L'influence de Saint-Simon sur la doctrine positiviste d'Auguste Comte

Charles Renouvier
L'école saint-simonienne, réduite à sa branche positiviste après la dispersion des disciples de Bazard et d'Enfantin, continuait son existence pacifique sans s'exposer, comme le faisaient à tort et à leur grand détriment les autres sectes socialistes, aux aventures que devaient infailliblement leur attirer leurs alliances révolutionnaires. Auguste Comte avait publié (1830-1842) son Cours de philosophie politique, dans lequel il se posait comme conservateur actuel, ou pratique, tout en annonçant, selon ce qu'il disait être les lois de l'histoire, un état social futur qui ne renverserait les autorités existantes qu'en les remplaçant. Et il fallait laisser à l'autorité nouvelle le temps de se préparer dans les esprits. Cette attitude, qu'il garda à travers les événements de 1848, avant comme après le coup d'État napoléonien, avait chez lui deux causes: d'abord un parti pris rigoureusement autoritaire qui lui venait du point de vue où il s'était placé, contrairement à l'esprit de Condorcet, et où la méditation des livres de de Maistre l'avait confirmé, de faire entrer normalement l'ère catholique dans la ligne générale du progrès de l'humanité; ensuite un goût et des habitudes de méthode scientifique, qui lui faisaient prendre en mépris les publicistes et les politiciens. Ceux-ci, disait-il, jugent de tout sans avoir étudié, et poussent le peuple à des révolutions sans but réel autre que de détruire. Il exigeait de tout homme qui voulait être son disciple, ou simplement se mêler de questions politiques, un stage préliminaire consacré à se procurer l'instruction encyclopédique dont le programme était arrêté dans sa philosophie 1.

Résumons les origines de cette philosophie, telles que nous les connaissons déjà. Notons d'abord l'idée transmise par le docteur Burdin à Saint-Simon, et qui remontait à Turgot, sur la marche progressive des connaissances humaines vers la positivité; l'idée du même penseur sur l'ordre historique de constitution des sciences, correspondant à celui de leurs complexités relatives; enfin cette pensée fondamentale, qui consiste à regarder la philosophie comme la science générale dont les sciences particulières sont des parties constituantes. Ces points ont pris place dans la philosophie positive, et, avec les explications qui en ont été données, ils appartiennent â cette philosophie dans le sens et dans les limites où elle a été reçue par beaucoup de savants de notre temps. Il faut y joindre cependant la thèse qui venait du condillacisme, à savoir que toutes les connaissances dépendent de l'observation sensible, et s'y ramènent en principe. C'est ce que Comte admet sans discussion dans le premier volume de son Cours; il y traite de la mathématique, et rattache les idées géométriques à l'expérience. Ni là ni ailleurs, on ne le voit se préoccuper du problème de l'origine des idées; il n'a pas conscience de la nécessité logique d'une critique de la connaissance en général. Il ne se dit pas qu'en considérant la philosophie comme devant se réduire à l'ensemble systématique des sciences positives ou bien il pose un principe arbitraire, ou bien il a besoin d'une investigation philosophique supérieure pour établir sa thèse. Il n'y a rien, en effet, de ce qui se tire de l'une de ces sciences ou de leur réunion, qui puisse les dominer; et sur quoi repose alors leur systématisation? Il y a donc une autre philosophie requise qui, n'étant pas une des sciences admises par le positiviste, doit avoir son fondement ou dans l'analyse de la conscience, ou dans les vérités dites de raison pure, en d'autres termes dans ce qu'on appelle psychologie et métaphysique. Le positiviste fait donc une pétition de principe en rejetant sans examen, s'il ne veut pas dire ces sciences, en tout cas ces études, quel qu'en puisse
être le succès.

