Le bouleversement religieux de la société québécoise

Lucien Campeau
Quand ce jugement sur la révolution tranquille québécoise a été formulé en 1981, il a été mal noté. Peut-être parce qu'il était trop vrai, comme semblent le prouver les statistiques sur le taux de suicide, le taux d'avortement et de divorce dans le Québec de l'an 2000.
Ce n'est un mystère pour personne que la génération québécoise contemporaine subit un ébranlement profond, qui met en jeu la culture héritée des aïeux et transmise depuis trois siècles et demi. L'ébranlement est sensible dans tous les domaines, mais sa profondeur apparaît surtout dans l'altération de la physionomie religieuse de notre société. La tradition catholique et française implantée sur le Saint-Laurent a montré une vitalité dont on n'a pas à faire ici la preuve; elle a assuré la cohérence et la durée de la société construite sur le Saint-Laurent depuis 1632. S'il n'y avait eu l'accident de la conquête, on peut imaginer que ce transplant laurentien français aurait évolué, avec le retard des provinces marginales, dans le sillage de la France métropolitaine. Mais la conquête a soudainement intégré ce morceau périphérique de France encore catholique à un empire de tradition britannique et protestante. Ce greffage a provoqué dans le greffon un repli, une rétraction qui a donné au caractère catholique une nette prédominance sur le caractère français. Non que ce dernier soit devenu négligeable dans la conscience des Français d'Amérique, mais c'est sur le plan religieux même, non sur celui de la langue, que la société du Saint-Laurent trouvait les alliances les plus efficaces pour résister à l'investissement anglo-protestant. Du côté de la francité, les secours et les appuis avaient plutôt des effets d'énervement et de division. Au fond, la stratégie confusément adoptée était motivée par le vouloir-vivre collectif. Ainsi, l'unanimité catholique, non pas absolue, mais générale, a été le principal facteur de cohésion de notre société jusqu'à la seconde guerre mondiale.

Mais après cette épreuve du monde occidental, le catholicisme lui-même s'est trouvé en crise. On n'a pas besoin d'une longue description pour le montrer. Le deuxième concile du Vatican, revisant la liturgie, l'opération missionnaire, rajustant la théologie elle-même, en est une illustration. Des certitudes séculaires tombaient; une glorieuse immutabilité se surprenait en faute. L'îlot de catholicité résistant depuis deux siècles en Amérique au flux du sécularisme perdait ses amarres. Lui aussi était entraîné dans le même mouvement qui emportait l'Occident avant lui. On ne lui savait plus aucun gré de sa résistance.

Car tout d'un coup, au milieu d'une génération, tout change. Nous avons les problèmes d'une société pluraliste, qui se qualifie telle sans l'être encore, du moins à la manière des autres. L'Eglise perd ses institutions d'éducation et d'assistance sociale. Les syndicats rejettent l'épithète confessionnelle. Nous ne devons qu'à une disposition constitutionnelle de conserver l'enseignement religieux, auquel nombre de professeurs ne croient plus, que les élèves reçoivent mal. Les parents sont désemparés par le fossé creusé entre eux et leurs enfants. Les catholiques cessent d'aller à l'église. Les journalistes flottent comme balle au vent des opinions étrangères. L'argent, le gain, le profit sont glorifiés. Le dévouement, l'altruisme, la charité sont décriés, hors des occasions qu'on a de les exploiter. Les asociaux font la loi. Les gens réfléchis se taisent et sont mal notés. Ce n'est pas là une évolution normale et de l'intérieur; c'est une révolution imposée. Ce n'est pas une maturation, une accession à un âge collectif plus avancé; c'est un raz de marée, une noyade. Car le trait le plus marquant de cette agitation est le mimétisme. Nous nous mettons au pas du monde ambiant. Ce n'est pas un éclosion; c'est un arrachement, une dévastation. Il faudra bien en prendre son parti, tout comme on doit surmonter un tremblement de terre. Un fait comme celui-là marque une histoire, comme une guerre. Mais le problème de notre petite société va être de se retrouver elle-même après cela. Y a-t-il une suite possible? Notre passé demeurera-t-il plus qu'un folklore?

Notre carrière de résistants devrait nous avoir laissé assez de sens critique pour apprécier à leur juste poids les mythes sociaux qui nous sont imposés et qui ne sont pas de notre création. Le premier est la place faite à la religion dans la société moderne.


