Richard Wagner

Charles Gounod
"Richard Wagner fut incontestablement une personnalité artistique considérable. On ne passionne pas à ce point toute une époque, on n'enfièvre pas ainsi toute une génération, on ne devient pas une espèce de sanctuaire vers lequel affluent de toutes parts de tels pèlerinages, sans être doué de facultés puissantes, d'ardeurs contagieuses et de capacités tout à fait exceptionnelles. Que Richard Wagner ait donné à notre France meurtrie et saignante l'ignoble coup de pied de l'âne, cela n'est que trop vrai, et c'est lamentable; mais quoi? l'insulteur s'est mis au-dessous de l'insulté, voilà tout; la victime reste toujours au-dessus du bourreau. Mais, encore un coup, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit d'étudier l'artiste, l'artiste seul, et d'oublier l'homme moral, pour se rendre un compte équitable, impartial, désintéressé, de cette grande et illustre intelligence.

C'est ce que je me propose d'essayer ici."
Si un criminel comparaissait devant une cour d'assises, les magistrats qui auraient à le juger ne se demanderaient assurément pas ce qu'il peut valoir comme poète ou comme artiste. Il ne serait pas moins absurde de juger la personne intellectuelle d'un grand artiste à travers les répugnances ou les sympathies que peut inspirer sa personne morale.

Richard Wagner fut incontestablement une personnalité artistique considérable. On ne passionne pas à ce point toute une époque, on n'enfièvre pas ainsi toute une génération, on ne devient pas une espèce de sanctuaire vers lequel affluent de toutes parts de tels pèlerinages, sans être doué de facultés puissantes, d'ardeurs contagieuses et de capacités tout à fait exceptionnelles. Que Richard Wagner ait donné à notre France meurtrie et saignante l'ignoble coup de pied de l'âne, cela n'est que trop vrai, et c'est lamentable; mais quoi? l'insulteur s'est mis au-dessous de l'insulté, voilà tout; la victime reste toujours au-dessus du bourreau. Mais, encore un coup, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit d'étudier l'artiste, l'artiste seul, et d'oublier l'homme moral, pour se rendre un compte équitable, impartial, désintéressé, de cette grande et illustre intelligence.

C'est ce que je me propose d'essayer ici.

L'étude de Richard Wagner, artiste, comporte deux aspects bien distincts: 1° la valeur de ses facultés personnelles; 2° la valeur du système à l'établissement et au triomphe duquel il les a consacrées.

Examinons d'abord ses facultés, musicales et poétiques, leur nature, leur degré de valeur intrinsèque, leur puissance réelle.

I

Au point de vue purement musical, abstraction faite de toute connexion de l'idée musicale avec le sujet auquel on l'applique, cette idée est susceptible d'une valeur propre, spéciale (je ne veux pas me servir ici du mot: «mélodique», dont on a tant et si facilement abusé, et qu'on se jette à la tête, sans être, le plus souvent, capable d'expliquer ce qu'on entend par «mélodie»): je veux simplement parler de l'idée procurant à l'oreille une satisfaction exclusivement musicale, telle, par exemple, qu'on en éprouve en entendant les innombrables et saisissantes inspirations de Mozart, de Beethoven, de Weber, de Rossini, de Mendelssohn, etc...

A ce premier point de vue, il ne semble pas que Richard Wagner puisse être placé au premier rang. Qu'on veuille bien ne pas trop se hâter de condamner cette appréciation. Certes je n'ai point la prétention de ne pas me tromper; après tout, «c'est affaire de goût, peut-on me dire: vous avez le vôtre, j'ai le mien». D'accord. Pourtant, je le demande, peut-on, en bonne conscience, de bonne foi, mettre en parallèle, au point de vue, je le répète, de la valeur musicale pure, intrinsèque, indépendante du sujet, les idées de Richard Wagner et celles des maîtres que je viens de citer?

Le peut-on comme qualité, et le peut-on comme quantité? L'hésitation ne me semble pas possible. Loin de moi la pensée de nier au musicien illustre qui m'occupe en ce moment l'existence et l'énergie des facultés musicales; je ne suppose pas qu'on me prête une pareille absurdité; mais qu'on se rappelle ce qui constitue, chez les maîtres, quels qu'ils soient, l'idée musicale pure et le genre de plaisir qu'elle produit, et l'on- me comprendra sans peine. Qu'on se souvienne, par exemple, de ce prodigieux premier morceau de la Symphonie en ut mineur de Beethoven! il repose sur les quatre notes d'attaque.

