À Weimar

Suzanne Moret
Article écrit alors qu'est inaugurée, en Allemagne, la République de Weimar.
I

La petite capitale du grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach est passée au premier rang de l'actualité. Après une longue période de gloire, suivie en ces trente dernières années d'une phase d'éclipse, la Mecque intellectuelle d'antan, qui n'avait joué de rôle que dans l'histoire pacifique des idées, a été choisie pour siège de l'Assemblée nationale. Elle a prêté pour l'expérience nouvelle son atmosphère qu'on jugeait favorable et son théâtre qui semblait imprégné de souvenirs inspirateurs. Après l'armistice, le Berliner Tageblatt du 20 novembre résumait ainsi les fautes allemandes et les causes de défaite:

«L'esprit de Potsdam avait triomphé de l'esprit de Weimar.» Et dans son discours d'ouverture, Ebert commentait d'avance l'inspiration qui viendrait de ces lieux:

«Nous devons ici, à Weimar, opérer la transformation de l'impérialisme en idéalisme, de la puissance mondiale en grandeur spirituelle.»

Quel est donc le prestige de cette ville qui fascine encore les souvenirs et les espoirs?

Elle n'a pas beaucoup changé depuis cent ans, la paisible cité où Gœthe, du haut de sa tour d'ivoire, contemplait, à travers les convulsions de la Révolution et de l'Empire, les «spirales» du progrès. Assise en plaine, entre les collines boisées toutes bruissantes de légendes et d'histoire, éventée par les gnomes et les géants qui se jouent des tours au fond de la montagne et soufflent sur elle leur chaude haleine résineuse ou les flocons glacés, elle n'a guère suivi le mouvement industriel qui transformait d'autres parties de la Thuringe. Elle a embelli son parc, qui garde les traces d'illustres promeneurs, planté des squares et des avenues, et sa population, de quelques milliers d'habitants au temps de Gœthe, s'est péniblement élevée, en ces dernières années, à 32,000 âmes et répandue dans des faubourgs modernes. Moins pittoresque qu'Eisenach, Rudolstadt et autres charmantes villes enfoncées dans la forêt, elle s'est auréolée, il y a deux siècles, de célébrité littéraire, et, cent ans plus tard, de gloire classique et immortelle Elle est ainsi devenue la reine spirituelle de cette Thuringe dont l'histoire touffue et bien germanique était tracée d'avance dans le relief du sol, dont le paysage accidenté et romantique semble avoir été découpé par des génies capricieux pour y enchevêtrer les destinées d'une douzaine d'États qui ont subsisté, enclavés les uns dans les autres. Le passé de toute cette région plonge au cœur de l'histoire païenne; ses souvenirs remontent à l'âpre duel qui se livra dans cette marche primitive entre les Slaves, accrochés au sol qu'ils baptisaient de leurs noms, et les colons allemands, qui, s'appuyant sur leurs évêchés et forteresses, poussaient plus avant l'expansion. Bien avant les Hohenzollern, dont la légende ne s'occupait pas encore, les landgraves de Thuringe avaient frappé l'imagination populaire parce qu'ils étaient de puissants réalistes. Aussi le fantôme de grandes ambitions inachevées rôde-t-il encore pour le patriotisme superstitieux dans maint site; au nord, près du Harz, une grotte du Kyffhaüser recèle le rêve du Saint-Empire romain germanique; là, Frédéric Barberousse s'est assoupi, le coude appuyé à une table de pierre dont sa barbe a déjà fait trois fois le tour... et lorsque la barbe aura accompli le troisième, il se réveillera; l'Empire, recouvrant sa splendeur, absorbera comme un soleil l'ombre des voisins et rivaux! Plus au sud errent sous la forêt des magies moins menaçantes, des charmes chrétiens et païens qui luttaient autrefois de puissance pour lier les cœurs inassouvis: ici, les traces de sainte Élisabeth se dessinent dans un sentier tout parfumé du miracle des roses; là, Vénus Freya attend, à l'entrée de sa grotte, le retour de Tannhaüser, le maudit, qui descend de la Wartburg toute proche; le château qui abrita Luther domine de ses imposants souvenirs le merveilleux paysage, et il est un nid de légendes qui viennent voltiger, jusqu'en notre siècle, dans la bouche du peuple.

Environné des suggestions de ce cadre pittoresque, Weimar se recueille dans une atmosphère de sérénité, et c'est moins sans doute pour respirer des souvenirs d'histoire que pour retrouver l'esprit classique de mesure et de sagesse que les dirigeants de Berlin, après avoir hésité entre Francfort, Erfurt et Weimar, ont arrêté leur choix sur la «cité spirituelle». Weimar n'évoquera pas, comme l'ancienne ville du couronnement et du traité de 1871, les ambitions néfastes de l'impérialisme deux fois déchu, celui qui regardait vers Rome et celui qui tournait son avenir vers Bagdad et sur la mer. Erfurt, ville spacieuse, au nœud de plusieurs voies ferrées, est prussienne; Weimar, à deux stations plus loin, participe de la situation centrale et de la célébrité historique d'Erfurt, car, si elle est d'illustration récente, elle enchaîne son passé à celui des foyers spirituels que furent autour d'elle, Erfurt, Iéna, Eisenach, Wittemberg. Elle est le fermoir d'un collier de souvenirs qui vont de l'humanisme à la Réforme et à la Renaissance, de la guerre de Trente ans (pendant laquelle un prince de Saxe-Weimar, Bernard, s'enrôla au service de la France) jusqu'aux guerres de Napoléon, qui vint coucher à Weimar après la bataille d'Iéna. C'est alors que Napoléon se fit présenter Gœthe et le définit du mot célèbre: «J'ai vu un homme.» C'est à Erfurt que Talma joua devant un parterre de rois. Par la faveur de Napoléon, le duc de Weimar, Charles-Auguste, fut élevé au titre de grand-duc; il prenait ainsi le pas sur les autres ducs de Thuringe, descendants comme lui de la branche cadette des Wettin, derrière le roi de Saxe, chef de la branche aînée. Désormais le grand-duché de Weimar garde une sorte de neutralité effacée dans l'histoire politique de l'Allemagne; les orages qui troublent la Sainte Alliance, le vent de révolte qui souffle dans l'Allemagne de 1848 viennent mourir derrière ses collines 1.