Complémentarité des pouvoirs politique et religieux

Le phénomène religieux, dans l'histoire humaine, n'est pas plus évitable que le phénomène politique. Les deux sont même des pôles complémentaires entre lesquels oscille toute la vie des sociétés aussi loin qu'on puisse remonter. Même au paléolithique, alors que les traces de la vie politique sont difficilement discernables, celles de la religion se reconnaissent dans le traitement des morts. Dans les peuples encore au stade néolithique qui ont été connus à l'époque historique, les pratiques religieuses n'ont pas suscité moins d'intérêt que les pratiques politiques. Tout comme il y avait des chefs, ou capitaines, il y avait des experts de l'activité religieuse collective. On voit même, comme chez les Odjibwés, des confréries de shamans analogues aux sacerdoces des peuples civilisés. Dès l'aurore de l'histoire, on trouve, en face du pouvoir et de la fonction politiques, une fonction et un pouvoir religieux dans chaque société humaine. Aux premiers, la guerre, la loi et la justice; aux seconds, le culte, c'est-à-dire le soin des réalités sacrées. Le fait est constant, universel. Au sommet et parallèles, parfois réunies en un seul individu, deux fonctions distinctes: celle du roi, ou de son équivalent; celle du prêtre. Deux activités diverses, mais complémentaires, dans une même société, ce qui implique évidemment deux aspects, deux dimensions essentielles de la collectivité humaine. Même dans les sociétés chrétiennes, où l'on aurait pu attendre un ordre différent à cause du contenu du message véhiculé, le phénomène a été perpétué: le clergé chrétien a exercé la fonction sacerdotale publique. Cela ne signifie pas que la puissance religieuse ait été plus exempte d'abus, de fautes et d'oppression que la puissance politique. Car les deux ont un passé très lourd. Mais cela souligne la dualité constante des besoins de la société.

Donc, deux phénomènes nécessaires et complémentaires de l'homme en société, voilà ce dont témoignent le phénomène politique et le phénomène religieux jusqu'à une poque toute récente. Car les Etats-Unis ont été la première société politique à ne vouloir reconnaître aucune fonction sacerdotale publique. Ce n'était pas hostilité à la religion, car cette république se voulait chrétienne. C'est encore le Dieu chrétien que son président invoque dans la prestation de son serment d'office. Mais la multiplicité des cultes chrétiens, qui était caractéristique de cette société politique nouvelle, interdisait à la constitution d'adopter comme officiel un clergé plutôt qu'un autre. Les Etats-Unis sont devenus en Occident un modèle pour la réforme des sociétés anciennes et pour l'établissement des nouvelles. On appelle cela séparation de l'Eglise et de l'Etat. Mais il y a plus que séparation. il y a transformation de l'idée même de religion. Politique et religion étaient deux caractères complémentaires d'une même société humaine. On a ici extinction de la fonction religieuse publique. Tout comme il y a une dialectique dans un discours, il y a une dialectique dans les faits. L'absence de la fonction sacrée dans la société atrophie la perception même du sacré. La société américaine glisse de plus en plus dans une sécularisation absolue. Un jugement récent d'une haute cour américaine interdit l'affichage du Décalogue dans les écoles publiques comme attentatoire aux principes fondamentaux de l'Etat américain. C'est le rejet entier de la tradition judéo-chrétienne hors des institutions publiques. Nous ne parlons que des Etats-Unis pour faire court, mais la grande majorité des Etats modernes sont engagés dans le même courant, et même plus avancés. S'il en reste en arrière, ils seront forcés de suivre. La religion ne peut plus être que de droit privé, en attendant peut-être d'être contre le droit. Car un Etat sans la soupape religieuse peut être dangereusement totalitaire.

Dès 1760, le catholicisme se trouva sur le Saint-Laurent une religion bannie de toute participation aux institutions publiques. L'anglicanisme était la religion d'Etat. Mais la structure catholique était si intégrée au tissu social des Français de Nouvelle-France qu'elle leur servit d'armature principale, même en l'absence d'institutions politiques propres. C'est la même intégration qui valut à ce catholicisme le rôle de premier plan qu'il a joué dans la conservation de cette société. Après la crise que nous avons décrite, dans un Québec de plus en plus urbain, il n'est pas probable que cette fonction va continuer. Pourtant, la religion, et le christianisme, ne peuvent avoir perdu toute emprise sur le coeur d'une population dont ils ont été l'âme.


