À travers Raoul Ponchon

Marcel Coulon
I

Ponchon n'est pas un subjectif: l'eau romantique — l'eau-de-vie, — qui entre pour quelques gouttes dans son vin classique, ne l'a pas incité au moi haïssable. Une modestie invraisemblable, un détachement absolu des liens de la vanité constituent le fond de sa nature. Mais, quand on a à remplir 150,000 vers, il faut bien y mettre de tout — dont soi-même. D'ailleurs, la personnalité et la subjectivité sont deux choses; et, la première, ces poètes qu'il continue: de Charles d'Orléans et Villon à Boileau et La Fontaine, en passant par Marot, Mathurin Régnier et le bon gros Saint-Amant, n'en manquent pas. Le classicisme demande aux gens de ne pas se croire le centre du Monde, mais non d'ignorer leur existence. Il leur permet même, quand ils ne s'appellent pas Pascal, d'avoir leur guenille en sympathie. Ponchon est glorieux de la sienne en tant qu'elle atteste la puissance et la majesté du «merveilleux Génie» qu'il adore:
    Mon nez, on te prendrait pour un soleil couchant.
    Et souvent, crois-le bien, j'ai peur en te mouchant
    De changer quelque chose à la belle harmonie
    Que te donna le Vin, ce merveilleux Génie.
    Oui! tu montres, mon nez, aux buveurs ébaubis
    L'incomparable éclat des plus brillants rubis.
    ..............................................................................
    O rival des brugnons tout fraîchement cueillis!
    ..............................................................................
    L'amour, ô mon cher nez, est tel, que je te porte,
    Que mes yeux pour te voir louchent d'étrange sorte.
    Ma bouche, ta voisine, est de belle couleur;
    Je n'en disconviens pas, mais ô vivante fleur,
    Elle est ta folle esclave et tu ne saurais croire,
    Pour te complaire, comme elle eut souci de boire!
    ................................................................................
    Tu t'épanouiras au sein du firmament
    Hypersuperlificoquentieusement.
Et, en dehors de cette utilisation, ce parangon de simplicité ne rejette pas son personnage lorsqu'il lui tombe sous la main. Si, par exemple, à la dernière minute, son «directeur» lui a «défendu de parler de l'Affaire»:
    Voyons, je toise à peu près dans
    Les un mètre soixante;
    J'ai trente cheveux, quinze dents,
    Et du 3/4, je gante.

    Mon nez affecte d'être rond
    Comme ceux de mes pères;
    Mes yeux me paraissent marron...
    ...........................................................
    Je tends à prendre du bedon...
    Et j'ai de la barbe au menton
    Partagée en deux pointes 1.
ou si un dessinateur, par trop infidèle, l'a croqué:
    Je n'ai pas ce cou de taureau
    Dont se prévaudrait un hercule;
    Sur un corps de mon numéro,
    Ce serait plutôt ridicule.

    Tu me fais des mains d'assassin,
    Moi, de qui les doigts sont si vagues,
    Qu'à peine, et malgré mon dessein,
    Je les puis illustrer de bagues.
    .....................................................
    Et je n'ai pas, non plus, cet œil...
    .....................................................
    Le chapeau?... très bien, le chapeau,
    Le voilà tel que je le porte 2.
Dans de tels cas, le moral ne le gênera pas plus à préciser que le physique:
    J'ai le caractère mal fait;
    Pour un rien je m'emporte,
    Mais ma colère a moins d'effet.
    D'ailleurs que chose morte.
Ou bien:
    Mais, qui m'a le plus contristé,
    Vois-tu, dans ta caricature,
    C'est l'air dur que tu m'as prêté.
    Il n’est du tout dans ma nature.
    .......................................................
    Tu ne m'as jamais abordé,
    Sans quoi, tu saurais que ma haine
    Tiendrait aisément dans un dé,
    Sans que cette coupe soit pleine...
Nous l'aurons donc sous le veston de la familiarité:
    Il était un petit bonhomme,
    Bien connu de Paris à Rome.
    Ni pire qu'un autre ou meilleur;
    Montmartrois frotté de Tartare,
    Et qui raclait de la guitare
    On l'appelait: la Pouche en fleur.

    Ce nom le coiffait à merveille,
    Car, outre la gueule vermeille
    Qu'il devait, ô Vigne, à tes pleurs,
    Figurez-vous que le pauvre être
    Avait, au point de s'en repaître,
    Un goût délicat pour les fleurs 3.
Nous l'aurons sous le manteau troué — non pas (comme disait Blanqui) «de la dictature», mais de la philosophie — lequel ne s'est pas rapiécé souvent, depuis Diogène.
    Je suis de candeur non pareille
    Et je n'aime vraiment qu'aimer.
    Je me réjouis d'une abeille,
    Une rose me fait pâmer!
    Lorsque la Mort, mon souci moindre,
    Viendra me relancer, et m'oindre,
    Pour la grande étape rejoindre,
    Comme j'aurai toujours vécu,
    En mon humble philosophie,
    Sans ambition, sans envie,
    Je veux sortir de cette vie
    N'ayant que ma chemise au cu 4.
Il ne craindra pas de se rencontrer en ville:
    Quittant vers la cinquième heure,
    Sa demeure,
    Nez en l'air et pied revard,
    Où va cette fausse couche,
    De la Pouche,
    Qui gagne le Boulevard. 5?
Il se payera, autour de sa chambre, un voyage à l'instar de Xavier de Maistre;
    Elle est au cintième, sur
    Ta place, ô Sorbonne.
    A l'abri de tout azur,
    Ma chambre de bonne.

    Elle donne sur la cour
    .............................................
    Le jour y est un peu court
    Sept fois la semaine.

    Elle a trois mètres carrés,
    Pas de plus un pouce,
    Et sur ses murs délabrés,
    Le champignon pousse.