C'est bien peu: mais avec quel empire soudain ces quatre notes s'emparent de l'auditeur! avec quelle puissance et quelle autorité elles le captivent et le dominent et l'étreignent jusqu'à la fin de ce morceau incomparable!

«Mais, me dira-t-on, comment appelez-vous cela? Est-ce de la mélodie?» — Je n'en sais rien; je vous le demande. Ce que je sais, c'est que c'est une idée; c'est-à-dire (une forme musicale précise qui me saisit à l'instant, sans attendre, et, de plus, une forme féconde qui contient en elle tout le morceau qu'elle annonce, morceau qui se déroule clair, puissant, logique, un, sans que je sois obligé de me traîner à tâtons pour en percevoir la robuste et majestueuse identité. L'ensemble de la conception découle de son principe, non par voie d'artifices, de complexités arbitraires, facultatives, mais par voie de génération. Et ce qui prouve d'une façon péremptoire que c'est bien l'idée et non la sauce qui fait les frais de cette merveilleuse composition, c'est que, si symphonique, si concertante, si dialoguée qu'elle soit, on peut presque en donner l'impression exacte en la fredonnant avec la voix (qui ne peut cependant produire qu'un son à la fois), tant la pensée fondamentale, principe du morceau, circule toujours nette à travers le canevas instrumental dont elle fournit le tissu même.

On dit: «Mais la cause que vous défendez là, c'est la cause de la mélodie continue; c'est précisément la nôtre!» Tant mieux, et je suis bien aise de voir que nous proclamons le même principe; mais je crois que nous ne l'entendons pas de la même façon.

Le propre d'une mélodie, c'est d'être non pas une forme quelconque, plus ou moins vague, mais une silhouette déterminée, un contour distinct, frappant instantanément, dès sa première apparition. Ce n'est point une énigme, un problème; c'est une figure nette; c'est un être. Une succession telle quelle de notes ne constitue pas une mélodie; il faut que cette succession aboutisse à une réalité complète, vivante par elle-même, consistante par elle seule. Prenons, je suppose, les deux adorables cantilènes de Chérubin dans les Noces de Figaro, de Mozart: «Je ne sais quelle ardeur me pénètre»: et «Mon cœur soupire»; détachons-les, momentanément, du sentiment qu'elles expriment et du délicieux orchestre qui les accompagne: n'est-il pas évident qu'elles sont par elles-mêmes? Ne contiennent-elles pas tout ce qui constitue le sens et la précision d'une idée? le contour net, le rythme caractéristique et constant, et même l'harmonie, impliquée dans la mélodie?) 2 On veut que Richard Wagner soit l'apôtre de la «mélodie continue»? c'est bien plutôt la «symphonie continue» qu'il faudrait dire: car son œuvre existe surtout par là; et si, musicalement parlant, il excelle en quelque chose, c'est précisément en cela.

Je le répète: loin de moi de vouloir nier que Wagner ait produit des mélodies, et de charmantes, et même de fort belles; je dis que tant s'en faut que ce soit là le signe prédominant de son œuvre qu'au contraire il s'en éloigne davantage à chaque nouvelle conception; au point qu'on se demande si, en dix ans d'existence de plus, il n'aurait pas fini par rêver de s'en passer. Ce que ses partisans et lui-même ont appelé le Leitmotiv, en vient graduellement à n'être pour ainsi dire plus qu'une étiquette, un signe convenu, affecté à tel personnage, à telle pensée, à tel symbole, et qui se reproduit, avec modifications de l'escorte instrumentale, selon le retour du personnage ou du mythe qu'il représente.

Du reste, il ne faut pas croire que cette donnée du Leitmotiv (le motif caractéristique de tel personnage, de telle idée, de tel symbole) soit un dogme wagnérien: on en trouve la trace et l'emploi dans une quantité d'œuvres dues à d'autres maîtres. Meyerbeer l'a appliquée dans Robert le Diable, dans les Huguenots, dans le Prophète; on la retrouve chez Halévy, dans plusieurs de ses opéras; et j'en pourrais citer d'autres encore. Ce procédé dramatique n'est donc ni une création de Richard Wagner, ni un emprunt à Richard Wagner.

