Pensée traditionnelle et science contemporaine

Jacques Languirand
Pensée traditionnelle et science contemporaine
Ou Le retour des Trois Mousquetaires ...

Je m'intéresse au rapprochement de la science et de la Mystique depuis de nombreuses années. J'ai même, pendant une période, suivi d'assez près l'évolution de la pensée contemporaine à propos de ce qui me apparaît comme l'un des facteurs de redéfinition les plus marquants de notre époque.

Il existe de nombreux ouvrages qui traitent de cette question, en particulier de la conception de la matière par les physiciens; de ce que cette conception se rapproche de plus en plus de celle qu'en avait déjà, et qu'en a toujours du reste, la pensée traditionnelle. J'ai moi-même abordé cette question, en tant que vulgarisateur, à la radio, à la télévision et dans mes ouvrages les plus récents.1

Mon intérêt pour cette question n'est plus aussi grand, du moins pour ce qui est de la première phase de cette évolution: la nouvelle conception de l'univers physique par la science. Car je crois que nous entrons aujourd'hui dans la seconde phase: celle de la nouvelle conception de l'univers par la mystique - bien qu'il s'agisse plutôt ici de retrouver une conception très ancienne et encore bien vivante dans certaines Ecoles rattachées à la pensée traditionnelle.

C'est la raison pour laquelle je préfère parler du rapprochement de la science et de la Mystique plutôt que de la Religion. Car j'ai bien le sentiment que la structure religieuse conformiste de l'Occident ne se remettra pas de ce rapprochement avec la pensée scientifique.

Je veux dire, par exemple, que l'interprétation exotérique du dogme promulgué par Pie XII de l'Assomption de la Vierge ne résistant plus à l'examen, on devra se tourner vers l'interprétation ésotérique: la Vierge est alors la Matière et son Assomption ne serait autre que sa transformation vers des états de plus en plus subtils, autrement dit vers une forme de spiritualisation.

Cette interprétation, qui est celle que je propose, du Dogme de l'Assomption de la Vierge est la seule qui puisse aujourd'hui sauver du ridicule la mémoire de Pie XII, qui était aussi, ne l'oublions pas, de formation scientifique: il avait même consacré plusieurs années à l'étude de la physique. Et cette interprétation, curieusement, fait de Pie XII un disciple de Teilhard de Chardin, qui parle précisément de l'évolution comme d'un processus de transformation qui va de la matérialité vers la spiritualité, alors qu'à peu près à la même époque Teilhard était considéré comme suspect aux yeux de l'Eglise et vivait en exil.

Le rapprochement de la Science et de la Mystique m'est toujours apparu comme une bombe qui ferait éclater et la pensée scientifique mécaniciste et la pensée religieuse conformiste.

Les Ecoles philosophiques qui tirent le plus de profit du rapprochement avec la Science sont celles qui restent le plus près de l'expérience mystique, et dont l'objet, avant tout, est de provoquer cette expérience chez le disciple expérience qui recoupe tout à fait la nouvelle conception de l'univers physique par la science.

Tout le reste est culturel et susceptible d'évolution, au fur et à mesure que s'élargit le champ de la conscience.

Lorsqu'on parle de rapprochement de la Science et de la Mystique - ou de la Religion - on pense surtout aux découvertes de la Physique et de certaines disciplines connexes.

Car, de la Physique, comme disait Einstein, on passe à la métaphysique.

Quant à moi, j'attache une très grande importance à la Cybernétique, en tant que science générale des systèmes, et à la pensée de son créateur Norbert Wiener qui m'apparaît aujourd'hui comme un précurseur des gnostiques de Princeton -et, en général, des scientifiques à dimension spirituelle.

Norbert Wiener était du reste un croyant. A la façon d'Einstein. Et je me souviens de l'époque existentialiste de ma vie où je n'arrivais pas à imaginer qu'on pût croire à l'existence d'une Conscience supérieure, et que, en particulier, des êtres d'une intelligence aussi élevée que Einstein et Wiener affichassent2 leur croyance nonobstant l'atteinte qu'une telle attitude devait porter à leur crédibilité scientifique ...

La cybernétique est née, entre autres, du rapprochement de diverses disciplines. Ce qui devait permettre de se rendre compte qu'il existe des lois fondamentales qui, au-delà des particularités de chacune de ces disciplines, les gouvernent toutes. Il s'agit toujours, en somme, d'un processus de transformation: de la matière et/ou de l'information et/ou de l'énergie en matière et/ou information et/ou énergie. C'est la grande Loi de l'analogie, chère aux hermétistes, qu'on retrouve ici; que, par exemple, dans toutes les disciplines comme en toute chose, on retrouve la complémentarité de deux opposés.