Le duc Charles-Auguste, petit neveu par sa mère de Frédéric II, avait prêté à la Prusse quelques troupes qui furent entraînées dans la déroute d'Iéna, mais Gœthe ne crut ni à la victoire, ni au relèvement de la Prusse, ni surtout au bienfait d'une hégémonie prussienne. Particulariste, admirateur de Napoléon moins pour son génie militaire que pour l'envergure de cet esprit «architecte» des idées les plus généreuses de la Révolution, il professait qu' «à une certaine hauteur, toute haine nationale s'évanouit». Ce que les Allemands appellent «l'esprit de Weimar», c'est cet esprit d'altitude à laquelle Gœthe s'élevait par le raisonnement, et que Schiller, plus enthousiaste, franchissait d'un coup d'aile.

Par deux fois en sa vie, Gœthe resta insensible au souhait qui se formait autour de lui d'une Allemagne unifiée, guerrière et puissante. Le premier réveil patriotique, qui date de la guerre de Sept ans, n'avait eu sur sa jeunesse aucune influence. Les victoires de Frédéric II, en exaltant la fierté allemande, furent le premier baptême des poètes patriotes. Frédéric avait beau jargonner l'allemand «comme un cocher», il trouvait d'obséquieux Tyrtées pour le proclamer, «l'invincible, le magnifique, le glorieux fils de l'Allemagne». Il méprisait la littérature allemande, mais les hommes de lettres humiliés le payaient de son ignorance par le respect et la servilité que l'Allemand témoigne toujours à la force du vainqueur. Klopstock, barde de la patrie et de la religion, cherchait à cette époque à ranimer les mythes patriotiques et dressait dans Hermann-Arminius, le type du héros national. Gœthe montrait peu de goût pour les archives du passé germanique, et encore moins pour les constructeurs de l'épopée prussienne. Il s'accommodait du régime créé par les traités de Westphalie et, né dans une ville libre, approuvait l'autonomie de près de 400 États minuscules ou obscurs, qui, barrant la route à l'ambition impériale et à quelques puissants électeurs, défendaient les «libertés germaniques» et protégeaient la paix de l'Europe. L'extrême division a créé alors un cosmopolitisme que la Révolution Française et surtout Napoléon devaient guérir. L'Allemand des Allemagnes se disait citoyen du monde, mais beaucoup plus sincèrement qu'à Berlin on était cosmopolite dans telle petite cour de Weimar:la pensée s'y élevait plus facilement à un point de vue désintéressé et universel. Cette objectivité choquait les disciples de Klopstock, éblouis par la gloire martiale du roi de Prusse et qui commençaient à prôner les audaces de l'énergie, de l'action. Il y eut alors, entre certains réalistes de l'Université de Gœttingue et les beaux esprits pleins d'aimable tolérance qui résidaient à Weimar, haine déclarée et guerre d'épigrammes. Les gallophobes de Gœttingue prenaient pour idoles dans le passé Arminius et Luther; dans le présent, Frédéric-le-Grand; avec Stolberg, ils aspiraient à la prise du Rhin, de Strasbourg et gémissaient d'y voir une garnison française; en 1773 et 1774, ils brûlaient en effigie Wieland, l'élégant conteur et poète qui avait précédé Gœthe à Weimar et qui représentait pour eux le rationalisme exécré, la frivolité de la culture française. Et pourtant ce «Weimarien» rendait alors à ses compatriotes un service insoupçonné: formé à l'école de Voltaire, il donnait des ailes à la lourde prose allemande que Frédéric raillait; il la montrait apte — presque autant que le français — à badiner avec décence, à philosopher avec clarté et agrément. Ce n'est pas à Gœttingue, par l'effet du germanisme chauvin, ni par la réaction contre Voltaire que s'est affranchi l'esprit allemand. Il se régénère à Weimar, où règne une autre influence française, celle de Rousseau. Le prédicateur de la cour, Herder, ouvre aux poètes les sentiers de la Nouvelle Héloïse, les portes de l'imagination, de la sensibilité et du rêve; aux froides lumières de la raison il oppose les révélations du sentiment, les impulsions du cœur et la voix de la nature. La cour éclectique de Weimar assiste à la lutte courtoise de ces deux tendances que Gœthe va fondre dans l'éclat de son multiple et clair génie. C'est lui qui représente l'unique moment où la pensée française atteint en Allemagne ce caractère d'universalité dont il devait faire la marque de toute œuvre éternelle.