Si ce n'est pas dans l'élément mélodique proprement dit que réside la puissance musicale de Richard Wagner, il faut la chercher ailleurs, car elle existe incontestablement: il s'agit d'en déterminer la nature et les causes.

Richard Wagner est, par-dessus tout, un musicien décorateur. Il possède, au plus haut degré, la faculté d'approprier les sons à l'impression scénique. L'art musical est, pour lui, non pas le but, mais!e moyen théâtral. Cela est si vrai que, devant ses œuvres, l'auditeur s'absorbe pour ainsi dire dans le spectateur, tant la sonorité du musicien devient, en quelque sorte, l'atmosphère ambiante du dramaturge; à tel point que la prodigalité, pour ne pas dire la débauche des modulations incessantes à travers lesquelles il promène son drame et qui sont si fatigantes au point de vue de la musique pure, disparaît presque dans le système d'harmonie diffuse qui constitue son milieu musical. Et ce qui est ici très important à remarquer, c'est la connexion qui existe entre la langue musicale de Richard Wagner et le caractère essentiellement symbolique et légendaire des sujets qu'il affectionne. Il faut bien le reconnaître: Richard Wagner est le plus allemand des musiciens allemands; c'est un Germain dont les ancêtres sont Scandinaves; c'est, dans toute la force du terme, un rétrospectif, et — comme je me propose d'y revenir plus loin — rien ne me semble plus contradictoire et moins justifiable que d'avoir voulu donner à sa musique le nom de «musique de l'avenir».

L'expression de la pensée symbolique et du mouvement dramatique par le mélange de la déclamation et de l'accent instrumental, voilà le but de Richard Wagner, la clef de son œuvre et le secret de sa puissance-en matière de théâtre. La vertu de sa musique réside bien moins dans la musique même que dans sa relation avec la poétique et le drame.

Il devient, dès lors, plus facile de s'expliquer pourquoi la mélodie, chez Richard Wagner, ne revêt pas un caractère personnel, individuel, c'est-à-dire qui la fasse reconnaître, à l'instant, comme étant de lui et à lui: c'est que sa musique est bien moins la sienne propre que l'image de ce qu'elle représente. Pour employer la langue même des Allemands, elle est bien plutôt objective que subjective; je dirais volontiers qu'elle est presque impersonnelle. Aussi est-ce une grande erreur que de vouloir lui emprunter des formes ou des procédés qui tirent leur principale valeur et leur intérêt des conditions et des situations dans lesquelles il les a employés.

Ce qu'il faut, non pas imiter, — l'imitation n'est qu'une singerie, — mais étudier dans les maîtres, ce ne sont pas les côtés par où ils sont eux (le moi étant l'élément incommunicable), mais les côtés par où ils sont maîtres. Or il y a des côtés par où Wagner est assurément un grand maître. Un de ces côtés est l'entente scénique de la donnée fondamentale sur laquelle repose son drame. Tout y converge implacablement; tout, décors, mise en scène, éclairage, le soin même de cacher son orchestre, concourt à l'unité de son plan qui est une conception, une thèse, et cette unité opiniâtre, despotique, constitue une de ses grandes forces. Mais cette force n'est pas, par elle-même, par nature, un élément de personnalité; elle répond à une loi que tous les musiciens pourraient et devraient observer, loi qui n'est ni allemande ni française, ni d'un individu ni d'une nation, mais de l'art lui-même. C'est une loi d'optique musicale.