    Voici tout d'abord mon lit,
    Lit de cénobite;
    Et puis, le corps du délit,
    Ma vieille eau... subite.
    ..........................................
    Ensuite, c'est mon tabac
    Sa photographie....
    .......................................................
    Là mes pantoufles.... Pais, c'est... 6
voire de Silvio Pellico 7,
    Oui, l'aut' jour, — mon jour de purge,
    J' m'en allai à patt' su l' dos,
    Quand v'là qu'un sergot s'insurge,
    Et m' fout au poste illico.

    C't' arrestation arbitraire
    Eut lieu boul'vard Italien:
    C'est là qu' j'avais eu à faire.
    Y a des jours où l'on s' met bien.

    On me colla, non, mais est-c' chouette?
    Dans un tout petiot dortoir;
    Un lit en cuir de brouette,
    Sans mat'las visible à voir.

    Malgré c't instrument d' martyre
    Qu'avait un goût d' renfermé...
Il nous tiendra au courant de ses villégiatures, tel qu'un abonné du Gaulois:

Oui, je vais m'emmener tantôt à la campagne,

Chez les Armoricains, du côté de la mer.

Il nous... «Toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance c'est à dire que la réalité doit en avoir donné l'occasion et fourni le motif», — édicta Gœthe. Nul n'a obéi aussi ponctuellement que Ponchon, serviteur lige de l'Actualité, au sens le plus journaliste de ce mot. Et environ 3/150° des circonstances qu'il rime sont des circonstances à lui propres. C'est peu, par rapport à maints m'as-tu-vu de l'ipsissisme lyrique. C'est assez pour qu'il ne connaisse pas l'aventure d'un Homère et pour que la postérité sache que ses 150,000 vers sont bien de lui, et non pas le rassemblement de tous les Jean qui rie qui se succédèrent chez nous depuis le départ du joyeux curé de Meudon, jusqu'à l'avènement des Jean qui pleure du Romantisme.

II


    Si vous désirez connaître
    La ville qui m'a vu naître,
    C'est toi la Roche-sur-Yon.
a-t-il écrit. Dans la même pièce 8, il ajoute:
    Et Bourg, où j'ai passé mon enfance morose...
Morose, l'enfance de ce rieur! L'opéra-buffa qu'il joue aurait un prologue, non joyeux? Il s'est laissé aller, une fois, à dire:
    Je n'ai pas trouvé de mœlle,
    Dans l'os qui m’échut. Pourquoi?
    Je suis né sous une étoile
    Pitoyable, sur ma foi.
avec cet immédiat correctif:
    Mais, comme j'ai l'humeur bonne,
    Je m'en moque un peu, pourvu
    Que le magnifique automne
    Soit de raisins bien pourvu.

    Pourvu que la Providence,
    Dont je vénère le doigt,
    Sème avec indifférence
    De bons endroits, où l'on boit...
A cette géographie ses souvenirs d'enfance se bornent. Complétons-les en indiquant qu'il naquit le 30 décembre 1848, et à la Roche-sur-Yon, comme Hugo à Besançon, au hasard des garnisons de son père, capitaine au 46° d'infanterie, d'origine dauphinoise. Quant à ses souvenirs de jeunesse, ils se réduiraient à rien si quelque enquêteur, en 1904, n'avait demandé, prenant texte de quatre vers de Rolla: «Quelles sont les phrases, interjections et onomatopées qui vous échappent le plus habituellement aux heures d'extase?»
    Voici: quand j'étais... jeune fille,
    Et quand m'arriva le malheur
    De perdre — on veut croire — ma fleur
    Avec sans doute une guenille,

    Sans au juste me rappeler,
    J'ai dit — à moins que je m'abuse —
    «Sapristi! comme je m’amuse!
    Mais, je voudrais bien m'en aller.»

    Un peu plus tard, croissant en âge...
un peu plus tard, il fera la guerre de 70 comme mobile à Paris et résumera la philosophie du Siège dans sa Chanson des Mobiots, sur l'air des «Canotiers de la Seine», dont j'ai pu reconstituer le dernier couplet, avec le refrain:
    Quand pareill' chos' se représent’ra,
    Et que Trochu r'gouvernera,
    Si tu crois qu'on obéira,
    Regard' un peu comment j' me mouche.
    Depuis Trochu, le gouverneur,
    Jusqu'à Ducrot, ce vieux farceur,
    Qui d’vait r’venir mort ou vainqueur,
    Tout ça n' vaut pas la m... d'un' mou ... ou ...ouche.

    En avant,
    Et gaîment,
    Tous les moblots de la Seine
    Sont mal vus,
    Mal reçus
    Et n'manqu' pas de poils au...
Le chassepot déposé, Ponchon devient employé de banques. Au pluriel, à raison d'une par an et jusqu'à concurrence de trois, si l'on m’a bien renseigné, plus une compagnie d'assurances. Car s'il peut passer l'hiver au chaud aussi bien qu'un autre, le printemps l'appelle d'un ton si impératif que bientôt l'état de peintre et poète lyriques lui est définitivement acquis.
    Et moi, j'y vais, tant je suis faible en somme...
C'est l'histoire du poème de Rimbaud: Ce qui retient Nina, qui lui arrive, jusqu'à ce que «le bureau» casse. Et nous l'entendons, au lieu de se rendre à son bureau, racler sous le balcon de sa muse cette Aubade:
    Ta délicieuse altesse
    Veut-elle accepter mon bras?
    Nous irons où tu voudras.
    Tout avec toi m'est liesse.
    Tu verras comme aujourd'hui
    Le ciel est épanoui,
    Et plein de délicatesse.

    Tout semble bon à manger.
    Dans l'air amoureux et moite,
    Quelques nuages de ouate
    Floconnent, troupeau léger,
    Qui traîne sa marche lente,
    Sous la garde vigilante
    D'un invisible berger.