Religion et culture

De soi, la religion est un conservatoire de traditions. Cela tient à une persuasion très forte de tous les peuples, que l'on retrouve bien constante jusqu'à ces tout derniers siècles: l'expérience du passé est un trésor de sagesse pour la conduite du présent. L'homme ignore ce qui lui adviendra; mais il sait ce qui lui est arrivé. Sa sagesse consiste en l'éclairage que l'expérience du passé lui donne pour prendre les décisions fatidiques du présent, celles qui détermineront l'avenir. L'étude des cultures, dites primitives parce que moins adultérées, dévoile en fait que l'homme tient spontanément ses connaissances les plus précieuses comme lui venant, non de lui-même, mais d'une révélation primordiale et de caractère sacré. Il y a dans tout cela une mesure très juste que l'individu prend de lui-même. Il n'est pas lui-même l'auteur de sa sagesse, mais il participe à une sagesse plus étendue et plus haute qui lui est confiée et qu'il transmet à ses enfants. L'origine de cette sagesse, il ne peut pas l'assigner à un individu comme lui-même, mais seulement à un être qui transcende les individus. Deucalion, en Thessalie, est le correspondant parfait de Glooskap, en Acadie. Il y a là une première perception de la transcendance. Son savoir-faire, l'homme l'a hérité de son origine sacrée. La conservation et la transmission de la tradition sont des devoirs sacrés. Jusqu'au «siècle des Lumières», la tradition a gardé ce caractère dans l'expérience humaine, au point que le plus grand obstacle à la réception du christianisme dans l'empire romain s'est justement trouvé là. La profession chrétienne, émanée d'un homme individué, dont le pays, la naissance et la mort étaient connus, était sans tradition et irrecevable. La foi judaïque, au contraire, était appuyée sur une longue tradition et c'est pourquoi, même détestée par les peuples composant l'empire, elle était recevable et tolérable.

Les grands cultes de l'histoire ont tous coopéré à élever le niveau de ce phénomène universel, la religion, si délicat et si exposé à ramper à raz de terre dans la multiplicité et la bizarrerie des pratiques qui annulent et renient à la fin leur principe. Née d'une perception primordiale de la transcendance, la religion ne peut être achevée que dans le respect de la plus pure transcendance. C'est l'élan qui a donné naissance aux grandes religions de l'humanité. Nous ne pouvons faire l'analyse de chacune, mais nous nous arrêterons à la tradition qui est la nôtre, la judéo-chrétienne.


Tradition judéo-chrétienne

La tradition judéo-chrétienne a été formée au coeur d'une tribu arrêtée au milieu du Croissant fertile, tiraillée entre deux grands empires antiques, l'un à l'est entre les deux fleuves qui ont donné un nom à la Mésopotamie, l'autre au sud sur un autre fleuve, le Nil, qui déchire le désert d'un filet de verdure. Ce petit peuple accidenté, issu d'Abraham, Sémite venu de Chaldée, a été soutenu par son Dieu, qu'il s'est refusé à identifier avec ses héros, ou avec ses richesses, ou avec ses passions, un Dieu vraiment universel, créateur du monde et du genre humain, maître et auteur transcendant de l'histoire, c'est-à-dire de la fin comme du commencement du temps humain, jamais lui-même asservi ou conditionné par sa créature, mais se portant garant du sort du peuple qu'il a pris en charge. C'est à travers son histoire une longue et éprouvante leçon de choses méditée et approfondie, que ce peuple a connu son Dieu, non comme un scribe connaît un texte, mais comme un enfant connaît son père. Vivant en milieu civilisé ce peuple a consigné par écrit son expérience de Dieu, on pourrait dire ses «Confessions», qui sont devenues son Ecriture. Présentée comme une histoire, comme une sorte d'autobiographie, et toute lavée de larmes et de sang, c'est l'expérience religieuse la plus émouvante et la plus humaine qui soit au monde. Et la persistance de ce petit peuple, dispersé et traqué à travers les âges et les pays de la terre, est le monument le plus éloquent possible pour attester la vérité et la profondeur de son message.

