La France contre les robots

Georges Bernanos

Supposez qu'on eût posé à un homme cultivé du XVe, du XVIe ou du XVIIe siècle la question suivante : « Quelle idée vous faites-vous de la société future ? » il aurait pensé aussitôt à une civilisation pacifique, à la fois très près de la nature et prodigieusement raffinée. C'est du moins à une civilisation de ce type que la France s'est préparée tout au long de sa longue histoire. Des millions d'esprits dans le monde s'y préparaient avec elle. On comprend très bien maintenant leur erreur. L'invasion de la Machinerie a pris cette société de surprise, elle s'est comme effondrée brusquement sous son poids, d'une manière surpre­nante. C'est qu'elle n'avait jamais prévu l'invasion de la Machine ; l'invasion de la machine était pour elle un phéno­mène entièrement nouveau. Le monde n'avait guère connu jusqu'alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolon­gement des membres. La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les tisserands de Lyon firent subir le même sort à d'autres semblables machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s'efforçaient de nous faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, qu'ils obéissaient à l'instinct divinatoire des femmes et des enfants. Oh ! sans doute, je sais que plus d'un lecteur accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous ? C'est très embêtant de réfléchir sur certains problèmes qu'on a pris l'habitude de croire résolus. On trouve­rait préférable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la dispa­rition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac...

Or, je ne suis nullement « passéiste », je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l'Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j'aime profondément le passé, mais parce qu'il me permet de mieux comprendre le présent - de mieux le comprendre, c'est-à-dire de mieux l'aimer, de l'aimer plus utile­ment, de l'aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l'Histoire, ont presque toujours une signifi­cation émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d'une compassion fraternelle. Bref, j'aime le passé précisément pour ne pas être un « passéiste ». Je défie qu'on trouve dans mes livres aucune de ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est d'ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s'attendrissent sur n'importe quelle relique, comme une poule couve indifféremment un œuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d'apaiser une certaine démangeaison qu'elle ressent dans le fondement. Je n'ai jamais pensé que la question de la Machinerie fût un simple épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIe et un Athénien de l'époque de Périclès, ou un Romain du temps d'Auguste, il y a mille traits communs, au lieu que la Machinerie nous prépare un type d homme...

Mais à quoi bon vous dire quel type d'homme elle prépare. Imbéciles ! n'êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d'autres imbéciles qui, au temps de ma jeunesse, face à ce colos­sal Bazar que fut la prétendue Exposition Universelle de 1900, s'attendrissaient sur la noble émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de l'Industrie ?... À quoi bon, puisque l'expérience de 1914 ne vous a pas suffi ? Celle de 1940 ne vous servira d'ailleurs pas davantage. Oh ! ce n'est pas pour vous, non ce n'est pas pour vous que je parle ! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n'importe quel moyen. » Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles ! Dans le moment même où vous lisez ces deux mots : Aller vite, j'ai beau vous traiter d'imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend l'expression vague et têtue de l'enfant vicieux pressé de retourner à sa rêverie solitaire... « Le café au lait à Paris, l'apéritif à Chandernagor et le dîner à San Francisco », vous vous rendez compte !... Oh ! dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de l'orbite, chiens que vous êtes ! La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart d'heure, c'est formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l'éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! c'est vous que vous fuyez, vous-mêmes - chacun de vous se fuit soi-même, comme s'il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau... On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspira­tion universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n'est pourtant qu'en vous, imbéciles !

Lorsque j'écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu'ils auraient sans doute agi de la même manière s'ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l'avenir. L'objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu'on met en cause la Machinerie, c'est que son avènement marque un stade de l'évo­lution naturelle de l'Humanité ! Mon Dieu, oui, je l'avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d'une crise, d'une rupture d'équilibre, d'une défaillance des hautes facultés désintéressées de l'homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n'aime encore à se poser. Je ne parle pas de l'invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artifi­ciellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d'une manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme, c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait néces­saire qu'il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la Machinerie n'oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n'intéresse pas la Machine, c'est la Machine à dégoûter l'homme des Machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit.

