Le bonheur dans la simplicité

Jean-François Marmontel
J’étais l’aîné d’un grand nombre d’enfants : mon père, un peu rigide, mais bon par excellence sous un air de sévérité, aimait sa femme avec idolâtrie; il avait bien raison : la plus digne des femmes, la plus intéressante, la plus aimable dans son état, c’était ma tendre mère.

Je n’ai jamais conçu comment, avec la simple éducation de notre petit couvent de Bort (1), elle s’était donné tant d’agrément dans l’esprit, tant d’élévation dans l’âme, et singulièrement dans le langage et dans le style, ce sentiment des convenances si juste, si délicat, si fin qui semblait être en elle le pur instinct du goût. Mon bon évêque de Limoges, le vertueux Coetlosquet (2), m’a parlé souvent à Paris avec le plus tendre intérêt des lettres que lui avait écrites ma mère, en me recommandant à lui.

Mon père avait pour elle autant de vénération que d’amour. Il ne lui reprochait que son faible pour moi, et ce faible avec une excuse : j’étais le seul de ses enfants qu’elle eût nourri de son lait; sa trop frêle santé ne lui avait plus permis de remplir un devoir si doux. Sa mère (3) ne m’aimait pas moins; il me semble encore la voir, cette bonne petite vieille : le charmant naturel, la douce et riante gaieté! Économe de la maison, elle présidait au ménage, et nous donnait à tous l’exemple de la tendresse filiale; car elle avait aussi sa mère, et la mère de son mari, dont elle prenait le plus grand soin. Je date d’un peu loin en parlant de mes bisaïeules; mais je me souviens bien qu’à l’âge de quatre-vingts ans, elles vivaient encore, buvant au coin du feu le petit coup de vin, et se rappelant les vieux temps, dont elles nous faisaient des contes merveilleux.

Ajoutez au ménage trois sœurs de mon aïeule et la sœur de ma mère, cette tante qui m’était restée : c’était au milieu de ces femmes et d’un essaim d’enfants que mon père se trouvait seul; avec très peu de bien, tout cela subsistait. L’ordre, l’économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenaient dans l’aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoin de la maison; l’enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient durant l’hiver, pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis.

Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas (4) habillait de sa laine, tantôt les femmes et tantôt les enfants; mes tantes la filaient, elles filaient aussi le chanvre du champ qui nous donnait du linge; et les soirées, où, à la lueur d’une lampe qu’alimentait l’huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller, avec nous, ce beau chanvre, formaient un tableau ravissant.

La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance; la cire et le miel des abeilles, que l’une de mes tantes cultivait avec soin, était un revenu qui coûtait peu de frais; l’huile exprimée de nos noix encore fraîches avait une saveur, une odeur que nous préférions au goût et au parfum de celle de l’olive. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Doré, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nous raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient le soir à l’entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l’eau du vase où cuisaient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie.

Je me souviens aussi du parfum qu’exhalait un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu’avait notre grand-mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nos rendait tous gourmands. Ainsi, dans un ménage où rien n’était perdu, de petits objets réunis entretenaient une sorte d’aisance, et laissaient peu de dépenses à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans nos forêts voisines était en abondance et presque en non-valeur; il était permis à mon père d’en tirer sa provision. L’excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étaient communs et coûtaient peu; le vin n’était pas cher, et mon père lui-même en usait sobrement.

Notes
(1) Bort, petite ville du Limousin, où demeurait la famille de Marmontel. Nous lisons dans ses Mémoires : « Un peu de bien, quelque industrie ou un petit commerce, formaient l’état de presque tous les habitants de Bort, petite ville de Limousin, où j’ai reçu le jour. La médiocrité [des condtions - lire pauvreté matérielle] y tenait lieu de richesse; chacun y était libre et utilement occupé. » Un peu plus loin, il donne une description de sa ville natale : « Bort, situé sur la Dordogne, entre l’Auvergne et le Limousin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui, de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d’un précipice, menacé d’être submergé par les torrents que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendants et à demi déracinés; mais Bort devient un séjour riant lorsque l’œil rassuré se promène dans le vallon… ».
(2) Coetlosquet (Jean-Gilles de), prélat français (1700-1784). Il fut chancelier de Bourges, et devint évêque de Limoges en 1739. Il a été le précepteur du duc de Berry, qui fut roi sous le nom de Louis XVI. Ces fonctions le firent entrer à l’Académie française en 1761.
(3) Goethe, le grand poète allemand, vante aussi avec bien du charme la douceur et la bonté de son aïeule dont il se souvenait comme d’une vision céleste : « Ma sœur et moi, dit-il dans ses mémoires, nous passions nos heures de récréation dans sa chambre, où nous avions suffisamment de place pour nos ébats. Elle savait nous occuper de mille façons, et nous régaler de toutes sortes de friandises. Un jour de Noël, elle mit le comble à ses bontés, en nous donnant comme étrennes un théâtre de marionnettes; ce fut un événement dans notre maison. Ce spectacle si extraordinaire eut pour nos jeunes cœurs un puissant attrait; moi surtout, j’en reçus une impression profonde et qui dura bien longtemps. Cette petite scène avec ses personnages muets, mis d’abord en mouvement devant nous par nos parents fut enfin abandonnée à nos exercices dramatiques; elle avait d’autant plus de prix pour nous que ce fut le dernier cadeau de notre bonne grand-mère. Une maladie, qui alla toujours s’aggravant, la fit disparaître d’abord à nos yeux, jusqu’au jour où la mort nous en priva pour jamais. »
(4) Saint-Thomas est une métairie dont Marmontel parle souvent : « C’est là, dit-il, que je lisais Virgile à l’ombre des arbres fleuris qui entouraient nos ruches d’abeilles, et où je faisais de leur miel des goûters si délicieux. »

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