt de se plaire, par dévergondage d'imagination, dans la crapule et dans l'immondice,
tantôt de spéculer sur le scandale pour vendre ses livres à un grand nombre d'éditions. Rien de plus injuste. M. Zola peut bien être cynique, mais il est chaste. Une conception pessimiste de la nature humaine lui en fait surtout apparaître ce qu'elle a de bas et d'ignominieux; une idée plus ou moins fausse de la vérité artistique l'induit à croire que l'écrivain doit étaler ces ignominies et ces bassesses. En les mettant sous nos yeux, M. Zola s'acquitte d'un devoir. Elles lui répugnent aussi bien qu'à nous; et, du reste, la brutale candeur avec laquelle il les peint ne pourrait que les rendre odieuses. Si nous trouvons des ordures dans certains volumes de ses Rougon-Macquart, nous n'y trouvons en tout cas rien de pervers ou de corrupteur. C'est bien à tort qu'on le taxerait d'immoralité. Un livre comme l'Assommoir, avec tout ce qu'il contient de grossier et de cru, est certes plus moral que tant de romans où nos soi-disant moralistes, dans un langage fleuri des grâces les plus élégantes, décrivent avec complaisance les vices raffinés de ce qu'on appelle le monde.

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