Une autre cause de l'influence musicale que Richard Wagner a exercée sur son temps, c'est le luxe inouï de combinaisons de sonorité que présente son instrumentation et qui est bien à lui. Sa palette orchestrale est d'une étendue prodigieuse. Cela tient, il est vrai, en grande partie, à ce qu'il a considérablement augmenté le nombre des instruments dont l'orchestre était composé jusqu'à lui. Quand on compare le matériel instrumental dont il s'est servi à celui qu'ont employé Haydn, Mozart, Weber et même Beethoven ou Mendelssohn, le sien est presque triple. Tous les instruments à vent en bois y figurent par groupes de trois, ce qui permet d'avoir l'harmonie complète dans chaque timbre spécial. Les cors y sont pour ainsi dire constamment chromatiques, c'est-à-dire pouvant avoir, à volonté, toutes les notes ouvertes, ce qui rend leur emploi facile dans toutes les combinaisons. La famille des instruments de cuivre y est également renforcée et possède, de l'aigu au grave, toute l'étendue que peut exiger et comporter l'oreille. C'est là, il faut l'avouer, un ensemble immense de ressources; et, bien qu'un orchestre beaucoup plus restreint ait suffi, entre les mains d'un Mozart ou d'un Beethoven, à exprimer des sentiments et des conceptions dont la grandeur et l'élévation seront difficilement dépassées, il faut reconnaître que les tendances non seulement descriptives mais très complexes de Richard Wagner ont dû le porter à se créer une gamme, une échelle de ressources jusqu'alors inusitées, et dont son génie avait besoin.

Il ne faudrait cependant pas s'exagérer l'avantage ni le bénéfice de la très grande multiplicité des moyens matériels en fait d'art. Les plus grands peintres ne sont pas ceux qui ont eu le plus grand nombre de couleurs à leur disposition; la plupart des chefs-d’œuvre en peinture sont faits avec cinq ou six tons, et c'est de leur combinaison savante que résulte l'admirable harmonie des grands coloristes dont la supériorité tient non pas à la profusion des couleurs mais à la relation des valeurs. Il en est de même en musique. Je défie qu'on me cite quelque chose de plus coloré que la scène de la «Fonte des Balles» dans le Freischütz de Weber, ou de «l'Incantation» dans la Flûte enchantée de Mozart, ou que la dernière scène de Don Juan, ou que le scherzo du Songe d'une Nuit d’été, de Mendelssohn; et tout cela est écrit avec rien; et tout cela est complet et parfait. Je dis plus: c'est que l'emploi trop constant de moyens considérables et compliqués amène la lourdeur et, par suite, la monotonie et la satiété. Qui ne se prive de rien ne jouit plus de rien. La loi de la vie est la même dans tous les ordres; et, dans l'art comme dans tout le reste, la richesse est bien plus dans l'absence des besoins que dans leur satisfaction. C'est un principe absolu que, plus le but se simplifie, plus on réduit le nombre des dépenses; le superflu est toujours plus dispendieux que le nécessaire. L'attirail matériel considérable que Richard Wagner a déployé dans ses œuvres se conçoit par la nature même de sa poétique très complexe et essentiellement mythologique, même lorsqu'il touche à des légendes chrétiennes, comme dans Parsifal, sa dernière grande conception.

Le rêve théâtral de Richard Wagner, c'est la dramatisation de l'allégorie. Ses personnages sont bien moins des individus réels que des symboles corporifiés. Là est le secret de la grandeur et de la proportion de ses ouvrages et de l'impression étrange et parfois colossale qu'ils produisent sur l'auditoire. Aussi frappent-ils bien plutôt qu'ils n'émeuvent, tant on sent qu'ils appartiennent au monde des symboles bien plus qu'à celui des êtres: l'intérêt humain s'y trouve absorbé.

Richard Wagner était un tempérament poétique et musical éminemment fastueux; dans son art, comme dans sa vie, il lui fallait du grandiose, et le luxe dont il aimait à envelopper son existence et sa personne était le reflet des somptuosités de son esprit et de ses rêves. Semblable à ces instruments d'optique dont se servent les photographes pour obtenir ce qu'ils appellent des grandissements, le cerveau de Richard Wagner amplifiait toutes les figures jusqu'à des proportions épiques, gigantesques; extra humaines. Mais l'art le plus gros n'est pas nécessairement le plus grand art. Le Parthénon tient beaucoup moins de place que les temples indiens; il est cependant infiniment plus grand selon la mesure esthétique; il est grand par la perfection de la beauté: il est grand par la présence de cette grâce suprême qui discipline et tranquillise la force et qui exclut du domaine de l'art toute emphase et tout excès.

Essayons maintenant d'entrevoir la destinée probable du système de Richard Wagner dans l'avenir de l'art dramatique.