Le mystère le plus troublant de l'histoire est que ce peuple n'ait pas reconnu en Jésus de Nazareth le plus grand et le plus authentique de ses prophètes. Mais ce mystère participe de la profondeur même du message de Jésus. Il confirme le message, loin d'y être contraire. Jésus, comme il l'a dit, n'est pas venu détruire Israël, ni sa loi, ni son culte; il est venu les accomplir, leur donner la plénitude. Jésus a rappelé aux Juifs que l'observation minutieuse de la loi n'était rien, si l'on n'avait en soi l'esprit de la loi; que l'esprit de la loi, formulé dans la loi elle-même, était d'aimer Dieu par-dessus toutes choses, et son prochain comme soi-même; que le prochain, c'était aussi le Samaritain et l'étranger, c'était aussi l'ennemi et l'offenseur, parce que Dieu fait briller son soleil également sur les bons et les méchants. Il a déclaré qu'on n'était pas à l'image du Dieu transcendant si l'on n'était aussi à l'image de sa miséricorde: pardonnez à autrui, comme vous voulez que Dieu vous pardonne. Il a qualifié d'injure à Dieu tout usage de lui comme instrument des ambitions politiques, de l'intérêt économique ou des appétits terrestres. Il a appelé ses compatriotes à la conversion, bien qu'ils fussent fils d'Abraham, puisque Dieu des pierres elles-mêmes pouvait faire des enfants d'Abraham. Les Juifs, non sans raison, ont compris que Jésus faisait de l'élection d'Israël, de l'alliance et des promesses divines, des choses relatives et non absolues. Mais relatives à quoi? Relatives au dessein que Dieu avait eu en choisissant Israël, en lui donnant en propre les promesses, en scellant son alliance avec lui. Car ce dessein reprenait par là l'Alliance avec Adam et Noé, c'est-à-dire avec toute la famille humaine dont Israël était le procureur, le prophète et le prêtre. Israël était donc invité à se sacrifier à sa mission, comme ses prophètes l'avaient fait. Or, quel peuple de l'histoire a-t-il jamais renoncé à son destin historique? Et en cela encore gît la profondeur du témoignage de Jésus sur la transcendance divine. L'opération salutaire n'est pour aucune part imputable aux hommes, pas davantage que la création; elle est oeuvre entièrement et exclusivement divine. On est sauvé gratuitement par la foi; et désormais par la foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu, puisqu'en sa mort et en sa résurrection est dévoilé le dessein de Dieu en entier.

Ce message de Jésus est au coeur de nos traditions. Notre peuple a eu sa manière propre de le traduire dans sa vie quotidienne, une manière qui l'a distingué de ses voisins et qui demeure estimable. Il accordait la primauté aux valeurs spirituelles sur les matérielles. Primauté à la charité qui unit les hommes, à l'entraide mutuelle, à la douceur et à la politesse des rapports entre les individus, à la paix et à la stabilité des familles, à la modération, au sens des responsabilités, à la fidélité à la parole donnée, au travail consciencieux, à la compassion pour les malheureux, à l'équité des rapports humains et, avant tout, au respect de la vie. Nous ne disons pas qu'il a été un peuple de saints. Mais en son âme et conscience, voilà ce qu'il estimait par-dessus tout le reste.

Or, qu'est-ce qu'on nous propose maintenant? Une société fondée sur l'affrontement des forces et des intérêts matériels. Mais la force, et l'intérêt sont des passions incapables de se modérer et de se donner des limites lorsqu'ils ne se rapportent plus à des considérations supérieures. Ils favorisent les habiles, les brutaux, les sans scrupules, qui s'érigent en nouvelle aristocratie. La modération, le savoir-vivre, le sens des responsabilités, le souci de la vérité et de la droiture deviennent des faiblesses. Ce nouveau système, érigé en anthropologie, en est un de marchands, qui n'étaient autrefois qu'un service particulier de la société, aux pratiques considérées comme marginales, mais qui ont pris sur eux de construire la société moderne. Pour l'avantage de tous? C'est impossible, parce que l'intention du système était de concentrer les fruits de l'industrie humaine dans les mains de ceux qui le maîtrisent. Les individus libres, pleins de talent et d'initiative qui représentent l'idéal de cette société, ce sont les affairistes à succès. Le reste est la masse humaine, scientifiquement pressurée selon des méthodes qui ressemblent à celles de la production laitière ou de la production du poulet. Voilà la forme de culture à laquelle nous avons longtemps résisté, par fidélité à nos origines, à notre histoire et à notre culture. Mais c'est aussi ce à quoi, depuis vingt ans, nous donnons la main sans remords. La démarche n'a rien d'original et de glorieux, car on n'a qu'à se laisser entraîner.