    Ouvre tes claires mirettes,
    Mes deux étoiles du jour;
    Et regarde tout autour
    De toi, ces blanches fleurettes.
    On ne sait pas tout d'abord
    Si c'est de la neige encor
    Ou, déjà, les pâquerettes

    C'est le printemps. O printemps!
    Aux tempes toujours fleuries,
    Je t'entends, dans les prairies,
    Rire avec toutes tes dents.
    O vieillard à barbe blonde,
    Aussi ridé que le monde,
    As-tu donc toujours vingt ans? 9
Ponchon — et voilà, parmi les raisons de son génie, la plus discernable — est le génie imitateur par excellence; pillarde avette et papillon du Parnasse auprès de qui son maître La Fontaine semble un dérobeur discret. Ici, Charles d'Orléans réclame et le Hugo de «Viens, une flûte invisible» et le Musset de «Ta cavalle isabelle», et Gautier, et Coppée, et Armand Silvestre. – Or, il a commencé tôt ses voleries et sa maîtrise, s'il est exact que cette pièce soit ce qu'il a écrit de plus ancien depuis la Chanson des Moblots… ou plutôt soit ce qui nous reste de ce qu'il ait écrit de plus ancien depuis la dite chanson. — «Il avait ses cheveux, quand je la lui ai entendu réciter la première fois», m'a dit mon informateur. Des cheveux, en effet, notre barde en a eu plus que sa part et «l'antique crinière gauloise intense» que J.-H. Fabre contemplait sur les épaules de son grand-père, a inondé les épaules ponchoniennes. Mais il l'a conservée moins longtemps que le patriarche rouergat.
    Vous aviez des cheveux terriblement,
    Moi, je ramenais désespérément.
    Quinze ans se sont passés, nous sommes chauves,
    Avec, à tous crins, des barbes de fauves,
lui dira Verlaine, en 1888... Le «conseil falot»,
    Bois pour oublier,
contenu dans Jadis et Naguère doit faire allusion à cette perte, amèrement ressentie; et ne pas s'entendre: «Soûle-toi aujourd'hui pour oublier que tu t'es soûlé hier.»

III


Peintre et poète lyriques — proclame à la craie la porte de sa chambre de bonne, de cette époque où le futur académicien a ses cheveux; et la chambre ostensiblement tient plutôt de l'atelier que du grenier simple. Ce n'est pas pour faire paître sa lyre d'abord que notre employé de banques (rupture de banques — corrige Willy) s'esquive aux champs. Mais le lyrisme n'y perd rien. Car au paysage et au portrait (principalement de fleurs), il ajoute des toiles qui s'intitulent Le Bon Dieu repeint le Monde avec des couleurs cette fois claires, et Apollon distribue au peintre les couleurs de la Poésie — «Je me croyais parti pour faire un peintre!» confiait-il, avec un regret de raté, aux reporters de son élection. Ne vous étonnez donc pas s'il expose à Poil et Plume, organe salonnier, en 1891, des écrivains à qui l'art de Raphaël et du douanier Rousseau n'est pas étranger, et signe le manifeste de cette manifestation.
    Blaguez, blaguez toujours, messieurs de la peinture,
    Devant les toiles que voici.
    Sur elles, exercez votre littérature,
    Nous nous en foutons, Dieu merci!
    ...................................................................................
    En attendant, messieurs mes amis et moi-même,
    Nous peignons du matin au soir,
    En faisant plus mauvais que vous — sombre problème!...
Sombre problème, mais problème inévitable; et solution inoffensive, attendu que:
    Tout homme a dans son for un peintre qui sommeille,
    - Pardon — je veux dire un cochon;
    De sorte que, parfois ce peintre se réveille,
    Et ce cochon, c'est Lobrichon,

    Ou n'importe. Et voilà le désastre suprême,
    Il salit tout, il fait partout;
    Mais lorsque le cochon se réveille en moi-même
    Ce n'est pas dangereux du tout.

    Peignant pour le plaisir et non pas pour la gloire,
    Je n'ai d'ailleurs que peu d'instants
    A consacrer à la peinture, puisque boire
    Me prend le plus clair de mon temps.
Bref, ce n'est pas un aveugle qui parle des couleurs, quand il fera ses Salons du Courrier Français, pleins de sagesse esthétique sous leur blague, et quand il rimera sur les beaux-arts — presque autant que sur la littérature — et sur la littérature il a rimé dix fois et vingt fois et cinquante fois plus que Boileau. Même, on se demande s'il aurait écrit certains de ses vers sans son apprentissage fervent de rapin. Truculent comme dans l'Éloge de mon nez, ou «plein de délicatesse» comme dans Aubade, il faut que la palette chez Ponchon ait colorié la lyre. Sans doute il a pu, sans avoir été musicien, obtenir des accords d'une musique à se mettre à genoux devant,
    des accords à peine sensibles
    Sur des harpes invisibles 10.
Mais quel pinceau! si j'avais le temps de vous le montrer. Il a des poèmes peints sur la soie, chinoisement:
    Et la lune mi-pleine,
    Mais de quelle pâleur!
    Semble un flocon de laine
    Détaché d'une fleur.

    Elle éclôt et se pâme,
    Et l'on dirait que c'est
    Un sein nacré de femme
    Qui jaillit du corset 11.
Il y a des notations ou l'école de Corot et l'école de Renoir se fondent:
    L'ombre fine des arbres
    Qu'agitent les zéphyrs,
    Sur les flancs nus des marbres
    Fait trembler des saphirs.
Enfin sans parler de ses innombrables fleurs, est-ce que son Ode à Chéret 12, chefs-d’œuvre de rythme, n'est pas une pure merveille en fait de transposition d'art?
    Aussitôt il bouleverse
    Ces bâtisses de malheur,
    En y répandant à verse
    Des déluges de couleur.
    Sous sa palette endiablée
    Leur aspect change d'emblée,
    La vue en est consolée,
    - O miracle sans pareil!
    Tous ces murs couleur de pluie
    Voici qu'il les désennuie,
    On dirait qu'il les essuie
    Avec un peu de soleil...
Mais sa verve, sans ressemblance à personne, est beaucoup une verve de rapin et l'on trouverait parmi ses romances, ses complaintes, ses noëls, un recueil de chansons d'atelier cocasses, comme celle sur l'air de FuniculiFunicula et le portrait de M. Renan.
    Bonnat, tu peins très bien la redingote.
    Chacun sait ça,
    Chacun sait ça.
    Tu l'enlèves toujours couleur de botte,
    Sur fond caca
    Sur fond caca.
    Mais pour le reste, ton talent titube,
    Comm' qui dirait.
    L' marchand d' couleur ne tient donc pas de tube
    Pour le portrait?
    Pour le portrait?