II

Dans la création, rien ne rétrograde. Pas plus que les soleils ne retournent à leur état nébuleux primitif, l'esprit humain ne revient aux nébuleuses des légendes. Le terme final de tout progrès, c'est la clarté. C'est la loi de la société aussi bien que de l'individu. L'origine même de la création n'a pas été autre chose: d'abord les ténèbres, la confusion, le chaos; ensuite l'ordre, la précision, la lumière.

Si l'on observe la marche progressive de l'art dramatique, on voit que son histoire présente les mêmes étapes, les mêmes phases que l'histoire de tous les développements humains. Dans le théâtre antique, Eschyle a précédé Sophocle et Euripide. Pour ce qui est de l'ère chrétienne, le théâtre a commencé par les «mystères». Dans les deux cas, c'est la conception légendaire et symbolique qui précède la conception dramatique directement humaine. Le drame quitte peu à peu le ciel pour s'appuyer sur la terre: l'homme finit par en fournir seul la substance et l'intérêt. Or, est-ce là un mouvement progressif ou un mouvement rétrograde? C'est à l'histoire même du théâtre à faire la réponse.

A n'envisager la question que sous le rapport du drame musical, la succession des œuvres lyriques, depuis un siècle et plus, témoigne en faveur de la thèse que je viens d'énoncer, à savoir, le drame devenant de plus en plus humain, et devant à cette transformation ses plus grands et plus illustres représentants, depuis Lulli jusqu'à Rossini et Meyerbeer, en passant par Rameau, Glück, Mozart, Spontini et autres. Il en est de même du drame proprement dit: Shakespeare, Corneille, Molière, tous les grands dramaturges, jusqu'à Victor Hugo, ont mis le drame dans l'humanité. Ce qui nous intéresse avant tout, par-dessus tout, au théâtre, c'est nous-mêmes, nous fils, pères, mères, amants, en un mot, nous humains; là est l'inépuisable fonds du drame, la source intarissable d'émotions toujours nouvelles, toujours aussi puissantes, parce qu'elles font partie de notre nature et de notre vie.

Dans le système dramatique de Richard Wagner, il y a deux choses parfaitement distinctes à considérer: d'une part, l'expression proprement dite des passions et des situations; de l'autre, la subordination absolue de la forme musicale aux exigences de la donnée poétique et scénique.

La vérité d'expression, est-il besoin de le dire? est une condition sine quâ non de l'art dramatique. Richard Wagner y est d'une fidélité constante, scrupuleuse, absolue, sans compromis ni concession d'aucune sorte. Jamais il ne ment à la situation, jamais il ne s'en dégage; il n'écrit pas une mesure, pas un accord, pas une note qui ne lui semblent commandés et qui ne soient légitimés par elle; rien n'est admissible pour lui qu'au nom d'une conformité rigoureuse avec la situation ou le caractère de ses personnages.

Au point de vue dramatique, voilà qui est indiscutable et inattaquable. Reste à savoir si, dans son association avec le drame, — laquelle association constitue proprement le drame lyrique, — l'art musical n'a pas à protéger, à sauvegarder, à maintenir intacts certains droits qui lui sont propres. Qu'un art se combine avec un autre, à la bonne heure, cela peut être et cela est, en effet, une force considérable; mais cela n'implique nullement l'absorption, la confiscation de l'un par l'autre. Interrogez la grande peinture décorative; demandez à Paul Véronèse, à Rubens, au Corrège, etc... si les splendides monuments couverts de leurs chefs-d'œuvre ont porté la moindre atteinte à leur puissance et à leur liberté de peintres, et si, dans cette merveilleuse union de l'architecture et de la peinture, l'un des deux arts est devenu le vassal de l'autre? On objecte que le drame lyrique, l'opéra, est une forme d'art toute de convention, et qu'ainsi on est libre de combiner, comme on l'entend, les divers éléments qui y concourent. A cela je réponds d'abord que tout art est une convention: quand les peintres représentent le Père Éternel avec une longue barbe, ou les anges avec un corps humain et des ailes, ou le Temps sous la forme d'un vieillard tenant une faux, ils sont dans la pure convention. Cela ne les empêche pas de satisfaire pleinement aux conditions spéciales de leur art et de ne point en sacrifier les exigences esthétiques et pratiques à celles de la conception qui supporte leurs œuvres.