On doit savoir au moins que c'est là une capitulation, plus grave que celle de 1759. Car c'est la capitulation de l'esprit. On ne s'étonnera pas qu'elle s'accompagne de l'oubli et du dénigrement de notre histoire, fomentés dans nos institutions scolaires. Car il ne faut pas qu'un souvenir malencontreux dérange notre conversion de fraîche date à ce qu'on tient désormais pour les vraies réalités terrestres.


Influence calviniste

La vérité est que nous avons cédé à la pression d'une tradition étrangère, infiniment attrayante et enveloppante, à cause de son succès. Sa marque la plus profonde est l'individualisme, alors que la tradition judéo-chrétienne nous situait dans le cours d'une histoire humaine, nécessairement collective: celle du peuple de Dieu récupéré d'un inonde de péché en vue de l'accomplissement des promesses faites à ses chefs, Adam, Noé, Abraham, David. Jésus-Christ est le terme ultime de la lignée. La théologie protestante est née à une époque où cet aspect historique et collectif de l'anthropologie chrétienne n'était plus guère perçu. La théologie catholique elle-même, bien qu'elle en véhiculât fidèlement les formules héritées du passé, n'en avait qu'une conscience obscurcie. Le protestantisme entreprit une réinterprétation de la tradition chrétienne. Elle fut résolument individualiste, et c'est Calvin, un Français, qui en tira les conséquences les plus rigoureuses: le salut devint un système de rapports, non plus entre le Dieu de l'histoire et la famille d'Adam, mais entre le Dieu métaphysique et l'individu, sauvé par son propre sentiment de foi. Calvin désacralisa la hiérarchie ecclésiastique et le culte. La communauté chrétienne fut égalitariste et laïque. Mais la théologie de Calvin, trop abstraite, n'aurait peut-être pas eu le succès qui fut le sien, s'il n'y avait eu John Knox, personnage issu d'un peuple rude et fortement attaché aux biens temporels. Ses disciples furent appelés puritains, à cause de la rigueur de leur morale, où se trouvaient confondues société religieuse et société civile. Le puritanisme écossais, suspect à l'anglicanisme, se répandit dans le peuple, en Angleterre. C'est la persécution des institutions anglaises qui poussa des communautés entières au départ vers l'Amérique, où elles donneront naissance aux Etats-Unis pour une part considérable. Car la tendance à l'émiettement, propre au protestantisme, procura à l'Amérique plusieurs autres groupes de dissidents.

Cet exode ne résolvait cependant pas le problème posé par l'expansion du puritanisme en Angleterre. Il avait pénétré les Communes. Elles se dressèrent contre Charles ler et le mirent à mort. Oliver Cromwell entreprit la transformation de la société anglaise selon l'idéal puritain. Après de longues années d'agitation, la réforme aboutit à l'avènement de Guillaume III, en 1689. Ce monarque dut reconnaître que les Communes partageaient avec lui la prérogative royale. C'était une altération profonde du droit politique dont toute l'Europe avait vécu jusque-là, et dont l'origine remontait à Dioclétien. La propriété foncière, alourdie jusque-là de responsabilités sociales régies par la coutume, devint absolue en 1661, laissant libre cours au profit et à la spéculation. Le succès de l'empire mercantile des Anglais découle de cette révolution puritaine qui, mieux que tout autre événement, allait marquer le début du monde moderne. Entre temps, les colonies américaines poursuivaient leur carrière, alimentées par les troubles religieux de la mère-patrie. L'esprit novateur de la secte dominante n'y rencontrait pas la résistance d'institutions anciennes. Populaires et laïques à l'origine, elles deviendront démocratiques et séculières à mesure qu'elles perdront leur caractère religieux originel. L'individualisme sera le trait le plus marqué de ces colonies. Le jour où les Communes de Londres, retournant aux vieilles traditions impériales, voudront leur imposer des fardeaux fiscaux sans les consulter, elles se révolteront.

