Du narcissisme dans l'art contemporain

Alain Troyas

Du narcissisme dans l’art contemporain 1


Voici un livre où il est montré que lorsque le mépris des règles sévit dans l’art, on le retrouve aussi dans la rhétorique, la politique, et les mœurs en général. Ce sont là des phénomènes convergents…et systémiques en ce sens qu’ils se renforcent les uns les autres. « Ce que fait l'art en décrétant artistique le n'importe quoi est une négation radicale des codes et des règles, des contraintes et des critères qui imprègnent et structurent encore de nos jours la plupart des consciences, qu'elles soient celles d'artistes ou celles de ceux qui ne le sont pas.»
Nous reproduisons ici les deux premières pages de ce livre auquel nous reviendrons dans une prochaine lettre.

«Yves Michaud, l'un des plus importants acteurs et commentateurs du monde de l'art contemporain, avance fermement l'idée suivante : « Le XXe siècle nous aura appris [...] : que tout est art et rien n'est art. Systématiquement, les catégories artistiques et esthétiques traditionnelles ont été redessinées, redéfinies ou remises en cause. Elles se sont vu adjoindre sans répit des rubriques nouvelles au fil des innovations et des ruptures formelles. [...] Il nous faut: ¬¬-continue-t-il- des expositions qui mettent en question les frontières de l'art et du monde de l'art, un afflux d'objets extérieurs, vraiment indigérables, [...] imaginer des expositions qui présentent les productions impures, [...] des expositions radicalement hétérogènes dans leur mélange global de styles ; des expositions qui se situent elles-mêmes à des articulations interculturelles spécifiques, des expositions dont les principes de choix soient ouvertement critiquables.» Et le philosophe de conclure: «Nous sommes non seulement à l'époque d'arts qui ne sont plus beaux mais d'arts qui ne sont même plus de l'art. »

Cet art est donc désormais devenu sans limites. Il faut mesurer la portée de l'événement. Sous ce constat s'organise une situation inédite bouleversant profondément les critères séculaires. Ce que fait l'art en décrétant artistique le n'importe quoi est une négation radicale des codes et des règles, des contraintes et des critères qui imprègnent et structurent encore de nos jours la plupart des consciences, qu'elles soient celles d'artistes ou celles de ceux qui ne le sont pas. Par la grâce de cette fusion perpétuellement extensive avec le monde environnant, n'ayant plus les frontières des règles et des lois auxquelles se heurter, l'art se voit ouvrir un monde inépuisablement ouvert. Ouvert... Certainement pour la majorité des opinions, le mot est séduisant. Jugeons-en : ouvert, comme on le dit d'un individu qui se veut attentif à autrui, « cool », tolérant, avec qui on peut s'entendre, acceptant la différence, n'ayant pas de dogmes, pas de principes et pas d'idéal. Au demeurant pragmatique et compréhensif, sans attaches devant le principe de réalité, un tel individu est prêt à changer d'avis si les circonstances le commandent. Il sait s'adapter. Lui ne gaspille pas son intelligence et son énergie à être à contre-courant. Ouvert, il ne prononce pas de jugement, il n'a pas d'avis arrêté hormis celui d'être «positif» et «constructif». Éclectique et même volontiers syncrétique, il est vacant pour toute idéologie puisque, par définition, il n'en a pas. Pour lui, les repères fondés sur les habitus sont des dogmes frustrants. Frontières géopolitiques et limites socioculturelles ne font-elles pas que fermer ? Ce qui organise alors la subjectivité dont il aime à se réclamer, c'est le refus du refus, c'est la labilité des choix. L'individu ouvert d'aujourd'hui est bien cet « homme sans gravité » repéré par Charles Melman et habitant ce « monde sans limites » décrit par Jean-Pierre Lebrun, détaillant tous deux ainsi une économie psychique dominante toujours disponible pour enfreindre les règles et s'aventurer au-delà des frontières traditionnellement imposées par le refoulement du désir. Dé-limité, déréglementé, flottant, dérivant, heureux, prenant désormais comme un fait naturel son nouveau penchant aux satisfactions débridées, motivé par une société proposant l'accession à des objets tangibles conçus comme emblèmes d'un nouvel idéal, un tel individu se doit de se désarrimer des interdits pour retrouver une liberté comme celle connue durant son âge enfantin, là où son plaisir n'était pas encore entravé par de quelconques lois. Il s'enorgueillit maintenant de « dépasser les tabous », il se flatte d'être un « rebelle ». Incontestablement, ce genre d'attitude a tout pour être séduisant: n'est-il pas synonyme de tolérance, de souplesse d'esprit, d'insoumission à des préjugés, de plaisir décomplexé, de pensée audacieuse, bref, de la sincérité du naturel associée à l'inventivité et à la créativité? N'est-ce pas ce qu'on veut dire quand on dit «voilà quelqu'un d'ouvert»? Quelle autre époque a connu ce sentiment de toute-puissance? Qui peut refuser de voir dans cette liberté la plus grande révolution de l'histoire de l'art ?