Comme les arts plastiques, l'art musical, lui aussi, a ses exigences propres: le plaisir qu'il procure tient à l'observance de certaines conditions de consonance, de rythme, de timbres, de forme de proportions réclamées par l'oreille, par la sensibilité et par l'entendement de l'auditeur. L'oubli ou le dédain de telle ou telle des qualités propres à un art ne peut, du moins en théorie, se légitimer par la prédominance d'un autre point de vue; et si, en fait, on n'attend pas d'un génie comme Michel-Ange les impressions que produit une œuvre de Rembrandt ou de Velasquez, ce n'est point que l'un ou l'autre ait failli aux conditions propres de son art, mais simplement parce que la tendance absente dans l'œuvre de chacun d'eux n'était point rigoureusement nécessaire à la réalisation même de leur conception. Dans l'art de la peinture, la pensée dans la forme peut, sans le concours de la couleur, constituer une œuvre complète. Pourquoi? Parce qu'il y a des œuvres qui, avec ces deux seuls éléments, peuvent être adéquates à leur objet, et dans lesquelles le prestige de la couleur n'entre point comme qualité intégrante et constitutive de l'œuvre et de sa perfection propre.

Mais il n'y a pas de drame lyrique dont la donnée puisse dispenser un musicien de satisfaire à toutes les conditions de l'art musical, ni l'obliger à en sacrifier une seule. On dit: «Ces conditions dont vous parlez sont autant de formules destinées à disparaître les unes après les autres.» Nullement. Que les artistes aient des formules, soit; mais l'art n'en a pas: il n'a que des lois, lesquelles sont immuables comme toutes celles de l'entendement. La formule est, à son origine, le signe d'un individu; elle devient ensuite le signe d'un temps et la monnaie courante de quiconque n'a pas de fortune personnelle. Ce n'est donc point en observant des lois dont l'essence est d'être immuables et, par conséquent, nécessaires, que l'on risquera jamais de glisser dans des formules dont le caractère est précisément d'être conventionnelles et, par conséquent, passagères.

On veut que la doctrine dramatique de Richard Wagner soit une sorte d'Évangile nouveau, libérateur de la vieille servitude des formules! Mais qu'on ne s'y trompe pas: Richard Wagner a ses formules; tout comme un autre; il a des procédés qui lui sont familiers, qu'il affectionne, dont l'emploi revient fréquemment dans ses œuvres, et, plus on l'entendra ou l'étudiera, plus on en acquerra la certitude. Or ses plus beaux morceaux — et tout le monde s'accorde à proclamer qu'il en a beaucoup d'admirables — sont précisément ceux dans lesquels il échappe à son propre système, c'est-à-dire ceux qui sont beaux par les mêmes raisons que tout ce qui est beau chez les autres maîtres, par les conditions esthétiques immuables, permanentes, en dehors desquelles la beauté est absente ou amoindrie.

Il ne faut pas plus confondre le dérèglement avec l'imagination que l'indépendance avec la liberté, la liberté consistant justement à se mouvoir avec aisance sous l'empire de la loi. Ce qui est vrai dans la doctrine ou dans les œuvres de Richard Wagner, c'est ce qui l'a été toujours. Le danger de son système dramatique, c'est précisément de faire adopter, comme un principe fondamental, l'abolition de certaines conditions essentielles de l'art musical; exactement comme si on voulait refaire une théorie de l'homme en négligeant tel de ses organes ou telle des facultés par lesquelles il se distingue des autres êtres: ce serait la négation même de ses proportions vraies.

Or les proportions, c'est-à-dire cet équilibre harmonieux dans lequel se balancent les diverses parties d'un tout, constituent, en quelque sorte, la statique de l'art musical, qui, sous les conditions de forme, de rythme et de tonalité, correspond à un ensemble de poids, de nombre et de mesure. Eh bien! parmi les grands maîtres dont les œuvres ont établi jusqu'ici la tradition de l'art lyrique, pas un n'a cru nécessaire de secouer le joug d'une seule des lois sur lesquelles repose l'économie parfaite de l'art musical; à savoir: la précision de la forme, la propriété du rythme, la persistance de la tonalité. Est-ce que Mozart et Rossini, pour me borner à ces deux illustres exemples, ont jamais laissé prescrire un seul des droits essentiels de l'art musical sous prétexte d'obéissance aux lois du drame lyrique? Est-ce que la musique, dans Don Juan ou dans Guillaume Tell, abdique jamais devant les exigences de la situation? Est-ce que, dans son étroite connexion avec le drame, elle cesse jamais d'être précise, cadencée et tonale, en un mot, parfaite, musicalement parlant?