Ce schéma et cette évolution n'ont exercé d'influence sur la société française du Saint-Laurent qu'après la conquête. L'intention assimilatrice n'est cependant devenue systématique qu'en 1791. Comme tous les traits de l'ordre politique étaient identifiés avec un comportement protestant, les catholiques français se défendirent assez bien grâce à l'encadrement de leurs pasteurs et à leur forte natalité. Reste à savoir si, ayant renoncé à des valeurs culturelles qui nous paraissaient jusqu'à récemment dignes d'être défendues comme notre âme même, nous pourrons maintenir l'identité et la distinction de notre société nationale.


Perspectives

Pour ce qui est du problème plus large de la survie du christianisme dans nos sociétés, les communautés chrétiennes trouveront la solution en elles-mêmes. Elles n'ont pas à s'inquiéter d'être rejetées hors des cadres politiques et sociaux du monde moderne. La nature même de la communauté chrétienne est d'être un peuple en exil. Elle en porte toujours la trace dans sa structure. Ce n'est pas pour rien que ses officiers s'appellent episkopoi (surveillant, surintendant) et presbyteroi (anciens), et non hiereis, qui étaient proprement les ministres du culte public. La forme native de la communauté chrétienne est celle de la synagogue séparée, puisqu'elle se forme ainsi à partir du rejet des synagogues judaïques excluant les disciples de Jésus-Christ. Dans l'empire romain, elles furent pendant trois siècles des assemblées non approuvées, souvent même interdites, tantôt tolérées, tantôt persécutées. Si l'Eglise a pu pendant des siècles oublier ce caractère original et conforme à son message, il n'a cependant pas manqué de lui être rappelé en plusieurs occasions; et il est indéniable qu'aujourd'hui elle tend à redevenir étrangère dans le monde devant lequel elle doit témoigner. Mais le royaume de Dieu n'est pas mis en cause par une situation historique nouvelle.

Ne regrettons pas le temps où les chefs d'église remplissaient une fonction publique. L'expérience a été catastrophique pour ce qui est le lien du peuple de Dieu, la charité. Les théologies reflètent toutes des climats culturels; et elles s'opposent aussi selon les clivages des cultures. Les clergés chargés d'une responsabilité publique ont des politiques et des devoirs divergents selon les sociétés qu'ils administrent. L'histoire montre à l'évidence que les divisions des clergés, et en conséquence du peuple chrétien, ont été tracées précisément selon les failles des entités politiques: une Egypte récemment conquise et non assimilée par Rome s'isole dans le monophysisme; l'orient et l'occident de l'empire constantinien consomment par la division religieuse la dualité des empereurs d'Aix-la-Chapelle et de Constantinople. Peut-être l'opposition des cultures est-elle encore plus forte que celle des princes? Car l'Europe s'est partagée entre catholiques et protestants selon la frontière de la latinisation dans le nord, du moins à peu près. La considération politique a toujours la primauté chez les hommes publics. Quand l'épiscopat est devenu une fonction publique, il a été tiraillé entre la nécessité politique et la charité qui est l'essence de sa fonction religieuse. On ne peut soumettre une lignée d'hommes à un tel tiraillement sans qu'il en résulte des infidélités et des erreurs. C'est ce qui est arrivé.

Cette communauté chrétienne a pour lien essentiel et unique la charité, avec sa double dimension: amour de Dieu par-dessus tout; amour du prochain comme soi-même. La charité lie les croyants dans une communauté; elle lie ensemble les communautés de croyants. L'Ekklesia, l'assemblée originelle, formelle et matrice apparaît à la Cène, réunie avec Jésus dans une prière unanime au Père. C'est le moment où l'Esprit crée le peuple de Dieu justifié des péchés passés et promis à la jouissance de la gloire. Cette prière essentielle est l'Eucharistie. Comme elle est toujours la même en chaque point de l'espace où se groupent les croyants et en chaque point du temps où est entendu le message de la foi, elle engendre constamment l'unique peuple de Dieu dans ces «derniers temps» de l'histoire, d'une histoire où ce peuple n'est pas enfermé. Là se trouve le principe de sa liberté, que la mort elle-même ne peut enchaîner. La charité, comme la foi qu'elle accompagne, n'est pas une production terrestre; elle est don et facture de Dieu. Elle est amour et union entre Dieu et les croyants en Jésus-Christ, et des croyants entre eux en Jésus-Christ. Elle est amour actif et pratique, compassion, miséricorde, magnanimité, longanimité, patience invincible, générosité jusqu'au don de la vie, à l'exemple de Jésus. En un mot, la charité fait le bien, ne fait pas le mal. Elle est toute justice. Elle est le commandement unique, total, universel, car elle englobe aussi l'ennemi, le mécréant et le persécuteur. C'est pourquoi elle est la pierre de touche de la foi: on vous reconnaîtra pour mes disciples à ce signe, que vous vous aimerez les uns les autres. Cette manifestation, cette épiphanie, ce témoignage n'est-il pas à propos dans notre monde qui a voué sa foi à la puissance, celle des muscles, du nombre, de l'argent ou des armes, à l'égoïsme et à la satisfaction des appétits?