Mais c'est là le moindre péché du positivisme. Il en commet un d'une autre nature, et facile à reconnaître sans argumenter. En défendant à ses adhérents toute tentative pour élever leurs vues au-dessus du genre de vérités qu'on poursuit dans les sciences positives et expérimentales, il leur interdit les hypothèses et les croyances dont l'objet est invérifiable par l'expérience (même la recherche des probabilités: Comte en condamne le calcul). Cette rupture avec les conditions de la vie pratique, qui n'est que croyance d'un bout à l'autre, est une énormité morale, une entreprise absolument vaine d'ailleurs, et une destruction de la science elle-même, sans qu'on y songe; car il n'y a rien dans le savoir qui ne soit hypothétique par quelque côté, hormis les faits constatés comme tels. Encore ne sont-ils jamais que des abstractions, comme le disait si bien notre maître Chevreul 2.

La déclaration d'indifférence, à l'égard des objets transcendants, pour raison d'incognoscibilité, a été, on doit en faire la remarque, distinguée de leur négation, au point de vue positiviste, mais tout le monde sent combien la seconde de ces attitudes est pratiquement voisine de la première. En fait, Comte a enseigné formellement l'athéisme, notamment dans son cours public au Palais-Royal, en 1818. Plus tard il a pris les mots athéisme et matérialisme, en un sens défavorable. Mais la religion positiviste, qu'il avait nouvellement créée, n'était plus alors le positivisme. Elle n'en gardait que le nom.

L'ordre de classification des sciences positives: mathématique, physique, chimie, physiologie, est encore une vue transmise par Saint-Simon à Comte. Ce n'est pas une grande découverte. L'étude de la nature et des rapports des sciences, dans le Cours de philosophie positive se trouve singulièrement arriérée depuis la fondation de la théorie mécanique de la chaleur, la réduction des forces physiques à l'unité, les progrès de l'atomisme chimique, l'application de la physique terrestre à l'astronomie. Plusieurs parties du Cours n'ont plus aucune valeur scientifique. La partie mathématique, restée remarquable en quelques points, n'est nullement satisfaisante sur la question de la méthode infinitésimale, la plus importante de toutes et qui touche, sans qu'on s'en aperçoive, â toutes les autres.

La classification historique des religions d'après l'application du nombre à l'idée de cause cosmique remonte également à Burdin, et n'a d'intérêt, étant trop simple d'ailleurs, que parce que son auteur, après avoir posé comme loi de l'histoire la série causes multiples visibles (idolâtrie), causes multiples invisibles (polythéisme), cause invisible unique (déisme), prétend la continuer et l'achever par ces deux termes: lois multiples régissant des ordres de phénomènes; loi unique régissant l'univers. Ce n'est pas dans une autre pensée que le positivisme a formulé d'une manière à peu près semblable la loi de succession des religions. Cette loi est sans valeur, non seulement parce qu'elle détermine arbitrairement la conception religieuse primitive, qu'elle suppose identique en tous lieu, pour toutes les races humaines, mais encore parce qu'elle ne laisse point de place distincte au spiritisme, système si différent de l'antique aryanisme et de l'antique sémitisme, parce qu'elle confond ces deux derniers dans le polythéisme, et ne tient pas compte de caractères aussi essentiels et originaux que ceux qui conviennent, soit au mazdéisme, soit au panthéisme brahmanique, soit au culte égyptien de la génération. Simplifier un sujet à ce point, c'est se rendre en vérité trop facile la construction d'une ligne de progrès, outre qu'on trace cette ligne en négligeant les croyances actuelles de l'immense majorité des peuples, et tenant pour mortes celles mêmes du groupe humain auquel on appartient et dans lequel on n'est que le représentant passager d'une minorité très faible 3.