Invité par le duc Charles-Auguste en 1775, il se fixe à Weimar pour le reste de son existence (c'est-à-dire jusqu'en 1832) «chez un prince petit parmi les princes de la Germanie», mais élevé d'esprit à tel point que si tous les princes lui avaient ressemblé, «c'eût été une fête d'être Allemand avec des Allemands». Lorsque Schiller à son tour vient ajouter son rayonnement à celui d'une pléiade, l'amitié célèbre qui le lie à Gœthe pendant onze ans (jusqu'à la mort de Schiller en 1805) et qui féconde réciproquement leurs génies, assure à Weimar un renom d'immortalité. La ville devient un lieu de pèlerinage où se rendent désormais tout ce que l'Allemagne compte de vocations naissantes et l'Europe de voyageurs curieux et de beaux esprits.

A la différence de Schiller, Gœthe se dérobe à la répercussion des événements qui précipitent leurs coups de pioche sans laisser pressentir quelle figure aura l'édifice bâti sur tant de destructions. Il se place au-dessus du présent avec une sérénité un peu sceptique, peut-être égoïste. Il n'a pas salué la Révolution avec l'enthousiasme du jeune Schiller, à qui l'Assemblée législative décerna le titre de citoyen français. Cet honneur cessa d'inspirer de la fierté à Schiller après les excès de la Terreur, mais un des plus pathétiques personnages qu'il ait créés, le marquis de Posa, est le fils de cette première ardeur humanitaire. Avec quelle fougue, ce «citoyen du monde», ce précurseur de l'internationalisme, Posa, expose au despote Philippe II une Déclaration des droits du peuple qui devance de deux ans la Déclaration des droits de l'homme, et l'évangile d'une humanité fraternelle, libre, composée de «millions de rois»! Gœthe, toujours en garde contre les rhéteurs qui promettent l'âge d'or, est revenu de ses préventions contre le jeune Schiller et donne à Weimar, sur le théâtre qu'il dirige, ces pièces de jeunesse, entraînantes de foi et de conviction. Il voit en Schiller l'apôtre de cette philosophie du XVIIIe siècle qui sur le fondement de la raison bâtit de si nobles chimères, de cet idéalisme qui croit seulement au triomphe du bien et du vrai, et n'aperçoit pas derrière l'indépendance le heurt des libertés, derrière les frontières abattues d'esprit de domination, les mauvais instincts persistants qui mettront aux prises les citoyens du monde. Il goûte l'imagination hardie et généreuse de Schiller, car il n'est pas impassible, il ne pratiquera jamais le détachement; mais il promène sur les bouleversements de son époque un «regard d'éternité». Son masque olympien ne se froncera d'irritation fugitive que pour décocher des épigrammes aux démagogues de la Convention, comme plus tard, des boutades aux déclamateurs de l'unité allemande. Pour juger les événements, il attendra que leurs remous confus et leurs courants contradictoires ne troublent plus sa vision, et c'est ainsi que Weimar est le dernier îlot de l'Allemagne où le tumulte des passions politiques expire en une vague furtive et un murmure passager.

Après la retraite de Russie, lorsqu'un deuxième réveil patriotique soulève les poètes de la Délivrance, Gœthe défend à son fils de s'enrôler dans cette guerre sainte, suscitée par la Prusse dont il devine les folles convoitises. A l'impatience des novateurs maîtres du jour et de la foule, qui veulent l'aventure et les résultats immédiats, il opposera toujours la sagesse des maîtres du temps qui, sans forcer le destin, attendent d'en cueillir le fruit mûr. C'est la sagesse du second Faust, qui a certes un idéal, mais ne l'atteint que par étapes, au prix d'un patient labeur, et qui, corrigeant une expérience par une autre expérience,
    «s'efforçant sans cesse dans une aspiration incessante»,
prépare le jour lointain où il arrêtera le «Moment» qui passe, c'est-à-dire la réalité devenue enfin tangible, vêtue de chair et d'os. Alors il pourra lui crier:
    Demeure! tu es si belle!
Et c'est pourquoi, à Weimar, on a peur de déchaîner trop tôt une «Grande Allemagne», outrecuidante et mégalomane; c'est pourquoi Gœthe se détourne avec aversion de la poésie «harnachée», chevauchée par les hérauts de l'unité allemande; et qu'il écarte de sa tour d'ivoire ces fantômes d'ambitions hasardeuses, qui sont peut-être des possibilités en devenir, mais encore impalpables.

Or cet opportunisme — ou cette objectivité, — ce détachement — ou cette impartialité — de Gœthe avaient converti des disciples. Ils s'empressèrent de faire volte-face au premier signe de l'humiliation, au premier vent de la victoire allemande. Guillaume Schlegel, le fidèle suivant de madame de Staël, le cosmopolite qui avait entendu le mot de Barnave:
    «Périsse ma nation pourvu que l'humanité triomphe!»
et qui s'écriait à son tour:
    «Qu'importe par qui nous sommes gouvernés, qu'importent les événements qui s'accomplissent pourvu que la science soit libre»,
devient tout à coup un champion de la cause prussienne; il n'assigne plus d'autre but à la poésie que de stimuler le sentiment national. Cet admirateur des littératures étrangères précipite ses idoles et ravale Molière avec un parti pris de dénigrement.