C'est pourquoi il est urgent que le peuple des croyants en Jésus, libéré des compromissions où l'illusion de la puissance terrestre l'a entraîné, résolve d'abord le scandale de ses divisions. Comment reconnaître la communauté de foi en Jésus-Christ en des églises qui ne communiquent pas entre elles, qui s'opposent et se condamnent mutuellement, qui s'arrogent tour à tour le don de la miséricorde divine et en excluent les autres? Est-ce la patience de la charité? Et est-ce le témoignage de la charité? «Mon nom est blasphémé parmi les nations à cause de vous.» C'est le devoir le plus urgent des chrétiens. Mais il y en aura d'autres, à remplir avec discernement et souci du désemparement des humbles et des faibles, pour libérer le peuple de Dieu d'une acculturation profonde et abusive au long de deux millénaires. Car il n'est pas hors de propos d'avertir que l'acculturation du message chrétien, inévitable en fait, a ses limites et ses périls. Le premier grand problème de l'Eglise en a justement été un de «déculturation». Un autre devoir pressant des chrétiens, mais qui ne sera pas facile à remplir, sera le retour aux sources du message de Jésus. Celui-ci n'a pas été un révolutionnaire au sens d'aujourd'hui. Il n'entendait rien détruire. Il ne fut pas non plus un réactionnaire, conservateur à tout prix des moindres traditions. C'est en discernant l'essentiel de la tradition judaïque, en dévoilant son intention la plus profonde, qu'il a conduit la manifestation prophétique à son terme dernier et commencé l'accomplissement d'une manière décisive. C'était une révolution, mais qui n'a aucune parenté avec l'esprit révolutionnaire des sociétés modernes, occupé de structures extérieures, tandis que Jésus visait le changement du coeur des hommes.

N'étant pas prophète, je ne puis prédire ce que sera l'avenir du catholicisme dans notre société. En cette matière moins qu'en toute autre, on ne peut vaticiner. Car on est dans le domaine par excellence de la liberté, puisqu'il s'agit perpétuellement de conversion. Il serait plus facile de craindre pour l'avenir de notre identité culturelle, si la désaffection pour notre foi prenait un tour général et permanent. Mais il y a des raisons d'espérer. Le sens religieux, qui ne peut s'éteindre au cours d'une génération dans une communauté, est chez nous encore vif. Et l'on peut sans doute compter sur notre sens commun général pour qu'il ne dégénère pas en poursuite des horoscopes, des chiromancies, des cultes élémentaires, des sectes ou des exercices moitié rituels, moitié physiologiques. Après la lumière d'un christianisme qui a été le soutien de nos pères au cours d'une histoire des plus pénibles, ce ne serait une promotion ni religieuse ni nationale. Nous ne sommes pas généralement insensibles aux vraies réalités spirituelles. Nous pouvons aussi compter sur la vitalité des communautés chrétiennes, qui englobent encore la majorité de notre population. L'épreuve des dernières années leur a donné une impulsion manifeste. Les efforts de réflexion, de méditation, de ressourcement, d'approfondissement ne manquent pas chez nous. Sans compter le vide spirituel, qui accule au désespoir, ou au moins à l'agressivité, un si grand nombre de ceux qu'une libération trop superficielle a éloignés de la pratique religieuse. Comme historien, je connais des lettres de jeunes gens exilés de leur famille et de leur patrie par la pauvreté, qui exhalent la fidélité, le courage et bien d'autres sentiments puisés dans leur éducation chrétienne, fondement de leur dignité conservée et encore accrue par le déracinement. D'une foi qui confère à de tout jeunes hommes autant de grandeur, on ne se dévêt pas à la légère.