Accepter et appliquer dans sa rigueur absolue la théorie musico-dramatique de Richard Wagner, c'est arracher, sans raison, à l'art musical plusieurs des plus beaux fleurons de sa couronne; c'est le dépouiller des conquêtes successives qui ont élargi et enrichi son domaine.

En effet, sur quels principes dramatiques peut-on baser la légitimité des soi-disant réformes musicales suivantes?

1° Substitution croissante de la déclamation (même pure et parfaite) au chant proprement dit.
2° Exclusion de la polyphonie vocale (les morceaux d'ensemble).
3° Suppression de la tonalité (l'unité harmonique).
4° Négation et abolition des frontières qui déterminent et délimitent ce qu'on appelle un «morceau de musique», et proclamation du principe de la «trame musicale indéfinie».

Je le répète, parce que je crois que c'est la vérité entière; il n'y a pas une expression, pas une explosion, quelle qu'elle soit, du sentiment dramatique, qui exige, qui autorise, dans le drame lyrique, l'infraction à une seule des lois qui régissent l'art musical proprement dit.

Jamais le génie, non plus que la liberté, ne s'est senti emprisonné dans la loi, qui n'est autre chose que la condition même de la vie. Quelles variétés de génie que Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Glück, Rossini, Mendelssohn! Et pourtant, quelle unité de respect envers les mêmes lois!

Non, la négation de lois fondamentales ne peut être admise à se donner pour un élément de progrès; on ne s'attaque pas impunément aux assises de la nature humaine. Les efforts qu'on y fait peuvent donner le change, pour un temps, à l'étonnement et à la surprise; mais ils rencontrent fatalement, tôt ou tard, les inexorables démentis d'une postérité sans appel. S'affranchir des lois, c'est se précipiter dans toutes les anarchies: cela seul est impérissable qui est l'expression de la vie sous la sanction des lois mêmes de la vie.


Notes
1. Nous achevons dans ce numéro la publication des lettres que Richard Wagner adressa de Paris et de Vienne à Mathilde Wesendonk. On a vu, par deux fois, comment Wagner jugeait alors un des «musiciens et compositeurs qui s'étaient déclarés pour lui avec enthousiasme», Gounod: — «un artiste d'extérieur fort aimable, et d'intentions honnêtes, mais sans aucuns dons supérieurs» (11 novembre 1859, — huit mois tout juste après Faust); — «un homme tendre, bon et pur, mais pas profondément doué» (3 mars 1860). — Nous avons l'heureuse fortune de publier aujourd'hui le jugement que portait plus tard Gounod sur Wagner.

Postérieures à la mort de Wagner (1883), il est infiniment probable que ces pages furent écrites, par un élan de généreuse impartialité, en 1887, quand le ressentiment de l'injure lancée naguère à la France vaincue ameutait la foule parisienne contre Lohengrin. On reconnaît dans le début un écho de cet orage.

Un wagnériste fervent, M. Catulle Mendès, en 1880, ne disait pas autrement: «Oui, cela est vrai..., Richard Wagner a écrit contre la France, contre Paris assiégé et vaincu, une pantalonnade abjecte et stupide... C'est hideux... Mais enfin est-ce qu'une brochure de vingt pages annule douze partitions? Est-ce que la Capitulation de Paris supprime Tristan et Iseult?...»

Patriote, — on se rappelle ses «lettres de 1870-1871» que nous avons publiées, — mais artiste aussi, d'esprit libéral et de cœur généreux, — indépendant, d'ailleurs, devant Wagner lui-même comme devant la foule, — Gounod sera resté jusqu'au bout l' «homme tendre, bon et pur» de 1860.

2. Le passage mis entre crochets a été cité par M. Camille Bellaigne, à qui ces pages inédites, retrouvées dans les papiers de Gounod après sa mort, avaient été amicalement communiquées; — l'article de M. Camille Bellaigne, publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1895, a été recueilli avec d'autres sous ce titre: Portraits et Silhouettes de Musiciens (1896).

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