    Bonnat, bono
    Ah! macach bono,
    Bonnat, bono
    Ah! macach bono,
    Bona, boni, bonus, bonum,
    Ah! bone Bonnat
    Qu'as-tu fait de ce pauv' bonhomme? 13
ou sur Bouguereau, et la même air:
    Boug'reau, vraiment, ta candeur nous désarme
    Ah!.mon salaud! (bis)
    C'est pas toi qui jamais prendra les armes,
    Pour l'art nouveau! (bis)
    Tu nous ressers toujours la mime vache.
    L' mêm' veau. Crois-moi, (bis)
    Le veau réchauffé, c'est bon que tu l' saches
    Est meilleur froid. (bis)

    Bougre de Boug'reau (bis)
    Ah! tu m'excit' trop (bis)
    J' vas rejoindre un gros numéro
    Ah! bougri, Boug'reau
    J' vas rejoindre un gros numéro 14.

IV


Chevelu comme un pifferaro, luisant comme un casque bien fourbi, trapu et barbu comme un kobold, gras comme une loche, rond et élastic’ comme balle, mauvaise tête ainsi que la soupe au lait, et aussi bon cœur que le bon pain, un pied dans les ateliers d'avant-garde, un autre dans les cénacles, les yeux dans l'azur, les lèvres au piot, les dents sur sa Gambier à la mouche et le derrière vissé à la banquette des cafés quand il ne s'est pas emmené à la campagne, — voilà le Ponchon de la période héroïque: le plus bel ivrogne d'une bohème qui compte cependant les Vicaire et les Goudeau. Il reste ses bras: passons le gauche sous le droit de Richepin, le droit sous le gauche de Bouchor et qu'ils le tiennent solidement soit quand il s'irrite, soit quand il titube car il n'y a qu'eux capables de le tenir. Nous assistons en effet au début d'une amitié, comme la chronique des Muses n'en offre pas de plus vive, de plus touchante et d'aussi durable.

Elle est fixée dans la Chanson des Gueux avec le
    Salut! Ponchon. Salut! trogne, crinière, ventre.
et le
    Vous ne serez qu'une aubergine
    Si vous n'avez pas vu Ponchon,
et dans les Chansons joyeuses, de Bouchor, avec moins de couleurs, mais plus de nuances:
    Toi qui marches tout seul dans le monde infini,
    Et qui n'as pas trouvé de sucre dans ton verre,
    Qui cependant, souris à ton destin sévère,
    Être paradoxal et jeune, sois béni!

    Soûl comme un templier et joyeux comme un nid,
    Tu nous montres un front rayonnant de lumière...
ou bien:
    Tes vingt ans ont déjà du ventre, et de par Dieu,
    Dans sa sérénité joyeuse, le ciel bleu
    Est maussade au prix de ta joie...
Elle traversera l'œuvre ponchonienne, soit par des évocations générales:
    Nous avons vécu notre jeunesse
    Comme des enfants insoucieux,
    Étant les plus fous que je connaisse
    Sous la voûte des cieux,
ou
    La douce amitié, rose ineffable,
et
    Je ne veux rien davantage
    Que ces heures d'amitié,
soit par toutes sortes de gentillesses précises. Je ne veux pas user des anecdotes; elles tiendraient une place que les citations rempliront mieux; mais celle qui le montre manquant d'étrangler un quidam par qui, à une table voisine, il entend dire: «ce c... de Richepin» est authentique. Et il ne faudra pas que le Chemineau soit refusé, en 1895, par la Comédie-Française, que les directeurs d'un magazine abandonnent, en 1897, l'impression commencée du roman Flamboche, sous le prétexte que cette œuvre pourrait bien: «effarouchère — oui, ma chère — leur quarteron de lecteurs — Et leur sœur!» ou qu'en 1899 La Bombarde parte, emportant sur son obus une dédicace à notre brave gazetier. Il commentera ces événements d'une plume que la pièce ci-après permet qu'on soupçonne.
    Je m'étais fait, jusques ici,
    Une idée assez folle
    Des quarante mamamouchis
    Siégeant sous la Coupole.

    Souvent même, dans mes papiers,
    J'en ai dit pis que pendre.
    Papiers qui sont chez les fripiers.
    D'ailleurs, ou mis en cendre.

    Je me disais: «Ils vont datant
    Des anciens régimes;
    Je tiens donc pour un fait constant
    Qu'ils sont tous cacochymes,

    Et gâteux, vêtus en pivert...
    Mais ça, nul ne l'ignore
    Une sorte d'abat-jour vert
    Plus ou moins les décore.

    Ils ont, étant sourds, tel des pots,
    Un cornet acoustique
    Pour s'entendre dans leurs propos;
    De plus, un domestique

    Est assis auprès de chacun;
    Il lui rentre la langue
    Si, dans un but inopportun
    Elle sort de se gangue...»

    Eh! bien je me montais le coup
    Sur leur décrépitude;
    J’étais dans l'erreur jusqu'au cou,
    Selon mon habitude.