Notre Eglise du Québec n'a pas été la dernière à entrer dans le concert de renouvellement auquel le dernier concile a donné le signal. Nos évêques sont devenus plus humbles, plus pastoraux, plus attentifs, d'une présence admirable, en même temps que moins importune. Il est évident que l'Eglise du Québec doit faire sa part pour le dégagement du message de Jésus, encore trop enveloppé d'un habillement séculaire à la mode d'une civilisation passée. L'opération devra donc être délicate et prudente, bien que vigoureuse. Car, pour notre époque comme au temps de Jésus, la conversion comporte un risque vital. Mais elle est possible à une foi véritable, puisque l'Auteur des changements est Dieu lui-même. Refoulée de la société ambiante, la communauté chrétienne doit s'intérioriser. Plus que jamais, elle doit mettre au premier plan les coordonnées essentielles du message de Jésus, en les allégeant de beaucoup de traces d'une culture révolue. Comme à d'autres époques où elle a traversé des situations analogues, la communauté chrétienne doit redevenir un milieu de vie, non pas fermé, mais consistant. Entre autres responsabilités concrètes, elle doit prendre en main, avec la famille, l'éducation proprement religieuse des enfants. Car elle ne peut plus la confondre, comme elle faisait autrefois, avec le service d'éducation qu'elle remplissait dans les sociétés européennes. Un autre problème qu'elle doit affronter présentement est celui du recrutement de ses cadres, c'est-à-dire des serviteurs de la communauté. La conception qu'on a encore du clerc, formée en un temps où il prenait rang dans l'élite sociale générale, ne convient plus à la situation de la communauté dans le monde actuel. Deux choses ont besoin d'être rappelées à ce propos: le clerc, quel que soit son prestige social, doit de plus en plus être choisi en fonction du service de la communauté, ce qui est le critère essentiel; et en second lieu, ce serait le signe d'une situation encore fausse, si la communauté ne produisait naturellement les clercs dont elle a besoin.

En se repliant sur ses fonctions essentielles, l'Eglise n'a pas, elle, à s'inquiéter de son prestige et de son influence. Sa mission est de préserver pur et vivant le message de Jésus. Elle est elle-même ce témoignage. Quand les communautés montreront quotidiennement entre elles la charité d'une foi unanime en Jésus-Christ, sauveur du monde, quand leur vie interne, nourrie de l'eucharistie, respirera la paix et l'amour de Jésus pour les hommes, le témoignage sera porté devant le monde. Et de leur sein sortiront spontanément des témoins à l'esprit structuré, aptes à inspirer et à modeler les institutions humaines. La conquête de l'empire romain par les chrétiens a été une conséquence de leur profession, mais non le but qu'ils visaient. Dès que les clergés chrétiens ont prétendu, par le moyen de l'empire, affirmer leur autorité sur le monde, des craquements et des lézardes se sont produits dans leur unité. La modestie qui sied à l'Eglise n'est pas une attitude nouvelle que nous proposons, sinon dans la mesure où elle a été perdue de vue. C'est l'attitude nécessaire d'une collectivité convaincue que sa foi est véridique et que son assurance, son espérance, appuyée sur la promesse de Dieu, ne faillira jamais.

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Yves Martin

L'auteur démontre que l'État du Québec a franchi des étapes importantes dans le domaine des relations internationales, en ces 25 dernières année

La dérive des secteurs publics

Denis Bédard

Situation comparée du Québec

L'occasion du Québec

Jacques Dufresne

Ce 8 décembre 2008, les Québécois ont reporté au pouvoir le parti libéral, lequel avait mis l'accent sur l'économie, sans estimer nécessaire d

Élections 2003

L'Agora


Une leçon de contrepoint

Jean-Philippe Trottier

Le contrepoint musical contient des principes d'organisation analogues à ceux que l'on est censé retrouver dans la société.

Je me souviens

Antoine Robitaille

Extraits d'un article paru dans Autrement, no 124, février 2001, p. 147-171.

La devise «Je me souviens»

Gaston Deschênes

En 1976, le Parti québécois, favorable à la souveraineté du Québec, était porté au pouvoir. Deux ans plus tard, la phrase Je me souviens était

Le Québec et les Québécois sous le regard de voyageurs de tous horizons

Hélène Laberge

Regards sur le Québec et les Québécois: Dickens, Tocqueville, Thoreau, Sand




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