À l'évidence, en art, c'est bien cette attitude qui autorise une production sans limites. Aujourd'hui, à l'instar de l'individu ouvert, l'artiste s'est libéré de ces lois ayant construit l'histoire de l'art et peut enfin présenter ce que bon lui semble. Habité par l'imaginaire nouveau, spontanéiste et hédoniste, un tel artiste ouvert s'est libéré des repères signalant une hiérarchie de valeurs sociales, délivré des idéaux humanistes et de leurs filiales progressistes, autrement dit utopistes. Comme l'air du temps, pour lui, l’ « Utopie » n'est plus une finalité indispensable et inhérente à la nature de l'homme. Ce n'est plus un rêve éveillé, un espoir irrépressible dans une perspective idéale sans laquelle tout progrès humain est impossible à construire, comme le pensaient les époques historiques précédentes. A ce titre, comme l'a montré Ernst Bloch, même jugé chimérique, un tel projet directionnel était jugé indispensable pour hisser vers le haut individus et sociétés, en travaillant à plus de justice, de solidarité, de dévouement, de désintéressement, bref, d'altruisme. La société se comprenait encore comme un sujet collectif; plus fédératif que dissident, tendu vers un objectif social commun lié à des valeurs hiérarchisées linéairement bien que tramées de discours multiples.
Contre cette vision du monde, ayant intériorisé cette nouvelle liberté, l'art est donc maintenant «ouvert», c'est-à-dire jouissant de l'égalité sémantique de tout et de rien, ce qui lui permet de tout relativiser et même de tout renverser. Il mesure tout en fonction de sa satisfaction à goûter enfin n'importe quoi sans ces tabous que, par ailleurs, il trouve tant de plaisir à déconstruire. Partout dans l'art contemporain et ses satellites, individus et groupes se conforment à cette nouvelle vision du monde, instruits par les principes de base de la transgression et de l'ouverture ainsi que de l'inversion des valeurs. «Dépoussiérer», la culture, « déconditionner les comportements et les modes de créer», «casser les codes», «faire bouger les lignes », tous ces préceptes sont devenus paroles d'évangile. Personne n'y échappe, la subversion est devenue la norme. Elle va de soi. Tous veulent en être. Par cette éducation, tous ses agents poursuivent un même but, voulant tous exprimer librement ce qu'ils pensent être leur subjectivité. Tous veulent se défaire du carcan de la tradition, de la rationalité, des critères de jugement, du collectif, tous refusent toute critique négative à porter aux autres, et à soi, évidemment. Tous considèrent qu'il n’est plus à l'ordre du jour de porter des jugements dépréciatifs sur tout et sur le n'importe quoi. Et, mieux encore, tous sont structurés pour aimer avant tout l'envers des valeurs ayant construit la civilisation humaniste .Quoi qu'il en soit, personne ne veut plus donner le sentiment d'être sélectif ou normatif, tout ce monde se veut respectueux de la «différence», personne ne veut plus se risquer à être démenti par la doxa des experts et du marché. Chacun veut accorder à chacun la qualité d'être original, créatif, artiste, quoi qu'il fasse. Voilà donc autant de traits de caractère communs à tout l'art contemporain et auxquels doivent obéir les artistes s'ils veulent figurer dans son histoire. C'est aussi dans cet esprit que des générations sont éduquées par les diverses institutions dont c'est la fonction13. Tout est maintenant possible en art, et c'est là un des aspects, et non des moindres, d'un renversement axiologique général voyant l'adoption de valeurs sociales et psychologiques autrefois jugées négatives. Le vieux rêve des avant-gardes du début du xxe siècle se réalise chaque jour un peu plus : la différence entre l'art et la vie s’abolit.