    Ils sont jeunes, je les ai vus,
    Charmants jusqu'au délire,
    De toutes qualités pourvus,
    Ils ont, ça va sans dire,

    Tous énormément de talent,
    En leur hégémonie
    Et tout d'abord, au premier plan
    Dix-huit ont du génie!
Entendez que l'ex-vociférateur des Blasphèmes a été élu par dix-huit voix. De même, quand l'ancien ténor des Chansons joyeuses, devenu l'apôtre que l'on connaît, prononcera devant la statue de Michelet un discours jugé gouvernementalement subversif, on verra Ponchon accourir. Il n'est pas (la chose se passe en plein Affaire: 1897) du même côté de la barricade, que son ami, mais, raison de plus.
    J'en parle librement, car, en mon for intime,
    Je ne suis pas d’accord
    Toujours avec Ponchon, las! mais toujours j'estime
    Que c'est moi qui ai tort.
Nobles rendus pour de généreux prêtés! Si tant de «gazettes» de Ponchon ressortissent à la Bretagne, c'est parce que ses vacances se sont toujours écoulées chez le premier nommé des deux «plus que frère 15». Et si l'enfance joue dans certains papiers de ce célibataire endurci (pour ne pas dire induré), c'est parce que l’amphytrion armoricain et son hôte sont dans les rapports de père à parrain.
    Bien que vous soyez plus petit
    Que le plus petit éléphant
    Vous avez beaucoup d'appétit.
    Continuez, mon cher enfant.

    Mangez jusques à bouche pleine....
    Évitez de boire de l’eau...
    ...............................................................
    Ci des conseils moins importants.
    A suivre, ou bien ne suivre pas,
    Pendant le petit laps de temps
    Qui vous reste entre vos repas.

    Quand la lumière disparue
    Renaît, avez l'âme étonnée
    Comme si, dans l'instant, la vue.
    Venait de vous être donnée.
    ...............................................................
    Ces coquelicots, rouges crêtes,
    Rendent ces moissons flamboyantes.
    Que voici des roses coquettes,
    Que ces vignes sont attrayantes!
    ................................................................
    Ouvrez aux pauvres votre porte.
    Faire le bien, veuillez m'en croire,
    Vous réjouit et réconforte
    Comme de manger et de boire.

    Aimez la vie, elle est superbe.
    Aimer la terre avec son faste 16...
En 1892, ayant dû s'asseoir sur les bancs de la 9° pour avoir tancé, d'une façon jugée trop verte, des messieurs érotiquement trop mûrs, son avocat donnera lecture d'un certificat, ainsi conçu:
    Raoul Ponchon est mon ami depuis vingt ans; je ne connais pas un homme plus digne d'estime, plus profondément désintéressé, animé de sentiments plus nobles et plus délicats, j'en donne ma parole d'honneur.

    Maurice Bouchor.
Enfin, à eux qui lui dédièrent plusieurs des livres qu'ils ne se dédièrent pas réciproquement, le jour où notre maniaque de l'humilité recueillera, à 72 ans, ceux de ses 150,000 vers qu'il jugera le moins indignes d'être recueillis, La Muse au Cabaret sera dédiée: «en témoignage de ma profonde affection».

Dans le Sahara d'égoïsme que notre Parnasse est devenu, une pareille amitié se rencontre comme une oasis. Mais elle n'a pas pour l'étude de Ponchon un intérêt simplement anecdotique. Quand on étudiera sérieusement l'œuvre de ce grand écrivain, il sera d'autant plus nécessaire de parler de Richepin et de Bouchor que leur influence sur lui est certaine. Tandis qu'ils étaient d'actifs professionnels et qu'il se contentait d'être — ou de paraître — un nonchalant amateur, il lisait leurs livres, il écoutait leurs leçons. A l'école du premier, les qualités corporelles de son art se sont développées; à l'école du second, ses qualités spirituelles. Ce genre bachique d'où il est parti, ils l'ont pratiqué avant lui chacun à sa manière et s'il a su élargir singulièrement un genre étroit, c'est que l'un et l'autre l'ont conçu de façon large. Avant lui, l'un et l'autre ont folklorisé. Puis en outre de ce qu'ils lui ont donné directement, il a trouvé chez eux ce qu'ils avaient su trouver chez d'autres. S'il évoque Rabelais, c'est un peu la faute de l'un, et s'il évoque Shakespeare,
    Jardin habité par le suave Ariel,
    Où viennent se griser de parfum et de miel
    Les papillons poudrés et les blondes abeilles 16 bis.
l'autre n'y est pas pour rien. Aurait-il fait ses noëls si Bouchor n'avait pas écrit son Mystère de la Nativité et une ou deux autres de ses pièces pour marionnettes? Peut-être pas ses maîtres, quoi qu'il aime à dire, mais, certainement, ses instituteurs. Celui qui est capable de goûter l'art de Ponchon doit, il me semble, convenir que la Chanson des Gueux est un neuf, puissant et répercutant ouvrage; qu'il y a du bon dans les Blasphèmes et dans la Mer et que les Chansons Joyeuses et la partie familière et écolière de Bouchor ne méritent pas l'indifférence.

V


150,000 vers: c'est-à-dire 25,000 de plus que Hugo, 65,000 de plus que Ronsard, 110,000 de plus que Marot et deux fois plus que nos autres grands lyriques ensemble.

Or, ce chiffre se compte à partir de 1886. Lorsqu'il arrive à 38 ans, Ponchon n'a rien publié, sinon, en 1876-1877, quelques douzaines de rimes.

Avait-il beaucoup produit? — Oui et non. Certes, il est tout à fait foin d'être la machine qui abattra, en un an, autant que Baudelaire en toute son existence, et parfois autant que Baudelaire, Heredia et Mallarmé. Cette machine appartient à l'usine journalistique et Ponchon n'entrera dans l'usine qu'en 1886. Mais il faut se garder de le croire le paresseux fieffé que, sincèrement, il s'imagine être.
    Quoi, tu ne fais rien de ton temps?
    Vont me dire mes chers semblables,
    Hideusement infatigables. —
    - Non messieurs, non, j'attends, j'attends.

    Au temps des mignonnes Charites
    Et de la mère des Amours,
    Je n'eus pu supporter deus jours
    L'activité des Sybarites.