C'est à la cybernétique qu'on doit aussi le concept de synergie: l'idée que la fusion de deux éléments, ou leur rapprochement - selon la nature du phénomène observé - donne naissance à un troisième élément qui est plus grand que la somme des deux, et qui paraît plutôt tenir de leur produit. C'est aussi à cette science, complémentaire de celles des communications, que nous devons le concept d'interrelation: à savoir que l'unité se trouve dans le rapport des éléments d'une structure, l'un avec l'autre, et dans le rapport de chaque élément avec l'ensemble.

Ici, on retrouve le Tao, cette vieille philosophie chinoise qui enseigne, en somme, que tout participe du tout, que l'homme participe de la Nature, qu'il n'en est pas détaché, qu'il doit toujours chercher à s'intégrer à l'ensemble - la nature, le système social, la civilisation, le Cosmos.

Tchouang Tseu, le plus grand penseur taoïste, écrit: "La nature a disparu; les lois l'ont remplacée; de là tous les désordres." On croirait entendre Pierre Dansereau...

L'écologie, c'est la science de l'interdépendance des systèmes. Il n'y a rien de distinct de l'ensemble. il n'y a pas vraiment d'êtres distincts. "Tous les êtres distincts sont tels par une limitation artificielle et temporaire du tout", écrit encore Tchouang Tseu. "Leur destinée est de rentrer dans le tout. Leur essence est d'en participer."

La cybernétique et les sciences nouvelles qui en sont issues, en reformulant les lois fondamentales, nous ont permis de dépasser le dualisme du sujet et de l'objet. Nous débouchons, petit à petit, sur une nouvelle vision du monde: la survie des êtres, comme des peuples et des cultures, repose sur la qualité des interrelations. Elle dépend de ce que l'interdépendance des êtres et des systèmes sera comprise, de ce qu'elle sera vécue harmonieusement.

En insistant sur l'importance de la cybernétique et des sciences des communications, je veux dire que la physique qui débouche sur la métaphysique n'a pas pour autant ouvert les coeurs, et que cette révolution que nous espérons tous, elle devra s'inscrire dans le concret. Le véritable progrès n'est pas technologique, ni même intellectuel, il est moral.

Et ce sentiment d'intégration au tout, d'interdépendance et de responsabilité, qui commence à émerger de la crise de civilisation, nous le devons sans doute davantage à la conscience écologique et, en général, aux sciences des communications, qu'à la physique - qui s'inscrit moins dans notre vécu quotidien.

Dans l'ensemble, la pensée scientifique débouche sur une conception "holistique" de l'univers. On doit appréhender un système dans son ensemble, globalement, pour en saisir le fonctionnement.

L'un des modèles holistiques est la théorie - que, pour ma part, je trouve la plus tripative - dite de "la lanière de botte" (ou "bootstrap theory"), selon laquelle la nature ne peut être comprise que dans son "auto-consistance": chaque élément ou composant est "consistant" avec lui-même et avec tous les autres.

Nous retrouvons ici le cri de ralliement des Trois Mousquetaires: "Tous pour un, un pour tous" ... Mais à l'échelle cosmique.

Geoffrey Chew résume cette théorie dans une formule "scientifiquement" provocatrice:

Chaque particulier consiste en toutes les particules. Les "hadrons" (ou particules lourdes du noyau atomique) sont des structures composées dont les composants sont à nouveau des hadrons dont aucun n'est plus "élémentaire" que les autres. Chaque hadron est "maintenu" par des forces associées avec l'échange d'autres hadrons dont chacun, à son tour, est maintenu par des forces émanant du premier hadron. Ainsi, chaque "particule" aide à créer les autres particules qui la créent elle-même: la globalité des hadrons s'auto-génère de cette façon et, en quelque sorte, "se tire par ses lanières de botte".

L'univers apparaît comme une trame d'événements interconnectés; aucune des propriétés d'une partie de la trame n'est fondamentale: elles sont toutes générées par les propriétés des autres parties; enfin, ce sont les interrelations des parties qui déterminent la structure de la trame entière.

Que dit la Science? Qu'il n'y a pas de matière comme telle, qu'au-delà d'un certain point de pénétration de la Matière, il n'y a plus que de l'Energie.

Mais une Energie qui est consciente. "L'univers est une structure consciente d'elle-même, dans son ensemble et ses parties", disent les scientifiques de la gnose dite de Princeton.

Voilà ce qu'on trouve dans la Matière: une énergie consciente. Tel est le secret de la Matière.

Ce secret, les Anciens le connaissaient: l'Energie se trouve dans la Matière; elle constitue la Matière même.

Tel est, en vérité, le mot perdu. Aujourd'hui retrouvé. Tel est l'objet de la quête du Graal. La Matière prend alors tout son sens.

Satprem dit: "Le but de l'évolution, ce n'est pas d'en sortir. Le but de la Matière, ce n'est pas de l'abandonner: c'est de trouver son vrai secret."3

Mais nous ne sommes peut-être pas encore, à la hauteur d'une telle découverte. Car la découverte, elle est là: l'Esprit habite la Matière. Et nous le savons. Et pourtant, ça ne change pas vraiment nos attitudes. Alors qu'une telle révélation, il me semble, devrait bouleverser nos vies.