De toute évidence; chacun est néanmoins en droit de s'interroger sur les causes et les enjeux de ce nouveau régime artistique. Sans aucun doute, les pensées et les pratiques suggérées par ces intentions ne sont en rien aléatoires ou incidentes si l'on comprend l'histoire comme un mouvement dont tous les moments, certes mus par des visions et des pratiques diverses et contradictoires, sont, au fond, animés par un profond désir de liberté. Inhérente à l'histoire générale, du moins celle de la société occidentale, cette aspiration s'exprime à des degrés divers et sous des formes différentes dans tous les secteurs d'activité, toutes les institutions, tous les champs. Ainsi, dans tous les phénomènes historiques politiques autant que dans ceux du monde artistique, s'exprime une volonté de sédition contre les contraintes, s'observe une évolution progressant par soubresauts irrésistibles, à l'image d'un courant invincible. Issu de l'aube même de l'humanité, jaillissant parfois en geysers terribles telles les révolutions, il continue parfois impassiblement son cours, sourdant çà et là. Si l'on considère que chaque époque historique s'organisant en paradigmes propose de nouvelles versions de la liberté, on comprend alors que chacun de ces moments, étant le résultat du moment historique précédent, prépare le suivant sans pour autant - tant s'en faut-que cette continuité soit un progrès. Ainsi, en art par exemple, chaque nouvelle sensibilité correspondant à chacun de ces moments. Et chaque génération est à l'évidence préoccupée de se libérer de l'enseignement de ses maîtres, par un souci d'être en phase avec sa propre époque. Au-delà de ce fait, la revendication de liberté vaut pour tous les autres aspects de la vie sociale. Elle est bien le souffle profond qui pousse les hommes à travailler l'évolution de l'histoire et les amène à transgresser et dépasser en partie les formes du passé.

Bien entendu, à cette première réponse s'ajoutent immédiatement d'autres questions tout aussi fondamentales : pourquoi cette attitude est-elle aujourd'hui radicalement plus transgressive que jamais? Pourquoi cette idéologie survient-elle surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et prend des formes violemment hostiles à celles du passé? Pourquoi n'est-elle pas apparue auparavant? La réponse est: comme ce fut toujours le cas, ces pratiques sont en accord avec l'idéologie dominante, avec l'esprit du temps. Dans la mesure où l'histoire évolue en moments distincts ayant chacun leur particularité, l'art en métaphorise le sens général profond. C’est ce que Hegel appelle la vérité, soit des représentations concrètes traduisant les «conceptions du monde qui reflètent les idées de l'homme sur lui-même, sur la nature [.. ; ]17 » et sur sa conception de la liberté. Or, cette vérité actuelle qu'exprime l'art dit contemporain et qui se manifeste par le n'importe quoi, c'est-à-dire par la liberté qu'a la-subjectivité de nier toute sujétion aux règles et codes antérieurs, est homologue et dépendante de ce qui se passe dans toute la sphère sociale : le désengagement de l'autorité disciplinaire traditionnelle autant dans les modes de production économique et culturel que dans les pratiqués sociales et les mentalités. Voilà ce qui constitue l'esprit du, temps: Voilà pourquoi la revendication de liberté prend aujourd'hui cet aspect paroxystique.

Il faut donc contextualiser ce sentiment et en resituer la trajectoire historique. Ainsi, ce moment actuel que Charles Jencks a pour sa part nommé postmodernisme, et qu'on rencontre sous le terme d'« hypermodernité », est apparu dans les faits peu après la Seconde Guerre mondiale. Il fait suite à celui habituellement dit moderne, ou modernisme, lequel était soumis à la primauté de la productivité économique structurée par un capitalisme de type fordien. Ce paradigme, dit moderne, issu de la révolution industrielle du XXe siècle, étayait alors un paternalisme autoritaire-répressif, mécanistique et pyramidal qui considérait la discipline collective comme un moyen d'atteindre le progrès universel, version aride et mécanique de l'utopie. Il était alors difficile pour la société et pour ses institutions, et en premier chef pour les individus, d'échapper à ces influences et de n’en pas pas reproduire les contenus dans la vie quotidienne, dans les rapports interpersonnels, qu'ils soient privés ou professionnels. Soumission, rigidité et automatisme imprégnaient souvent, à leur corps défendant; les mentalités et les pratiques, dont celles de l'art, selon parfois de subtiles modalités. »




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