Fichte aussi avait commencé, à l'instar de tant de philosophes du XVIIIe siècle, par être un citoyen du monde. Après Iéna, il professe un patriotisme chauvin, jure que les sans patrie ne sont pas des hommes libres, et, dépassant Klopstock qui n'avait montré à la nation que ses archives héroïques de noblesse, il proclame que le peuple allemand est le peuple par excellence, le peuple élu, chargé de mission divine; l'Allemagne remplira cette mission quand elle sera régénérée par une pédagogie nouvelle et par la confiance en ses destinées.

Un Bœrne ajoute que c'est la Prusse qui doit diriger cette mission parce qu'étant d'esprit de l'Allemagne, elle doit la gouverner «comme l'esprit gouverne le corps».

Gœthe démêle ce qu'il y a d'arrogance foncière et de duplicité dans les desseins de ces emphatiques prêcheurs d'unité et d'énergie Jahn, le Turnvater prussien, a inventé récemment la formule d'un nouveau culte: deutsches Volkstum, et Gœthe fait confidence à Meyer, plus tard à Eckermann, qu'il est écœuré par cette Frœmmelei, par ce mélange de patriotisme et de religiosité, qui restera désormais une caractéristique de la conscience allemande.

Pour Gœthe, il se croit un bon Allemand, mais il n'admet pas qu'aucun peuple s'arroge le privilège de la prédestination et le droit de guider l'humanité. Plus il avance en âge, plus il devient éclectique et mesuré, prudent dans l'affirmation des lois de la vie et la définition du progrès, conciliant des vérités extrêmes, n'enchaînant à nul écrivain ses préférences esthétiques, pas plus qu'il n'avait enchaîné ses croyances politiques à aucun aspect du moment. Quelles œuvres faut-il retenir dans les productions du génie humain? Celles qui représentent un bienfait et répondent à un besoin général, et il assurait à Eckermann, vers la fin de sa vie, que ce «Moment» de Faust ne tarderait pas à poindre où l'on pourrait convier les grands esprits de toutes les nations à s'associer pour un but commun, à préparer la vraie et universelle République, en fondant d'abord la République universelle des lettres.

Est-ce pour être admise, sous les auspices de Gœthe, dans la Société des Nations que l'Assemblée nationale est venue siéger à Weimar, à l'ombre du prophète qui osait à peine entrevoir la concorde d'une élite, sage et libérale, dans les brumes de l'avenir? L'atmosphère de Weimar aura-t-elle cette vertu miraculeuse de dépouiller le patriotisme allemand de tout ce qu'il renfermait jusqu'à cette heure de haineux, de malsain et de dangereux? L'esprit d'altitude de Gœthe, qui n'a survécu ni chez ses contemporains ni chez ses successeurs, pourrait-il habiter encore la petite cité et exercer son influence apaisante sur des âmes enfiévrées naguère par des ambitions démesurées?

Avant d'inaugurer leurs séances, les députés ont voulu entendre l'Iphigénie de Gœthe. Pourquoi ce choix? La pureté morale d'Iphigénie, qui dompte le roi Thoas et les Scythes barbares que la Grecque a humanisés, cette conquête par la seule force du bien et du vrai, les Allemands la définissent d'une formule empruntée à Gœthe et devenue banale: Iphigénie exprime eine versœhnende Weltansicht, une pensée réconciliante, une conception du monde où tout ce qui est mal et mensonge est, sous la persuasion de l'idéal, absous, racheté, pacifié... Y a-t-il là un symbole destiné à nous toucher, ou nous leurrer?

Les statues en bronze de Gœthe et de Schiller, accolées fraternellement sur le même socle au-devant du théâtre, saluent tous les jours l'entrée de l'Assemblée nationale. La petite scène où avaient triomphé l'idéalisme de l'un, la souveraine sagesse de l'autre est devenue l'arène politique d'une Allemagne qui se dit nouvelle. Puisse-t-elle en sortir améliorée par de si hauts exemples, prête à préparer comme Faust, par un long labeur et à force de «mériter tous les jours la liberté conquise», sa lointaine rédemption!