    Amis, quand je ne serai plus,
    Plantez un loir au cimetière,
    Et recherchez dans ma poussière
    Quelques traces de mes vertus 17.
Évidemment, il attend. Mais pour inonder les gazettes et s'étaler aux devantures, non pas pour avoir de quoi le faire si l'envie lui en prenait. La difficulté malherbienne et la stérilité mallarméenne n'ont jamais été son défaut. Alors, comme depuis, la furia lyrique constamment l'anime. Ses deux cordes, la sublime, celle des Litanies du Vin, et la plaisante, celle de l'Éloge de mon nez (pour citer des ouvrages assez antérieurs à 1886) ont toujours été en résonance. Cependant, s'il n'y a pas de loir dans son cas, il y a de... l'hermine et l'apostrophe que lui décerne, en 1884, un des nombreux admirateurs de tant de fécondité talentueuse, mariée à un tel mépris de la gloire, traduit bien ce cas singulier.
    Toi qui, jeune, perdis ta chevelure insigne
    Pour excuser ton droit de porter le laurier,
    Poète qui jamais aux fanges de l'encrier,
    Ne souillas la blancheur de ta plume de cygne...
Les vers, en effet que ses anis lui entendent lire, pour leur joie, les soirs d'agapes choisies sont, paraît-il, écrits au crayon, — ce qui (assure-t-il) rend plus facilement réductible en petits morceaux le papier qui commit l'imprudente de les recevoir. Quant à l'apostrophe, elle a paru dans Le Passant, sous la signature d'Achille Maffre de Baugé, rédacteur en chef de cette petite revue dans les colonnes de laquelle la muse ponchonienne, enfin, se décidera à perdre sa virginité.

D'abord «revue littéraire et artistique du Midi», en résidence à Perpignan, Le Passant, après dix mois d'existence, s'est transporté à Paris (décembre 1884), chez Ollendorff, avec, pour «principaux collaborateurs», — outre le vaillant lettré qui la dirige, — Banville, Bouchor, Bourget, Coppée, Fourès, Richepin et Verdaguer. Mais elle devient bientôt la maison de Bouchor, acquis en 1887.

Maffre de Baugé passera la main. Même sans la collaboration de Ponchon, elle compterait dans notre histoire poétique. Son numéro de mai 1886, auquel Leconte de Lisle et Mistral — outre les principaux collaborateurs et quelques autres — collaborèrent, est un des beaux hommages qu'un magazine ait su consacrer à la Poésie. Ponchon y donne un Bouquet qui résume les centaines de vers passés et les milliers à venir qu’il consacra et consacrera à son sujet de prédilection.
    Ces roses sont d'un rose étourdissant,
    N'est-il pas vrai, ma reine délicate?
    Et je crois bien que le lyrisme éclate
    En ces œillets éclaboussés de sang.

    Quoi d'opulent autant que ces stramoines?
    Et ces glaïeuls pour moi n'ont pas de prix.
    Dans quelle aurore ont-ils été surpris?
    Quel incendie embrase ces pivoines?

    Vois ces lys purs comme la vérité;
    Le clair de lune avec le rêve chaste
    Ont revêtu d'inexprimable faste
    Ces fleurs de grâce et de virginité.
    ...................................................................
    Aimez un peu ces fleurs de haricot,
    Ces fines fleurs de lin d'un bleu modeste.
    ...........................................................................
    Je tiens les fleurs, moi pour surnaturelles;
    Je ne saurais sans les fleurs être heureux.
    Et mon regard comme un chat amoureux
    Va les lécher et se frotter contre elles.
Depuis janvier cependant, Ponchon distribue le dessus de son plus récent panier lyrique; ayant commencé, bien entendu, par un Cantique au Vin, en vingt-quatre... versets:
    O vin, suave et salutaire,
    C'est toi qui fleuris mes chansons,
    Délicate fleur de la terre,
    O vin, ô rose des buissons!
ayant suivi par une Sérénade dérobée à la guitare de ce Zanetto dont trois vers épigraphies l'heureuse revue où sa lune de miel s'écoule; continué par un Madrigal, à faire crever de désespoir les Voiture, Benserade et autres «nains» de «la Guirlande de Julie»:
    La neige semble auprès de toi du lait.
    Le lys superbe est ton valet.
    Le cygne est blanc, mais il faut pour cela
    Que tu ne sois pas là.
et une Chanson d'Hiver d'où résulte que le vin, l'amour, les fleurs et l'amitié ne sont pas faits seulement pour la saison chaude. Et voici, en juin, après le Bouquet respiré plus haut, qu'à cette sublimité lyrique succède un soupçon de burlesque:
    Si j'étais roi de quelque endroit,
    Tout mon peuple serait ivrogne,
    Et je punirais sans vergogne
    Tous ceux qui marcheraient trop droit.
La piécette s'intitule Si j'étais Roi; elle constituerait la première «gazette rimée» de Ponchon si, dans son numéro du 23 mai 1886, Le Courrier Français du sieur Jules Roques n'avait pas publié un Éloge du mot Boire — lequel n'est pas autre chose qu'une réclame éhontée à un établissement fraîchement éclos à Montmartre.
    D'ailleurs allez à Thélème,
    Vous y verrez un Docteur,
    Très savant, maître buveur
    François Rabelais lui-même.

    Il vient de fonder là-bas
    Un vaste conservatoire
    Où l'on apprend le mot «boire»
    A ceux qui ne savent pas.

VI


Il fallut donner deux sous au petit tambour, après beaucoup de supplications, pour vaincre sa timidité et lui faire battre la caisse; il fallut lui en donner quatre, avec autant de taloches, pour qu'il cesse ses roulements...