Il y a ceux qui se tournent vers la pensée traditionnelle pour apprendre le secret ultime. Pourtant, plus rien désormais n'est caché. Le voile a été déchiré. Tout a été révélé. Comment peut-on continuer de chercher, comme s'il y avait autre chose à trouver. Il n'y a rien d'autre à trouver. Tout le reste découle de cette découverte que l'Esprit est dans la Matière.

Il y a très longtemps de cela - cinq, six, sept mille ans -vivaient les R. C'est à eux que nous devons le plus ancien document: le Rig-Veda.

Les R possédaient le secret. Ils avaient la connaissance de la vérité au fond de la Matière. Ils avaient pour en parler un langage imagé qui, pourtant, est très clair; c'est ainsi que, pour parler de l'Esprit dans la Matière, ils parlaient du soleil dans l'obscurité.

Les Rishis possédaient le secret. Celui même que la Science nous a révélé. Car, il a été énoncé clairement par la Science. Mais il faut que l'écho en résonne en chacun de nous. L'avons-nous entendu en nous?

Les R étaient des prêtres, des prêtres-guerriers. Des gens d'action. Autre chose que des spiritualistes mal à l'aise dans leur corps, comme dans un vêtement trop étroit.


Dans le Rig-Veda, on trouve:

Immortel dans les mortels, il est l'énergie qui élabore nos pouvoirs divins.

Ou encore:

Conquérons ici-même, livrons cette bataille aux cent têtes.

Où ça? Dans la Matière.

Vaincre, c'est quoi? C'est réaliser le Soi dans la Matière.

On trouve aussi, dans le Rig-Veda, l'image du Roc(la montagne, la pierre); c'est le symbole de la Matière.
Ils disent, les R:

Nos pères par leur mantra brisèrent les places fortes et
réfractaires;
par leur cri,
ils mirent en pièces le roc de la montagne.
Ils firent en nous un passage vers le grand ciel
Ils découvrirent le soleil qui demeure dans l'obscurité
Ils trouvèrent le trésor du ciel,
caché dans la caverne secrète
comme le petit oiseau.
Ce trésor dans le roc infini.

Ou encore, à propos de la montagne - toujours le symbole de la Matière:4

La montagne féconde s'ouvrit en deux livrant la naissance suprême. Alors, en vérité, ils s'éveillèrent et ils virent totalement: derrière eux, autour d'eux et partout, ils eurent, en vérité, l'extase même dont jouit le ciel ...

Ils virent quoi, au juste?

Ils découvrirent le puits de miel couvert par le roc.
L'univers est un système; il est formé de tout ce qui est: nous, chacun de nous, la table, le rideau - ce sont les atomes, les galaxies. C'est tout ce qui est.

Dans le corps, comme dans le roc des Vedas, il y a le miel.

La grande expérience initiatique se déroule ainsi: c'est d'abord une question de conscience, d'investissement de la conscience.

Si j'ai mal physiquement, ma conscience se trouve investie dans la douleur. Si je suis envahi par le désir d'amour, ma conscience se trouve investie dans cette émotion. La plupart du temps, ma conscience est investie dans les sensations, les émotions et aussi les pensées. C'est très important, les pensées: le constant bavardage du mental qu'on prend souvent pour la pensée.

Il s'agit alors de retirer la conscience, de la ramener vers soi: de la retirer des sensations, puis des émotions, puis, enfin, des pensées.

C'est un travail ardu. Si j'y parviens une seconde, que se passe-t-il? Je dispose alors de cette conscience vide - car, il n'y a plus ni sensations, ni émotions, ni pensées.

Et la conscience n'a plus qu'à prendre conscience d'elle-même.

Si je parviens à me maintenir dans cet espace, je parviendrai éventuellement à réaliser le Soi; autrement dit, je me retrouverai face au Soi - ce qu'il y a d'immuable en moi, mon être véritable.

Si je parviens à me maintenir dans cet état et, pour ainsi dire, à me retourner dans ma conscience, afin de regarder le chemin parcouru, je découvre que alors non seulement je suis le Soi, mais qu'il n'y a que le Soi.

C'est l'expérience décrite par les Vedas: "le soleil dans l'obscurité ... "5



Notes :

1 De McLuhan à Pythagore, La Voie Initiatique et, plus récemment, Mater Materia.
2 L'auteur appartient à un groupe d'intellectuels qui s'engagent à employer le subjonctif au moins une fois toutes les cent pages, pour l'édification des cégépiens.
3 Sept jours en Inde avec Satprem, Robert Laffont.
4 La Montagne sacrée, c'est l'Esprit dans la Matière: la "queste" de la vérité - le secret.
5 SATPREM: "On a cherché ça là-haut: on l'a appelé "I'Esprit". Mais le bout de la découverte, c'est de s'apercevoir que ce qu'on a tout en haut est en plein dans la Matière - qu'il est la Matière."

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