II


Dans l'Allemagne nivelée par Napoléon n'avaient subsisté que trente-neuf maisons souveraines, parmi lesquelles de modestes principautés de quelques lieues carrées. Plus d'une de ces «résidences» gardait encore, il y a trente ans, son cachet féodal, son décor archaïque, ses traditions surannées; la population attachée à ses vestiges d’autonomie, y semblait couler une vie satisfaite et tranquille, sous le sceptre d'une dynastie aimée. Le particularisme a persisté sous l'hégémonie prussienne, même après 1870, et jusque vers l'avènement de Guillaume II. Sur la «résidence» flottait encore le souffle des Allemagnes d'autrefois et l'esprit de la «petite ville» de Kotzebue, entichée de titres et de gloriole, infatuée et solennelle, pédantesque et touchante. Beaucoup de familles princières médiatisées vivaient dans leurs anciens domaines, au voisinage des familles régnantes. Elles avaient tout perdu au changement, et leurs ex-sujets n'étaient pas encore bien sûrs d'y avoir gagné quelque chose; que d'aïeules, au fond des petites capitales découronnées, regrettaient les galas, l'apparat de cour, l'animation ancienne, peu à peu éteinte, et transportée dans la résidence, étoile qui pâlissait à son tour sous l'éclat neuf des grandes villes et le rayonnement de Berlin! La fierté qu'inspirait un Bismarck, respectueux du particularisme ou de ses apparences, n'empêchait pas de chérir certaine mémoire poétique du passé. Qui se souvenait à présent des diatribes dont tant d'écrivains de la fin du XVIIIe siècle ont flétri la corruption des petites cours allemandes, les cabales des grands, la concussion des ministres, l'absolutisme d'un duc de Hesse ou de Wurtemberg trafiquant de ses soldats comme d'un bétail et les expédiant aux abattoirs de l'étranger? On se rappelait de préférence qu'à côté des tyrans il y avait eu des despotes éclairés, parfois des princes débonnaires et protecteurs des arts qui, en copiant nos modes, nos goûts et le langage de notre société policée, avaient aussi appris de nous l'esprit de courtoisie, d'humanité et de tolérance. Cette tradition française était de longue date installée à Weimar. Les préjugés de caste y avaient toujours été moins sourcilleux qu'à la cour des grands monarques; à Weimar, dès 1617, des bourgeois lettrés étaient réunis aux gentilshommes dans une société qui formait une sorte de salon de Rambouillet 2; plus tard, de grands écrivains étaient entrés dans l'intimité familière d'un prince qui croyait s'honorer en les aimant, tandis qu'un Hohenzollern, qui godaillait avec ses secrétaires, les honorait de gifles et de coups de pied. Dans l'Allemagne nouvelle, les maîtres corrigeaient les traces de vassalité féodale par des concessions aux sentiments démocratiques de leurs gouvernés. Les agrariens du Mecklembourg se faisaient pardonner chez eux leurs majorats à force d'esprit patriarcal et charitable; la dynastie de Bade faisait oublier son passé rétrograde en mettant une sorte de coquetterie à devancer tous les autres États dans la voie des réformes libérales. Et partout les mœurs de cour avaient pris, depuis un demi-siècle, un masque édifiant, parfois austère. Sous l'œil de la Sozialdemokratie, noblesse oblige! Il suffisait récemment d'être Sozialdemokrat pour être mieux accueilli par l'Altesse ou la Majesté qu'un inoffensif bourgeois. En vérité, la plupart de ces princes régnants qui ont naguère abdiqué — presque tous de bonne grâce — avaient maintenu leur popularité par d'intelligentes avances à l'opinion, malgré la formidable concurrence de Guillaume. Pour vivre, les anciens potentats avaient dû se transformer en philanthropes et en mécènes. L'instinct particulariste des sujets s'accordait ici parfaitement avec leurs intérêts. La liste civile ou la cassette privée du prince était censée suppléer aux défaillances du budget officiel. Plus d'un savant, plus d'un artiste, plus d'une veuve regrettera peut-être ce pactole qui coulait à portée, plus facile d'accès que la source captée, barricadée par l'Administration. Non seulement le prince devait subventionner des théâtres et des hôpitaux, faire des commandes aux artistes, s'intéresser aux fouilles, fonder des chaires et des laboratoires, doter des rosières, compléter aux bons serviteurs la maigre pension de l'État, mais il dispensait avec largesse des choses qui ne coûtent guère, et dont les Allemands sont friands: titres, décorations, honneurs. On n'était pas un fournisseur coté si on ne devenait pas «Hoflieferant». Les nouveaux riches, s'ils soutenaient les œuvres patronnées par le prince, étaient sûrs d'être «élevés» à la particule, aux applaudissements narquois de la noblesse qui avait suivi leur stratégie en parodiant à la façon coutumière le vers célèbre:
    Erreicht den Hof mit Müh und Not:
    Parvient à la cour (cour de ferme, ou cour de prince) avec effort et angoisse.
Si puissante que fût l'attraction de Berlin, si tentantes que fussent les ressources d'une grande ville, il restait toujours des particularistes et des réfractaires parmi l'élite. On voyait de grands professeurs attachés à leurs chaires provinciales, de grands artistes sur de modestes planches, et de grands médecins dans de petites résidences. Un Liszt, appelé comme chef d'orchestre à Weimar, s'obstinait à y rester jusqu'à sa mort; un Nietzsche y venait en séjour; Wagner avait tourné le dos à Berlin et cherché la protection d'un roi de Bavière qui s'était ruiné, comme ses pères, à bâtir des palais et des musées. Un petit duc de Meiningen, avec des moyens beaucoup plus restreints, parvenait à donner au théâtre une impulsion extraordinaire: vers 1880, il avait su rassembler autour de lui une troupe fervente, qui jouait avec un ensemble, une unité, une abnégation que nul directeur d'étoiles n'avait encore obtenus; elle remit en honneur tout le répertoire des classiques, et combinant une interprétation intelligente avec des moyens scéniques renouvelés, elle frayait déjà la voie aux innovations hardies d'un Max Reinhardt. A Weimar également, le grand-duc retenait sur son théâtre, à l'École des Beaux-Arts et au Conservatoire, les célébrités les plus disputées. Plus d'un talent venait chercher la consécration devant le public cultivé et difficile de ces petites Académies provinciales qu'étaient les résidences, avant d'aller battre monnaie de ses lauriers sur la scène des grandes villes et de l'étranger.