Je veux dire que Ponchon est parti tard, mais que, depuis, il court encore. Et quel train, sitôt démarré! 2,101 vers pour le second semestre 1886, et 4,688 en 1887. Sans compter des productions anonymes. Ainsi, une série de Fables de La Fontaine qui ne peuvent être que de lui, simples exercices évidemment, mais pas exercices d'apprenti, — exemple:
    Un pauvre bûcheron tout couvert d'un catarrhe,
    Et de bois, les poumons plus creux qu'une guitare,
    Marchait péniblement, accablé sous le poids
    De ce catarrhe et de ce bois, que, dans les bois,
    Il avait en tournant fendu — pas le catarrhe,
    Non, le bois — A la fin comme une toux tartare
    L'esquintait de plus belle 18...
- paraîtront sans nom d'auteur. Car si l'hermine ne rougit devant aucune nécessité du reportage, elle hésite à honorer de sa signature la publicité qui ne ressortit pas au mot «Boire». Et les fables dont s'agit servent non pas un cafetier, mais un pharmacien:
    Il appelle la Mort
    Qui se présente tout d'abord.
    - Que réclames-tu, lui dit-elle,
    Calamiteux mortel?
    Donne-moi seulement, dit-il, ma toute belle,
    Quelques pastilles Géraudel.
Il a bien signé cependant, le 2 janvier 1887, un numéro du Courrier constitué par une Revue destinée au «Théâtre des Folies Géraudel»; mais il est vrai que, sauf les chœurs, terminés par ce distique:
    Noël! Noël!
    A Géraudel.
cette revue est en prose. Et on pourra l'oublier dans l’édition de ses Œuvres Complètes (ainsi qu'une ou deux autres semées par lui, sans y prendre garde, dans les sillons du Courrier), mais non pas le vaudeville Sous la Coupole qui compose le numéro du 3 avril suivant. Car la critique littéraire, par le canal du burlesque, n'aura pas souvent mené, verve et écriture, quelque chose d’approchant. L'Académie Française se fait les frais de ce communicatif — il me semble — éclat de rire. D'abord par la production de Dumas fils, répondant, en contempteur des Muses, au discours de réception de Leconte de Lisle — et la défense de la Poésie est le grand ressort de la critique ponchonienne. Ensuite, par une séance de travail au Dictionnaire.

Doucet: — Maintenant, Messieurs, nous pouvons profiter de ce que nous sommes au grand complet, ce qui nous arrive rarement, pour continuer notre dictionnaire.
Sardou: — Je ferai remarquer à notre honorable perpétuel que, jusqu'ici, nous nous sommes très bien passés de dictionnaire, surtout moi, et que je n'en ai pas moins eu des 300 représentations de suite.
Halévy: — Orphée aux Enfers en est à sa millième représentation et plus, sans dictionnaire.
Pasteur: — Sans dictionnaire je n'en ai pas moins inoculé la rage à 140,000 personnes.
Lesseps: — Je vous trouve plaisants avec votre dictionnaire! Est-ce que c'est avec un dictionnaire que j'ai percé l'isthme de Suez? Et celui de Panama, vais-je encore le percer avec un dictionnaire?
Doucet: — C'est vrai qu'au premier abord un dictionnaire ne paraît pas indispensable; mais au second rabord on s'aperçoit qu'il en impose à la foule.
Labiche: — Vous avez raison. Travaillons. Nous en sommes restés je crois à la lettre A?
Cuvillier-Fleury: — Comme vous y allez, cher collègue. Il nous faut, avant d'en arriver là, nous occuper de la préface. Un dictionnaire sans préface est comme un corps sans âme, une boussole sans aimant, une montre sans mouvement.
Labiche: — Ne pourrait-on pas la composer après, cette préface?
Cuvillier-Fleury: — Pas du tout. Du moment qu'elle se met au commenceraient, il faut la composer d'abord.
Gréard: — Voilà qui est puissamment raisonné; mais ne conviendrait-il pas de déterminer auparavant l'exacte signification du mot préface?...

Dans la prose, le Ponchon du Courrier Français a su tomber plus d'une fois sans se faire mal et tous ses Salons ne sont pas rédigés en langue des dieux. Si donc – ce que je ne pense pas, car, quand je m'applique, je ne compte pas trop mal, — mon évaluation de 75,000 vers, total de ses vingt ans du Courrier, était au-dessus de l'exactitude, il serait facile, avec le vaudeville, de combler la différence, en prenant une ligne de prose pour une de vers. Ce n'est pas cela qui rendra Ponchon prosaïque... En tous cas, entre 1886 et 1907 il a dépassé plusieurs fois quatre mille vers; en 1891: 4,476; en 1893 4,392; et en 1895: 4,002, et ce seront bien d'autres chiffres quand il aura, en même temps, ses deux «gazettes» par .semaine.

En outre au bilan du Courrier Français — et avant d’aborder celui du Journal — il faut adjoindre sa campagne boulangiste dans La Presse, dirigée alors par Georges Laguerre. La collecte de cette feuille, pour la période 1887 à 1889 où ladite campagne a eu lieu, est intermittente à la Bibliothèque Nationale; mais le semestre juin-décembre 1888 s'y trouve complet et Ponchon y donne chaque lundi, une Chanson du dimanche aussi régulière que ses gazettes du Courrier. Il doit y avoir là quelques milliers de vers qui complètent la corde politique, très accusée chez notre poète.

Le Courrier de 1908 et celui de 1909 manquent à la Nationale, mais en 1907 Ponchon est encore là. Cependant quand Jules Roques, en 1908, abandonne son journal, Ponchon se retire, et en 1910, où le Courrier recommence, le fugitif ne revient pas. Personnage, ce Jules Roques, peut-être pas tout à fait de tout repos. Mais les Lettres lui doivent reconnaissance. Car s'il n'y avait pas une autre feuille que le Courrier Français où Ponchon fût capable de se produire, et beaucoup à cause de l'ascendant que mon directeur (ainsi qu'il l'appelle, gras comme le bras) exerce sur lui, il n'y avait pas un autre dompteur que Jules Roques capable de mener la ménagerie du Courrier Français. Au sein de cette feuille, qui a inventé aussi Willette et Forain, Ponchon est non moins chez lui que dans sa chambre de bonne. Il y trouve, sauf l'obligation de prêter, nettement parfois, sa lyre à la réclame (obligation dont non seulement sa fantaisie ne sera pas gênée mais profitera), il y trouve toute liberté de dire n'importe quoi, sur n'importe qui 19, en autant de place qu'il lui faut; et sa verve exige souvent des pages entières. C'est au Courrier Français qu'il faut lire le véritable Ponchon. Par rapport à celui-là, celui qui exerce dans le Journal — tout est relatif — semble... avoir des gants. Or, des deux Ponchons, c'est le meilleur qu'on connaît le moins, alors que l'autre, déjà, on ne le sait guère.