Arrêtons-nous sur ce mot de profit, il nous donnera peut-être la clef de l'énigme. Si les ouvriers de Manchester avaient été doués du don de seconde vue, on imagine très bien le dialogue entre ces hommes libres et le propriétaire de la Machine : « Quoi ! misérables, vous venez de briser une machine qui m'a coûté très cher, sous le vain prétexte qu'elle vous condamne au chômage, c'est-à-dire à la misère, et par la misère à la mort. Hélas ! la loi du Progrès est celle de la Nature. Il est évidemment regrettable que vous perdiez la vie, ou du moins toutes les raisons qui font préférer la vie à la mort, mais que voulez-vous ?

Je ne suis que l'instrument irresponsable d'un sacrifice néces­saire, autant dire, n'est-ce pas, l'instrument de la Providence. Vous ne voudriez tout de même pas que je remplisse ce rôle pour rien ? Si élevés qu'ils soient, mes bénéfices seront toujours légitimes. Quant à vous, consentez à disparaître. Cet assem­blage un peu bizarre de fer et de bois qui achève de brûler dans un coin de la cour fait votre métier mieux que vous-mêmes. Résignez-vous ! Il est honteux de ne penser qu'à son ventre. Tâchez plutôt de vous représenter l'avenir. Nous sommes en 1745. J'admets que la révolution économique, aux débuts de laquelle nous assistons ensemble, provoquera d'abord quelque désordre. J'admets la nécessité d'une période d'adaptation. Celle-ci durera dix ans, vingt ans, cinquante ans peut-être. Nous sommes en 1792, époque bénie ! Depuis cinquante longues années, les fortes têtes d'Europe, au lieu de se livrer comme jadis à des travaux de luxe où l'essentiel est sacrifié au superflu, c'est-à-dire l'Utile au Vrai, au Juste, au Beau - sur lesquels, d'ailleurs, personne n'est d'accord - auront consacré tout leur génie à des inventions pratiques et pacifiques... La Paix ! Songez, mes amis, que la guerre est aujourd'hui déjà le fait d'un petit nombre de soldats de métier (c'est-à-dire d'aventuriers ou de paresseux peu capables d'une autre profession honnête), et d'un bien plus petit nombre encore de nobles élevés dans le préjugé de l'honneur. Vous pouvez bien penser que le premier soin d'une société vouée au commerce et à l'industrie sera de détourner les citoyens de ce métier. Quel plus grand ennemi du commerce et de l'industrie que la guerre ? En 1792, il sera vraisemblable­ment très difficile d'obtenir la permission d'être soldat. Dès lors qu'il n'est d'autre valeur au monde que le travail et la richesse, quand Mars a été détrôné par Mercure, qui accepterait de voir enlever un paysan à sa charrue, un ouvrier à son établi ? La guerre a été inventée par les nobles, et doit disparaître avec eux.


Je dois avouer cependant que certains astrologues de mes amis prédisent, pour la fin de ce siècle, quelques conflits ou plutôt, je suppose, quelques rencontres de bandes armées, sans doute facilement maîtrisées par la police. Cinquante ans plus tard, à ce que prétendent ces astrologues - c'est-à-dire vers 1870 - on observera les mêmes troubles qui se reproduiront vers 1914 et même vers 1940. Dix-neuf cent quarante ! Nul doute que cette guerre - si toutefois elle mérite ce nom - remplira d'hor­reur une humanité composée, dans sa presque totalité, d'hommes pacifiques et laborieux. Elle ne nous en paraîtrait pas moins sans doute, aujourd'hui, un jeu d'enfants, une de ces disputes fraternelles qui se terminent par des coups dont l'ami­tié fraternelle retient la violence. Ceux qui connaîtront une telle guerre atténuée, humanisée, pourront à peine imaginer, par exemple, des batailles comme celle de Fontenoy, à peine digne des loups et des ours. Voyons, mes amis, est-ce acheter trop cher, par quelques années de chômage ou de bas salaires, la réhabili­tation, la rédemption de notre espèce ? Car cette rédemption est certaine. Il n'est sans doute pas interdit aux esprits malveillants de prévoir l'invention de quelques mécaniques capables de nuire aux hommes. Mais, le simple bon sens nous l'annonce, elles ne seront jamais qu'un petit nombre. L'Humanité peut souffrir des crises violentes, perdre un instant le contrôle de ses hautes facultés, mais l'invention et la construc­tion des machines exigent beaucoup de temps, de réflexion, de labeur. Elle exige aussi beaucoup d'or. Est-il permis de croire, sans être fou, que l'Humanité laborieuse mette un jour en commun ses travaux et ses capitaux dans l'intention de se détruire ? Est-il permis de croire que les Savants et les Riches -l'élite des Nations - s'associeront dans cette oeuvre perverse ? » 