Ceci nous amène à la loi des états successifs de l'esprit humain : c’est sur elle que le positivisme a fait reposer la prévision d'un état futur de cet esprit, dont le théisme serait banni. Jamais hypothèse ne porta des marques plus claires de prévention que cette loi prétendue qu'on voulait déduire de l'observation historique. La pétition de principe y paraissait clairement en ce qu'on y prenait la marche des sciences positives pour la marche de l'esprit humain lui-même, dont elles ne sont qu'une couvre partielle, accomplie au moyen de l'abstraction scientifique, chez un petit nombre d'hommes. C'est une véritable idole de caverne, en style baconien. Le troisième terme, la positivité, se tire des deux premiers: l'état théologique, l'état métaphysique, par une pure négation, puisque de la méthode des connaissances physiques, on ne saurait logiquement conclure à celle qui étendrait notre jugement au domaine entier de l'intelligence; et cette négation est arbitraire, car elle ne s'appuie sur rien d'actuel, qui ne soit exceptionnel, borné à l'état d'esprit de quelques personnes. Le vice de méthode dont le positivisme a voulu faire un état ou une phase de l'esprit humain et auquel il a appliqué le nom de métaphysique, n'est autre chose que l'illusion réaliste conférant l'existence en soi à des qualités abstraites; il est aussi ancien que la mythologie et que la religion, mêlé aux plus importantes conceptions théologiques, d'une part, et perpétué, d'une autre, jusque dans les systèmes de philosophie les plus modernes. La série des états en tant que successifs se trouve ainsi dissoute.

L'examen de la philosophie positive ne cesse de nous ramener à Saint-Simon, et par Saint-Simon à Burdin. C'est à ces deux hommes que reviennent originairement l'idée de la physique sociale (physicisme de Saint-Simon), celle de la division des époques en organiques et critiqués, et celle de l'avènement futur d'une religion et d'un clergé fondés sur la science.

Nous savons que la physique sociale n'allait à rien de moins, dans les vues de Saint-Simon, qu'à découvrir le moyen de déduire les lois sociologiques de la loi de l'attraction universelle, ou pesanteur universelle, de même que Fourier, à la même époque, les rattachait à l'attraction passionnée 4. Dans son acception mécanique, l'idée était manifestement trop absurde pour qu'un mathématicien pût s'y arrêter un seul instant. Comté dût en désobstruer l'esprit de son maître, qui né tarda pas à prendre une meilleure direction 5. Quant à lui, sans nier formellement l'existence en Foi d'une telle dépendance, qui ne répugne pas au matérialisme, il reconnut la nécessité, au point de vue des études et de leur méthode, de tenir les sciences séparées, sans vaine recherche pour les déduire les unes des autres, encore bien que classées hiérarchiquement. Il poussa même trop loin ce sage principe, en répudiant d'avance la réduction possible des sciences physiques à cette unité que nous apercevons sans peine aujourd'hui, en même temps que nous admettons à titre de science irréductible aux lois du mouvement l'étude des phénomènes intellectuels. Mais, d'une autre part, Comte, qui niait la psychologie, était forcé d'en rattacher le sujet à la physiologie, et, par suite, de conserver l'idée de la physique sociale.

Nous ne pouvons nous arrêter ici au détail de la filiation saint-simonienne de Comté 6. Cependant la question importé à l'éclaircissement du socialisme et de la religion positivistes par leur histoire. Nous rapporterons quelques passages de Comte qui ont rapport à la doctrine des époques organiques et à la théorie du sacerdoce de l'avenir. Le Système de politique positive, premier ouvrage du fondateur du positivisme, parut, sous ce titre, en 1824, avec cette désignation d'auteur: «Auguste Comte, ancien élève de l'École polytechnique, élève de Henri Saint-Simon». La couverture portait ces mots: «Catéchisme des industriels, par Saint-Simon, troisième cahier». On lisait dans l'Avertissement de l'auteur: «Afin de caractériser avec toute la précision convenable, l'esprit de cet ouvrage, quoique étant, j'aime à le déclarer, l'élève de M. Saint-Simon, j’ai été conduit à adopter un titre général, distinct des travaux de mon maître. Mais cette distinction n'influe point sur le but identique de deux sortes d'écrits qui doivent être envisagés comme ne formant qu'un seul corps de doctrine tendant par deux voies différentes à l'établissement du même système politique.