Peu à peu cependant, et surtout à partir de l'avènement de Guillaume II, ces foyers dispersés se neutralisaient dans la concurrence et ne jetaient plus qu'un éclat affaibli. Partout, l'ancien esprit particulariste et l'affection pour la dynastie locale étaient combattus, dans la génération grandissante, par l'admiration de la force prussienne et le culte de l'empereur. La personnalité encombrante de Guillaume, ce don d'ubiquité qui le transportait à la parade, à tous les baptêmes, anniversaires, fêtes de famille des cours apparentées, finissait par reléguer au second plan, sur leur propre domaine, certaines figures falotes d'Altesses ou même de Majestés. On pavoisait pour l'hôte impérial chez les parents pauvres... qui en retour passaient bien inaperçus à Berlin. Le glas du particularisme a sonné du jour où Guillaume II, dans un fameux discours prononcé en 1890, a prétendu inaugurer le neue Kurs, c'est-à-dire l'ère des pangermanistes. Et néanmoins, la politique d'Empire a eu beau rapprocher les résidences, les unifier dans une commune dévotion à Berlin, dans une commune satisfaction d'actionnaires qui ont monté une affaire prospère et partagent de beaux dividendes, le lien restait plus mercantile que sentimental. Sous la retouche uniforme, l'œil averti distinguait toujours dans la résidence les linéaments de la physionomie originale. L'étranger voyait une ville de plus en plus modernisée, de plus en plus banale, sillonnée de rails au long des faubourgs neufs et de bâtisses pansues et encorbellées, mais l'air de «résidence» se respirait toujours aux abords du palais, et on y observait deux horloges: l'une électrique, où l'aiguille folle, d'accord avec Berlin, prenait la course avec l'Amérique et, de saut en saut, tâchait de la rattraper dans le progrès matériel; l'autre, archaïque, au balancier alourdi de superstitions féodales, et où l'heure était en retard.

Et chaque résidence englobait aussi deux mondes: à côté des syndicats bruyants de la politique et des affaires, vivotait toujours le petit monde complet et divertissant de Kotzebue, qui avait ses célébrités de bon aloi, avec ses Gaudissart et ses grands hommes de province. Le particularisme de ceux-ci touchait à deux caisses; mais le jour où les bénéfices de l'entreprise générale ne couvriraient plus les intérêts particuliers, ils seraient les premiers à sauver leurs intérêts particuliers en criant: «Los von Berlin!

Vers l'époque où le jeune empereur ouvrait «le nouveau cours», le couple grand-ducal de Weimar célébrait ses noces d'or, auxquelles tous les souverains de l'Europe furent représentés et qui furent une des dernières manifestations du sentiment particulariste, de l'affection sincère et touchante d'un peuple pour la dynastie liée à ses destinées. Le petit-fils de Charles-Auguste, avait épousé une princesse de la maison d'Orange, Sophie, sœur du roi Guillaume III de Hollande, une des plus riches héritières de l'Europe. (La maison de Weimar compte actuellement parmi les plus opulentes des maisons princières.) Grâce à la munificence du couple, Weimar connut une seconde floraison. On n'y venait plus en pèlerinage, comme au temps de Gœthe, pour en rapporter des oracles, mais on séjournait volontiers dans la petite ville artistique et libérale; on était sûr d'y recevoir l'accueil cordial, l'avis éclairé, la protection efficace de deux esprits distingués, qui, sans afficher leurs prédilections et leurs enthousiasmes comme le futur dilettante de Berlin, savaient reconnaître les vrais talents, inviter des savants et des critiques à ordonner et cataloguer le legs des classiques, agrandir le patrimoine des lettres par un musée Liszt et un musée de l'Art. L'université d'Iéna, toute proche, leur devait nombre de fondations, et la jeunesse turbulente y était traitée en enfant gâtée. Lorsque Guillaume II congédia Bismarck en mars 1890, les étudiants outrés firent une manifestation protestataire; en 1892, Bismarck, accompagné de sa femme, de son fils et de sa bru, vint à Iéna recevoir l'hommage des étudiants, qui dételèrent sa voiture et le portèrent en triomphe. Le bruit courait que le grand-duc, inquiet des incartades du jeune souverain, approuvait ces ovations. La grande-duchesse avait plus d'une fois, disait-on, rabroué son petit-neveu. (La reine de Prusse, Augusta, était sœur du grand-duc de Weimar, et elle garda son lecteur français à Berlin après 1870.) Élevée à La Haye dans les anciennes traditions françaises, la grande-duchesse Sophie employait le français, de préférence à l'allemand, non seulement comme parler de cour (usage qui se perpétuait dans certaines résidences), mais dans l'intimité de la famille. On raconte qu'un jour, devant le jeune empereur en visite à Weimar, elle poursuivait en français, par vieille habitude, la conversation commencée autrement, lorsque l'empereur s'avisa de lui crier la réplique en allemand, et sur un ton si péremptoire, que, pour donner à son tour une leçon au Hohenzollern, la grande-duchesse fit exprès de ne plus ouvrir la bouche qu'en français tant que dura la visite.

Elle avait fondé à Weimar une école secondaire de jeunes filles, le Sophienstift, où le français gardait une forte prépondérance sur l'anglais, et elle veillait également à un solide enseignement du français au Gymnase et à la Realschule. Là, des garçons se rebiffèrent, trouvant que le français n'avait pas d'avenir.