Au Journal, Ponchon est entré en 1897, sous le consulat de Fernand Xau et en suite de démarches et pourparlers dont le récit serait amusant à dire. La «gazette» par laquelle il débute, le 1er février, permet de comprendre que son embauchage n'alla pas tout seul.
    O mon Fernand, ma vieille branche.
    Crois-tu que si chaque dimanche,
    Je viens icigo poésir,
    C'est parce que cela m'amuse?
    Cristi, non! demande à ma Muse:
    C'est bien pour te faire plaisir.

    Ainsi donc... comme ça... tu aimes,
    Et l'art confus de mes poèmes,
    Et ma manière de rimer?
    Diable, cela me paraît grave;
    Ne le dis pas trop haut, mon brave,
    Sans quoi, l'on pourrait t'enfermer.

    Pour moi, que la peste m'emporte
    Si devant que passé la porte
    De cet hôtel tant bel à voir,
    Il ne me vint pas tout de suite
    Le désir de prendre la fuite
    Sans en vouloir plus long savoir...
Cette Émotion inséparable fait partie de la centaine de chefs-d'œuvre qui se dressent sur ce formidable amoncellement ponchonien où il y a si peu de déchet. Elle offre un document au psychologue du Barde; et s'il y a de la malice dans le passage suivant, il y a plus encore de la modestie:
    Mais quoi! Je n'ai rien dit encore
    Du vrai luxe qui le décore:
    N'est-ce point cette floraison
    D'écrivains dignes de mémoire,
    Qui sont en même temps la gloire
    Et l'honneur de cette maison?

    Que de poètes et d'artistes,
    De délicieux fantaisistes,
    Et de psychologues subtils!
    Que d'originales pensées,
    Par eux tous les jours dépensées,
    De gais quotidiens babils!

    Le moindre de cette pléiade
    Pourrait écrire l'Iliade...,
    Ou l’Éthique de Spinoza...
    Tandis que moi, simple bélître.
    A peine distinguais-je un litre
    D'une branche de mimosa.

    Las! pauvre poète burlesque,
    Tintamarro-funambulesque,
    Qu'est-ce que je viens faire ici?
    Moi qui m'attarde en quelque sorte,
    - Si la vanité ne m'emporte –
    Entre Scarron et d'Assoucy.
... modestie tellement aux antipodes de l'orgueil des autres porteurs de lyre qu'il faut bien, n'est-ce pas? prendre Ponchon pour un fou. Sans quoi, combien y en a-t-il de poètes que l'on devrait enfermer!

Ce fou — ou ce sage — nous l'abandonnerons ici, car depuis 1897, l'histoire de Ponchon se confond avec celle de son œuvre et il n'y a jamais eu d’œuvre qui eut moins d'histoire. Elle ne comporte d"autre épisode, en dehors de la récente immortalité académique acquise par son auteur; que la parution, en 1920, de la Muse aux Cabaret. C'est hélas! le seul recueil (deux fois hélas! parce qu’il est aussi peu adroitement établi qu’il est possible) c'est le seul recueil — alors que Ponchon a la matière de trente, — qui permette au public de lire le plus important... je ne dirai pas poète, parce que je n'ai pas le temps de m'expliquer sur ce mot 20, mais je dirai écrivain du vers que nous possédions, à mon humble avis, après Hugo, Ronsard et La Fontaine.

Notes
1. Parlons d'autre chose («Courrier Français» du 5 mal 1897).
2. Sur mon portrait par Cappiello («La Muse au Cabaret»).
3. La Pouche en Fleur («Courrier Français» du 25-XI-1894).
4. Ode au «Petit Sucrier» («Courrier Français» 1895).
5. Quinquina Dubonnet («Courrier Français», 28-VII-1895).
6. Voyage autour de ma Chambre («Courrier Français» du 3 janvier 1898).
7. Le Mie Prigioni («Courrier Français» du 7-IX-1887).
8. Paris («Courrier Français» du 20-II-1887) — C'est une de ses nombreuses parodies des Orientales: celle du «Mais Grenade a l'Alhambra».
9. Courrier Français, 13 juin 1886.
10. Rêvons un peu («Courrier Français» du 15-VIII-1887).
11. Impression d'Été (ibid. 29-III-1891).
12. Maître Chérot (ibid. 9-II-1890).
13. Salon de 1892 («Courrier Français» du 8 mai 1892).
14. Salon de 1892 («Courrier Français» du 8 mai 1892.
15. C'est l'expression qu'emploie Richepin pour lui dédier: La Bombarde.
16. Conseils à Tiarko dans le «Courrier Français» du 21-VIII 1887.
(16 bis). Litanies du Vin («Le Passant» avril 1887).
17. Paresse («Courrier Français» du 27 juin 1886).
18. La Mort et le Bûcheron («Courrier Français» du 27-XI-1887).
19. Le jour où son directeur lui a «défendu de parler de l'Affaire» est tout à fait exceptionnel pendant ses 21 ans de journalisme au Courrier. Il n'en a pas été tout à fait de même pour sa collaboration au Journal.
20. Il faudrait dire poète comique. Ponchon n’est pas comparer avec Hugo, Ronsard, et même avec La Fontaine, pas plus que, Molière avec Corneille et Racine. Ponchon est le Molière du lyrisme. J’ai développé ce point dans une étude intitulée «Raoul Ponchon, l’Admirable» au numéro de janvier de La Muse Française (Garnier, édit.).

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