«J'ai adopté complètement cette vue philosophique émise par M. Saint-Simon, que la réorganisation actuelle de la société doit donner lieu à deux ordres de travaux spirituels de caractère opposé, mais d'égale importance. Les uns, qui exigent l'emploi de la capacité scientifique, ont pour objet la refonte des doctrines générales; les autres, qui doivent mettre en jeu la capacité littéraire et celle des beaux-arts consistent dans le renouvellement des sentiments sociaux.»

«La carrière de M. Saint-Simon à été employé à découvrir les principales conceptions nécessaires pour permettre de cultiver efficacement ces deux branches de la grande opération philosophique réservée au XIXe siècle. Ayant médité longtemps les idées mères de M. Saint-Simon, je me suis exclusivement attaché à systématiser, à développer et à perfectionner la partie des aperçus de ce philosophe qui se rapporte à la direction scientifique. Ce travail a eu pour résultat la formation du système de politique positive que je commence aujourd'hui à soumettre au jugement des penseurs».

Saint-Simon, de son côté, avertissait le lecteur que son élève, dans ce travail, n'avait exposé qu'une partie des généralités de son système; qu'il en avait traité la partie scientifique seulement. «Au surplus, ajoutait-il, malgré les imperfections que nous trouvons au travail de M. Comte, par la raison qu'il n'a rempli que la moitié de nos vues, nous déclarons formellement qu'il nous paraît le meilleur écrit qui ait jamais été publié sur la politique générale.»

Or, quelles propositions principales trouve-t-on énoncées dans cet ouvrage? les voici :

1° Il faut regarder «la science politique comme une physique particulière fondée sur l'observation directe des phénomènes relatifs au développement collectif de l'espèce humaine, ayant pour objet la coordination du passé social et pour résultat la détermination du système que la marche de la civilisation tend à produire aujourd'hui.»

2° Condorcet s'est trompé dans l'application de cette méthode en se laissant dominer par la «philosophie critique du XVIe siècle».

3° L'humanité a traversé, dans son cours, «trois grandes époques, ou de civilisation, dont le caractère est parfaitement distinct, au temporel et au spirituel». C'est la loi des trois états de l'esprit, appliquée â l'histoire. Il faut joindre à cette loi celle de la fondation des sciences selon l'ordre où elles ont pu atteindre la positivité, et considérer les phénomènes appelés moraux comme de la même classe que ceux qui appartiennent à la physiologie malgré la nécessité d'une division exigée par la faiblesse de l'esprit humain».

4° On ne doit pas, pour fonder la politique positive, chercher d'abord quel est le système qui se recommande pour sa bonté, mais, au contraire, — «cette idée de bonté n'étant pas positive par elle-même», — tenir celui-là pour le meilleur que l'observation du passé nous montre comme «destiné à s'établir aujourd'hui, par la marche de la civilisation».

5° Il ne peut y avoir d'actions individuelles efficaces ou durables que celles qui s'exercent dans la direction de cet avenir certain».

6° L'organisation sociale doit être regardée, suivant cette loi, comme ayant accompli des progrès de premier ordre, en passant des systèmes grecs et romains au régime catholique et féodal.

7° La chute de ce régime nous a conduits à un état d'anarchie qui se prolongera jusqu'à ce que les nations civilisées «quittent la direction critique pour prendre la direction organique et portent leurs efforts vers la formation du nouveau système social».

8° Le principe opposé à cette dernière direction, sous le rapport spirituel, est «le dogme de la liberté illimitée de conscience»; il s'oppose à l'établissement d'un système quelconque d'idées générales offert à la masse des hommes, qui ne pourront jamais en admettre un que «de confiance, et non d'après des démonstrations».