Nous ignorerons toujours si de telles paroles eussent été comprises des ouvriers révoltés. Du moins auraient-elles proba­blement convaincu le commissaire de police et les gendarmes. N'importe ! Après avoir ainsi fait parler l'industriel - sans grands égards pour la vraisemblance, je l'avoue - qu'on me permette de pousser plus loin encore la fantaisie en supposant qu'un pauvre diable de tisserand ait reçu tout à coup le don d'élo­quence et de prophétie, comme l'ânesse du prophète Balaam. - « Des clous, aurait dit cet Anglais dans sa langue. Vous venez de raisonner comme si vos machines allaient être conçues dans le même esprit où furent jadis inventés les outils. Nos ancêtres se sont servis d'une pierre tenue au creux de la main en guise de marteau, jusqu'au jour où, de perfectionnement en perfec­tionnement, l'un d'entre eux imagina de fixer la pierre au bout d'un bâton. Il est certain que cet homme de génie, dont le nom n'est malheureusement pas venu jusqu'à nous, inventa le marteau pour s'en servir lui-même, et non pour en vendre le brevet à quelque société anonyme. Ne prenez pas ce distinguo à la légère. Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d'abord et avant tout, elles seront naturelle­ment, essentiellement, des mécaniques à faire de l'or. Bien avant d'être au service de l'Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d'or, c'est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation. Or, il est beaucoup moins avanta­geux de spéculer sur les besoins de l'homme que sur ses vices, et, parmi ces vices, la cupidité n'est-elle pas le plus impitoyable ? L'argent tient plus étroitement à nous que notre propre chair. Combien donnent volontiers leur fils au Prince, et tirent honneur du trépas de leur enfant, qui refuseraient à l'État leur fortune tout entière, ou même une part de leur fortune.

Je prédis que la multiplication des machines développera d'une manière presque inimaginable l'esprit de cupidité. De quoi cet esprit ne sera-t-il pas capable ? Pour nous parler d'une République pacifique composée de commerçants, il faut vraiment que vous vous croyiez le droit de vous payer nos têtes ! Si les boutiquiers d'aujourd'hui sont plus experts à manier l'aune que l'épée, c'est qu'ils n'ont point d'intérêt dans les guerres. Que leur importe une province de plus ou de moins dans le Royaume ? Lorsqu'ils trouveront devant eux des concurrents, vous les verrez contem­pler d'un œil sec les plus effroyables carnages ; l'odeur des charniers ne les empêchera pas de dormir. Bref, le jour où la superproduction menacera d'étouffer la spéculation sous le poids sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer deviendront des machines à tuer, voilà ce qu'il est très facile de prévoir. Vous me direz peut-être qu'un certain nombre d'expériences malheureuses finira par convaincre les spéculateurs, au point de les rendre philan­thropes. Hélas ! il est pourtant d'expérience universelle qu'au­cune perte n'a jamais guéri un vrai joueur de son vice ; le joueur vit plus de ses déceptions que de ses gains. Ne répondez pas que les gros spéculateurs seront tôt ou tard mis à la raison par la foule des petites gens. L'esprit de spéculation gagnera toutes les classes. Ce n'est pas la spéculation qui va mettre ce monde à bas, mais la corruption qu'elle engendre. Pour nous guérir de nos vices, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l'argent est honoré, le spéculateur l'est aussi. Il aura donc beaucoup plus à craindre l'envie que le mépris ; n'espérons donc pas le réveil des consciences. Quant à la révolte des intérêts, on a tout lieu de prévoir qu'elle ne pourra éclater qu'après un grand nombre de crises et de guerres si effroyables qu'elles auront usé à l'avance les énergies, endurci les cœurs, détruit chez la plupart des hommes les sentiments.

 

 

 

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