«Il a le passé pour lui», s'indignait une aïeule, qui se voyait dépassée, comme la grande-duchesse, par le flot montant du Deutschtum. Mi-noble, mi-bourgeoise, cette dame, grandie à l'air de plusieurs résidences, symbolisait l'esprit régressif, désormais conspué, d'une Allemagne honteusement asservie à l'imitation étrangère, engouée de nos modes, de notre théâtre, de notre littérature française. Fine et lettrée, elle se piquait d'avoir connu Eckermann, le secrétaire de Gœthe, et collectionnait pieusement les autographes de toutes les célébrités qui défilaient à Weimar; elle s'obstinait à admirer Maupassant, plutôt que Spielhagen, et à converser en français, à la première occasion, par plaisir réel, non par servile imitation du ton de cour. Sa génération, secouée d'un sursaut d'orgueil après 1870, ne laissait pas d'éprouver à présent quelque inquiétude devant les conséquences de la Realpolitik introduite dans les mœurs. Les avertissements n'ont pas manqué alors, ni de ceux-là qu'on raillait pour leur «esprit de province», ni de certains psychologues clairvoyants: ensemble ils dénonçaient le matérialisme grandissant d'une génération emportée dans un vertige; ardente au travail, mais aussi à la spéculation, à la conquête de biens qui faisaient mépriser la fleur bleue; dévorée par l'ambition, la fièvre du colossal et la soif de jouissances. La dame de Weimar était traitée comme Cassandre. Pourtant, qui écoutait dans sa bouche l'apologie du passé ne pouvait s'empêcher de trouver qu'il y avait quelque chose de sain et de robuste dans ce provincialisme d'autrefois qui avait du moins le mérite de se méfier des innovations de Berlin. Certes, on pouvait sourire au rappel des mœurs simples et naïves dont nous savons la poétique duperie; déjà les Allemands s'entendaient à les vanter devant madame de Staël attendrie jusqu'aux larmes, quoiqu'elle n'en eût rencontré le spectacle que dans la Louise de Voss! Néanmoins il fallait convenir que tout n'était pas pure invention, ni même paradoxe, dans ces peintures bucoliques du passé, dans ces tableaux de mœurs ménagères et honnêtes, où tant d'écrivains se complurent et qu'ils introduisirent jusque dans les drames, en pleine action tragique. Gœthe a excellé dans ces frais croquis de poésie populaire et bourgeoise, où déjà, de son temps, on cherchait à exprimer la Deutschheit. Le paradoxe a commencé du jour où l'on a voulu faire de cette Deutschheit la définition présomptueuse de la vertu en soi, et de toutes les vertus allemandes. L'aïeule de Weimar croyait de bonne foi à la frivolité française et à la supériorité morale du type peint en beau par ses compatriotes; rustaud, mais candide et loyal, pur d'intention sinon de fait, et cultivant dans son cœur la fleur bleue du sentiment. Par contre, elle narguait les Pharisiens de la plume et de la chaire qui affectaient pitié, mépris pour notre esprit léger, qu'elle trouvait séduisant, «versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs».

Des blasphémateurs, elle en trouvait, par la fatale évolution des temps, jusqu'au sein de sa propre famille. Sa fille aînée avait épousé un premier bourgmestre de Weimar et continuait à être appelée Frau Oberbürgermeister; mais veuve de bonne heure et chargée d'enfants, les loisirs lui avaient manqué pour cultiver notre langue. Ne se souciant plus de la parler, elle aimait l'écouter encore en souriant. La troisième génération s'était portée sur l'anglais, à la suite d'un frère aîné qui commerçait à Londres; deux filles, après un temps d'exil, étaient revenues à Weimar diriger une pension pour Anglaises. L'aïeule s'était résignée à cet expédient des filles pauvres, mais le déboire de sa vieillesse, c'était d'avoir vu ses petits-fils déserter les professions libérales pour s'aventurer, qui dans une entreprise de coutellerie, qui aux colonies, qui dans de vagues domaines d' «affaires». Le coutelier surtout, employé non intéressé encore dans sa maison, lui infligeait une humiliation cuisante; ne manqua-t-il pas d'entraîner un petit frère maladif qui avait échoué a l'École des cadets? Mais celui-ci se ravisa. Il apparut un jour en uniforme d'officier des postes, galonné comme s'il venait de l'armée: les femmes pleurèrent des larmes de joie...

Seule Bertha, la plus jeune des petites-filles, considérait sans enthousiasme le fonctionnaire, rentré par la petite porte dans le bercail traditionnel. Sans goût pour l'étude, mais bonne élève à l'École ménagère fondée par la grande-duchesse et dont la directrice était Berlinoise, elle s'était imposée à ses sœurs comme économe de la pension, et, aussitôt, de bousculer les vieilles routines de la maison, d'imposer les goûts culinaires et les méthodes qu'on pratiquait à Berlin. L'aïeule s'offusquait du prestige qu'exerçait sur sa petite-fille, qui ne l'avait jamais vu, ce Berlin conquérant. L'amie berlinoise offrit un jour une poudre nouvelle pour faire lever la pâtisserie, et on servit au Kaffee de la grand'mère une Stolle et des sablés dorés qui sentirent l'ammoniaque.

«Je me méfie des présents de Berlin», gémit la vieille dame qui condamnait en bloc la chimie et les succédanés de la levure; mais Bertha inaugurait sans vergogne le régime des Ersatz. A un banquet de famille, l'appétit des convives ayant dépassé toutes prévisions, elle s'aperçut que le lièvre allait manquer.