9° Sous le rapport temporel, ce même principe est «le dogme de la souveraineté du peuple; il ne fait que remplacer l'arbitraire des rois par l'arbitraire des peuples, ou plutôt par celui des individus; il tend au démembrement général du corps politique, en conduisant à placer le pouvoir dans les classes les moins civilisées»,comme la liberté de conscience «tend à l'isolement des esprits en investissant les hommes les moins éclairés d'un droit de contrôle sur le système des idées générales arrêté par les esprits supérieurs pour servir de guide à la société».

10° Durant l'époque critique actuelle, on a perdu de vue «la grande division en pouvoir spirituel et pouvoir temporel, le principal perfectionnement que l'ancien système ait introduit dans la politique générale... On a été conduit à cette monstruosité d'une constitution sans pouvoir spirituel, qui, si elle pouvait être durable, serait une véritable rétrogradation vers la barbarie». Cette division «doit figurer en première ligne, avec des pouvoirs spirituels d'une autre nature» (d'une autre nature que ceux du moyen âge), «dans le système à établir aujourd'hui».

11° Le pouvoir spirituel, dans l'organisation sociale future, doit appartenir à la classe scientifique, à ceux du moins des savants qui ne sont pas trop voués et enchaînés à des spécialités, mais «qui ont fait de l'ensemble des sciences positives une étude assez approfondie pour s'être pénétrés de leur esprit et s'être familiarisés avec les principales lois des phénomènes naturels»

12° Enfin, «le pouvoir temporel appartiendra aux chefs des travaux industriels» 7.

Toutes ces propositions, approuvées par Saint-Simon et reconnues comme siennes, sont restées le fond de l'enseignement positiviste: les écrits de Comte pendant vingt ans les ont largement développées, mais sans leur ajouter, si nous ne nous trompons, aucune vue philosophique dont il y ait à tenir compte aujourd'hui, surtout, si nous observons que les jugements et les prévisions de ce philosophe sur la politique de son temps, et qui lui étaient inspirés par sa doctrine de progrès et de réorganisation sociale, ont été cruellement démentis par les événements. Ces thèses constituent donc la branche positiviste du saint-simonisme, celle qui a eu pour adhérent et vulgarisateur notre grand érudit et lexicographe, Littré.

Quel était maintenant le reproche adressé par Saint-Simon à l'ouvrage de son élève? «Dans le système que nous avons conçu, disait-il, la capacité industrielle est celle qui doit se trouver en première ligne; elle est celle qui doit juger la valeur de toutes les autres capacités, et les faire travailler toutes pour son plus grand avantage»; et un peu après: «notre élève n'a traité que la partie scientifique de notre système; il n'a point exposé sa partie sentimentale et religieuse: voilà ce dont nous avons dû prévenir nos lecteurs». Saint-Simon avait pris pour devise de ses travaux, au moment où il écrivait ces lignes à l'adresse de la classe la plus avancée, sous la Restauration: «Tout pour l'industrie et par elle»; mais lui-même, ainsi que nous l'avons dit plus haut, avait mis en première ligne d'action pour réorganiser la société les «philanthropes», les hommes de sentiment; il ne les avait pas, il est vrai, appelés à participer au pouvoir temporel, qu'il réservait toujours, comme dans l'idée de Comte, aux chefs d'industrie, mais à assumer ce pouvoir spirituel que Comte persistait, suivant une idée plus ancienne, et maintenant abandonnée de Saint-Simon, â conférer aux savants 8. En somme, et pour prendre celui-ci dans son attitude finale, il faut dire que toute la différence entre l'élève et le maître, et la réserve formulée par ce dernier portaient sur ce que le maître avait imaginé depuis peu un «Nouveau christianisme ou christianisme définitif», mis au courant de la science, mais pourvu de son sacerdoce propre, tandis que l'élève s'en tenait au plan d'organisation le plus ancien, et persévérait à joindre la fonction sacerdotale à la fonction scientifique.

