Le miracle Pogorelich
Le cinq août dernier (2006), les lecteurs du Devoir, un quotidien de Montréal, ont pu lire dans l’article Le miracle Pogorelich, que le pianiste de renommée internationale Ivo Pogorelich est
« l’enfant du bourreau (Serbe par sa mère) et de la victime (Croate par son père) ». La phrase de l'auteur, Christopher Huss, ne prête à aucune ambiguïté : les Serbes sont des bourreaux et les Croates des victimes. Cette vision manichéenne des peuples sous-entend un racisme que beaucoup croyaient relégué aux oubliettes.
Loin de moi l’intention de renverser les rôles entre les Croates et les Serbes, mais il est quand même bizarre de constater que les victimesdu récent conflit en Yougoslavie avaient expulsé environ 250 000 Serbes qui vivaient dans la Kraïna depuis des siècles et que dans le pays des bourreaux, c'est-à-dire en Serbie, vivent paisiblement 40 % d’habitants d’autres nationalités. De plus, la Serbie abrite actuellement près d’un million de refugiés serbes expulsés de Croatie.
Au fond, monsieur Huss pratique le racisme comme monsieur Jourdain pratiquait la prose, sans le savoir. Mais soyons juste, ce critique musical a été, comme beaucoup d’autres, la victime d’une vaste entreprise de désinformation destinée à déguiser en intervention humanitaire ce qui est en vérité la première conquête territoriale en Europe après la fin de la Seconde Guerre mondiale. « L’opinion publique ça se travaille» disait, sans état d’âme, un général américain dans une interview au Nouvel Observateur, après le bombardement de la Yougoslavie en 1999.
Comment a-t-on pu réussir à travailler l’opinion publique dans les pays occidentaux qui ont depuis longtemps aboli la censure? Tout simplement en la remplaçant par l’autocensure du fait de la dépendance des médias à l'égard des gouvernements et des puissants intérêts financiers. En Union soviétique, la censure, si brutale et totale qu’elle fut, avait, néanmoins, un effet bénéfique. Elle forçait les écrivains à devenir plus ingénieux afin de la contourner par la métaphore. Dans les pays otanisés, l’autocensure rend ceux qui la pratiquent veules et lâches. Ce qui est plus grave, elle crée une réalité virtuelle qui, tôt ou tard, aboutira à de dramatiques ajustements.
Ce n’est pas par hasard que l’apparition de l’autocensure en Europe occidentale a coincidé avec la disparition de la censure dans les pays de l’ancien bloc communiste. Tout s’est passé comme si l’effondrement de l’Union soviétique avait dispensé les médias occidentaux de l’obligation de dire la vérité. Tant qu’elle existait, l’Union imposait non seulement un équilibre de forces stratégiques, mais elle forçait aussi les médias de l’Ouest à respecter un minimum de vérité. Il en résultait une certaine moralité et crédibilité de l’information, car, en dernière analyse, la morale est une question de vrai et de faux. Les populations du bloc communiste admiraient et enviaient les occidentaux pour ce parler vrai. Subséquemment, l’Ouest disposait d’un capital moral considérable à l’Est.
L’effondrement du système totalitaire en Europe a provoqué chez les dirigeants occidentaux une sorte d’ivresse de la victoire, d’autant plus grande qu’elle venait après des décennies de peur et d'angoisse. Ils voyaient la chute du système soviétique comme conséquence du rapport de forces entre l’Est et l’Ouest, or elle résultait probablement davantage du fossé qui, avec le temps, s’était creusé entre la rhétorique officielle et la réalité. La disparition de l’Union soviétique a en quelque sorte mit fin à l’obligation de l’Occident de respecter les valeurs dont il se réclamait et en particulier l'objectivité dans l’information. Désormais il pouvait fausser la réalité sans trop risquer d’être pris en flagrant délit de mensonge. Autrement dit, une puissante source de contre-vérité avait disparu.
Rappelons, pour illustrer ce changement d’attitude, la solennelle déclaration de l’OTAN à Bruxelles, en 1984, par laquelle cette organisation soulignait son caractère défensif et jurait qu’elle ne serait jamais l’agresseur. Moins d’une décennie plus tard, l’OTAN intervenait dans les Balkans et en 1999, elle bombardait la Yougoslavie réalisant en partie la menace d’un diplomate américain qui disait en s’adressant aux Serbes : « Si vous voulez, nous pouvons vous ramener à l’âge de pierre. »
Cette phrase exprimait une part de vérité, mais pour définir la politique étrangère des États-Unis, il conviendrait plutôt de la résumer par capacité de destruction et incapacité de construction. Les expériences en Afghanistan, au Moyen Orient, en Irak et dans les pays de l’ancienne Yougoslavie illustrent bien cette politique qui ironiquement se prétend être celle de nation building.Plus grave, on constate dans toutes ces régions un regain des mouvements extrémistes. Si malgré cela les dirigeants américains persistent dans cette politique, il faut se demander s’ils ne sont pas atteintsd’un optimisme suicidaire. Qui sait si, par ricochet, cette politique n’est pas aussi responsable de l’euroscepticisme ?
Encore une fois: comment en est-on arrivé là ? On pourrait avancer l’hypothèse suivante : les États-Unis, ayant acquis une suprématie militaire inégalée jusqu’à présent et confrontés avec une crise énergétique croient pouvoir faire fi de certaines valeurs essentielles régissant les rapports entre les États. Tout l’indique que l’Amérique a opté pour un ordre du monde basé sur une conception darwiniste de la société humaine. Cette dernière postule qu’une lutte sans merci pour la survie est la loi fondamentale de toutes les espèces vivantes. Cette lutte serait au-delà du Bien et du Mal. La devise, souvent entendue dans ce pays, wrong or right, my country, n’exprime pas autre chose. Il reste à savoir si cette loi est également valable pour les sociétés humaines. Cest sur la réponse à cette question que se fera le clivage entre les hommes de notre temps.
Aujourd’hui, le but ultime de la seule superpuissance qui par ailleurs entraîne l’Occident dans son sillage est l’établissement d’un ordre planétaire permanent. Dans l’esprit de ses promoteurs, il doit apporter le bien-être à tous les hommes. C’est sous une autre forme l’obsession du palaisi de Christal dont Dostoïevski parle dans la Confession du sous-sol. Cet ordre serait aussi la fin de l'histoire, cette grande tentation de l’homme depuis les temps immémoriaux. Elle a été poursuivie par Alexandre le Grand, Napoléon, Staline, Hitler et tant d’autres et chaque fois elle a échoué. Seul le Führer s’était contenté avec modestie d’un Reich de mille ans.
Pour réaliser leurs ambitieux projets orwelliens, les États-Unis (et l’Occident qui est à sa remorque) ont besoin de créer, par la propagande, une réalité virtuelle, rassurante et lénifiante dont nous risquons de nous réveiller un jour douloureusement.