«Rassasiez-vous, dit-elle, en quittant la table, il y a d'autre lièvre au chaud dans la cuisine.» On entendit des heurts et des bris de vaisselle; des morceaux d'oie qui restaient de la veille furent plongés dans la casserole où avaient mijoté les lièvres, puis liés à la même sauce à la crème aigre et à certain jus noir, et, bientôt, l'on vit revenir Bertha, annonçant que, pour avoir attendu, le troisième lièvre ne serait pas inférieur aux deux autres. Ce fut un triomphe effronté.

«Il n'y a pas de quoi se vanter, chuchota la grand-mère, d'avoir fait passer de l'oie pour du lièvre. Ce système peut mener loin. Et il fallait être aussi goinfre que bavard pour ne pas s'apercevoir que le jus n'était pas fait avec du vin de Bordeaux, mais avec des baies de laurier.» Et elle concluait: «Mon vin de Bordeaux à moi vient de Hambourg, et peut-être n'est-il pas innocent de tout coupage; mais c'est au moins du jus de raisin, et non pas le fruit du laurier-sauce.»

Bertha, au lieu de s'amender, suivait avec passion les progrès de la chimie culinaire mais quand elle prétendait remplacer les champignons par des tranches d'aubergine desséchées et parfumées à l'essence, quand elle servait des gelées à l'agar-agar, la grand-mère maudissait la supercherie des temps et imputait aux «gens de Berlin» tous les méfaits de la contrefaçon germanique.

Des colons polonais des environs de Posen venaient pendant l'été faire la moisson dans les campagnes de Weimar. Les odieuses lois de Bülow pour l'expropriation «légale» n'avaient pas encore vu le jour; mais on tentait déjà, par tous les moyens, d'installer le paysan allemand en Pologne, de germaniser celle-ci par persuasion, quitte à employer, après la douceur, la violence. Vers la Saxe, vers la Thuringe, plus tard sur les villes industrielles du Rhin, refluaient les misérables familles chassées par l'envahisseur, entourées d'une grouillante marmaille qui offrait un spectacle affligeant. On les traitait avec humanité, mais non sans quelque dédain de race pour le Slave inférieur. La jeunesse trouvait tout naturel que ces colons, prédestinés au service de l'Allemagne, fussent arrachés à leur sol, leur propriété séculaire. La vieille Saxonne, qui se souvenait que des Électeurs de Saxe, avaient jadis régné sur la Pologne, conta cette légende qui, à son grand regret, concernait les landgraves, mais s'appliquait encore bien mieux à ce camouflage perpétuel qu'a été la politique prussienne:

«Le landgrave Louis II, s'étant égaré à la chasse, dans la forêt de Thuringe, monta sur une colline d'où il découvrit un panorama si magnifique qu'il résolut d'y bâtir un château pour jouir sans cesse de cette vue. Par malheur, cette montagne, enclavée dans ses domaines, appartenait à un seigneur de Frankenstein qui ne tenait pas à la vendre. Que fit le landgrave? Il ordonna à ses chevaliers et à ses gens de remplir des centaines de corbeilles avec la terre provenant de son propre bien-fonds, et, nuitamment, ils allèrent recouvrir la montagne avec cette terre. Nuitamment aussi, il fit élever, sur cette couche de terre rapportée, les fondements de son château. Au bruit des marteaux et des pioches, les seigneurs de Frankenstein s'émurent, crièrent au voleur, assignèrent le landgrave devant le tribunal d'Empire. Le landgrave jura qu'il avait bel et bien bâti son château sur de la terre à lui, et douze de ses chevaliers, étant acceptés comme témoins parce qu'ils étaient «sans peur et sans reproche», menèrent les délégués du tribunal devant le château en construction. Là, enfonçant leurs épées en terre, ils renouvelèrent le serment que cette terre appartenait à leur seigneur. Nul de dire qu'elle avait été apportée là en secret et par fraude. Le seigneur de Frankenstein fut débouté de sa plainte, et le landgrave termina joyeusement ce château de la Wartburg, qui devait devenir la résidence favorite des landgraves, avant de servir de refuge à Luther.»

Le chroniqueur qui rapporte la légende ajoute avec mélancolie, pénétré de la résignation du faible devant le fort:

«Aux sires de Frankenstein advinrent après ce malheur bien d'autres misères. Car lorsque le landgrave eut splendidement achevé sa Wartburg, il se mit à bâtir tout proche la ville d'Eisenach, et lorsque la ville d'Eisenach fut terminée, tous les villages d'alentour se vidèrent, qui appartenaient aux Frankenstein, car les paysans préféraient habiter la belle ville du landgrave, et ainsi ces seigneurs appauvris allèrent s'appauvrissant, et, sans qu'on pût dire que le landgrave les dépouillât de leurs droits, ceux-ci s'en allaient d'eux, au profit du puissant voisin.»

Lorsqu'il s'agira de rendre la Pologne aux Polonais, rappelons à l'Assemblée nationale qui siège à Weimar le camouflage du landgrave.

Notes
1. Le grand-duché de Weimar est le premier État allemand qui ait reçu une constitution parlementaire en 1816.
2. Die fruchtbringende Gesellschaft ou «Société frugifère» qui avait choisi le palmier comme emblème et avait pour but de purifier la langue.

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