Ce qu'il y a de plus intéressant dans ce conflit entre Saint-Simon, nouvelle manière, et Saint-Simon, ancienne manière, reprise par son élève, et ce qui nous a obligé à un développement un peu long, le voici: Comte, vivement irrité par la propagande saint-simonienne de 1830, et désavouant son maître dans les termes les plus injustes et les plus insultants, expliqua sa rupture avec lui dans ces termes: «je commençais à apercevoir en lui une tendance religieuse profondément incompatible avec la direction philosophique qui m'est propre» 9; et Comte devait subir, quinze ans plus tard, une évolution personnelle semblable, et, à son tour, «adapter la couleur théologique» pour lui emprunter une expression très juste.

La liaison spirituelle du fondateur du positivisme avec Mme Clotilde de Vaux, en 1844, et l'excès de travail et de concentration intellectuelle dus à l'élaboration de son grand Traité de politique. positive (publié en 1851-1854) amenèrent un total bouleversement dans ses idées. Il parle, dans une lettre écrite à J. St. Mill (1845), d'une «grave maladie nerveuse» dont il a souffert.» Le trouble a consisté, dit-il, en insomnies opiniâtres avec mélancolie douce, mais intense, et oppression profonde, longtemps mêlée d'une extrême faiblesse... Mais mes précautions soutenues ont toujours circonscrit la maladie dans le sein du système nerveux, en gouvernant par l'abstinence la fièvre et l'irritation gastrique, de façon à me dispenser d'appeler aucunement mon médecin, qui est loin d'entendre comme moi le gouvernement de mon appareil cérébral... L'ensemble de ma composition» — de la composition de son système, — «aura beaucoup gagné à cette période exceptionnelle, où ma méditation était loin d'éprouver l'atonie de ma motilité.»

Dans une autre lettre au même, où Comte parle de son amour pour Mme de Vaux: «L'invasion décisive de cette vertueuse passion coïncida l'an dernier, dit-il, avec l'élaboration initiale de mon second grand ouvrage. Vous concevez ainsi la vraie gravité d'une crise nerveuse qui, jusqu' ici, vous est imparfaitement connue, et dans laquelle j'ai couru un véritable danger cérébral, dont d'énergiques souvenirs personnels m'ont heureusement préservé, sans aucune vaine intervention médicale, par la seule assistance du sévère régime que j'ai introduit à cette occasion pour tout le reste de ma vie. Sauf cet inévitable début, je sentais avec délices l'admirable harmonie spontanée de cette affection privée avec ma mission publique, au moment où je commençais ma nouvelle carrière philosophique, où le cœur, comme je vous l'annonçai, aura désormais au moins autant de part naturelle que l'esprit lui-même...»10.

Notes
1. Voyez les détails donnés à ce sujet par Alexandre Erdan, en un livre très curieux et plein d'esprit: La France mystique, 1855, p. 722-733 (lettre de Comte à l'auteur).
2. Chevreul, De la méthode a posteriori expérimentale, 1870, p. 32.
3. Voyez ci-dessus
4. L'idée de l'attraction jouissait d'une telle popularité, par suite de la fausse interprétation de la pensée de Newton, pendant tout le XVIIIe siècle, que Hume, entraîné par le courant, ne craignait pas de hasarder l'hypothèse d'une «espèce d'attraction dans le monde mental» pour représenter le fait empirique de l'association des idées, que d'ailleurs on déclarait inexplicable
(Traité de la nature humaine, 1re partie,§4).
5. Voyez Critique philosophique, t. XX, p. 289 sq.
6. Ibid., t. XIX, p. 356 eq.
7. Auguste Comte, Système de politique positive, édit. origin. (1824), passim. L'exemplaire que nous avons sous les yeux porte l'Avertissement de l'auteur, précédé d'un autre avertissement, sans intitulé, qui est de Saint-Simon, pour son Troisième cahier des industriels, le tout sous la même pagination.
8. Voyez ci-dessus
9. Voyez Critique philosophique, t. XIX, p. 359.
10. Fragments de la correspondance d'Auguste Comte, rapportés dans Auguste Comte et la philosophie positive, par E. Littré (1863), p. 580 sq.

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