La révolution d'Italie

Alexandre Debidour
Mais toutes ces entreprises n'étaient aux yeux de Napoléon III quelles incidents peu importants et pour ainsi dire de simples passe-temps politiques. La grande affaire pour lui, presque depuis le commencement de son règne, c'était la reconstitution de la nationalité italienne. Il s était voué à cette œuvre dès sa jeunesse comme carbonaro et depuis, bien qu'il eût semblé se désavouer et se trahir lui-même, le «doux entêté» n'y avait jamais renoncé. Il en voulait à l'Autriche d'avoir fait avorter sa politique pendant la guerre d'Orient et, plus que jamais, souhaitait qu'elle fût exclue de l'Italie. Tout en reconnaissant la nécessité de ménager l'Église, dont le concours lui était indispensable, il en voulait au pape qui, à la suite d'une longue et mystérieuse négociation (1852-54), avait refusé de venir le sacrer. Il lui tardait de rappeler de Rome les troupes qu'il y entretenait depuis 1849 et qui y faisaient jouer à la France un rôle indigne d'elle. Il ne lui déplaisait pas en principe que le domaine temporel de la papauté fût considérablement réduit, pourvu que l'Église et ses amis ne pussent pas l'accuser d'avoir pris part à la spoliation du Saint-Siège. Il croyait qu'il lui serait possible d'échapper à ce reproche et de favoriser la révolution italienne sans paraître son complice. C'était de sa part une illusion qui, au premier abord, nous semble incroyable, mais que l'histoire doit bien constater.

Le Piémont, dont il encourageait depuis longtemps les espérances, avait reçu de lui, dès l'époque de l'alliance franco-sarde (26 janv. 1855) et surtout dès celle du Congrès de Paris (mars-avr. 1856), des engagements secrets, mais formels, que l’on pouvait bien deviner à voir l’insistance avec laquelle il adressait aux gouvernements absolus d’Italie (et notamment aux cours de Naples et de Rome) des demandes de réformes libérales qu’il savait bien devoir être constamment repoussées (1856-57). D’autre part, bien que les élections générales de 1857 eussent fait rentrer au Corps législatif la majorité dévouée — ou plutôt servile — qui, depuis 1852, secondait sa politique, il voyait se former (1857-58) dans cette assemblée le petit groupe démocratique des cinq (Jules Favre, Émile Ollivier, Ernest Picard, Darimon, Hénon), qui pouvait donner et donna effectivement une forme légale à l’opposition républicaine, jusque-là réduite à d’impuissantes conspirations. Malgré tout, il hésitait encore à se jeter sans retour dans la grande aventure qui le tentait. Les complots des patriotes italiens de 1849, qui ne voyaient en lui qu’un traître et avaient juré sa mort, le décidèrent enfin à ne plus attendre.

Ces complots, malgré la surveillance de la police, n’avortaient pas tous sans commencement d’exécution. Après Pianori (1855) était venu Tibaldi (1857). Le 14 janv. 1858 eut lieu à Paris l’épouvantable attentat d’Orsini, ancien défenseur de la république romaine, qui, aidé de plusieurs complices, essaya de tuer l'empereur aux abords de l'Opéra par le moyen de bombes dont l'explosion fit un grand nombre de victimes sans atteindre ce souverain. Ce crime, dont les véritables auteurs furent immédiatement connus, servit d'abord de prétexte au gouvernement impérial pour frapper en France le parti républicain, qui n'en était nullement responsable. Le pays fut partagé en cinq grands commandements militaires, comme s'il eût été en état de siège; la loi de sûreté générale (févr. 1858) permit au gouvernement d'emprisonner, exiler, déporter sans jugement à peu près qui bon lui semblait, et un des exécuteurs du coup d'État de décembre, le général Espinasse, nommé ministre de l'intérieur, ne s'en fit pas faute. Mais, ces précautions prises, Napoléon III résolut de prévenir le retour des attentats italiens en ne tardant pas davantage à provoquer la révolution au delà des Alpes. Les deux lettres qu'avant de monter sur l'échafaud Orsini lui adressa pour l'adjurer de réparer le mal qu'il avait fait à sa patrie en 1849 et de l'aider à recouvrer la liberté, lettres dont la seconde tout au moins avait été provoquée par lui, reçurent par son expresse volonté, non seulement en France, mais en Italie, une publicité très significative. Bientôt Cavour fut invité à venir se concerter secrètement avec lui sur la grande entreprise qu'il rêvait; et alors eut lieu (21 juil. 1858) cette conspiration de Plombières dont le mystère n'allait pas tarder à être révélé à l'Europe. Il fut convenu entre l'empereur et le ministre de Victor-Emmanuel que la guerre éclaterait au printemps de 1859; que la France aiderait le Piémont à expulser les Autrichiens du royaume lombard-vénitien, à s'agrandir de manière à former un État de dix à douze millions d'âmes et à transformer l'Italie en une confédération qui aurait pour président honoraire le pape et pour chef effectif le roi de Sardaigne; enfin que ce dernier souverain donnerait une de ses filles en mariage au prince Napoléon; cousin de l'empereur, et céderait à la France, après la guerre, la Savoie avec le comté de Nice. Cavour, qui rêvait bien autre chose pour son pays, promit — naturellement — à Napoléon III que la révolution n'irait pas plus loin. Mais il fallait être aussi naïf que ce souverain l'était jusque dans ses roueries, pour croire qu'après l'avoir déchaînée, il pourrait la contenir, que le pape ne serait pas dépouillé, comme tous les autres prince de la péninsule, et que l'unité italienne ne résulterait pas fatalement de cette aventure.

Vers la fin de 1858, l'empereur, qui déjà faisait à petit bruit ses préparatifs de guerre, commença, par la liberté qu'il laissa aux journaux favorables à l'émancipation de l'Italie, à montrer de quel côté il penchait. La constatation publique qu'il fit, le 1er janv. 1859, de son désaccord avec l'empereur d'Autriche, rendit le conflit à peu près inévitable. Peu de jours après, Victor-Emmanuel se compromettait encore davantage par son discours aux Chambres (10 janv.). Garibaldi était mis à la tête d'un corps de volontaires. Le prince Napoléon épousait la princesse Clotilde (30 janv.). Vainement l'Angleterre s'entremit pour prévenir la guerre (févr.-mars). Ses efforts furent neutralisés par la politique anti-autrichienne de la Prusse et de la Russie, qui n'étaient pas fâchés de voir la cour de Vienne dans l'embarras, par l'aveuglement de François-Joseph et de ses ministres, enfin par les agissements de Napoléon III et de Cavour, qui, ayant eux-mêmes provoqué la guerre, eurent l'art de se la faire déclarer (26 avr. 1859).

Les Autrichiens, sous Giulay, envahirent le Piémont. Mais leurs inexplicables lenteurs donnèrent le temps à la France de le sauver. La garde impériale et quatre corps d'armée débouchèrent par Gênes et Turin. Un cinquième corps, sous le prince Napoléon, fut dirigé vers la Toscane pour se rabattre de là sur le Pô. Napoléon III, après avoir essayé de rassurer les conservateurs catholiques en promettant que le pape ne serait pas inquiété dans son domaine temporel, quitta Paris le 3 mai, annonça qu'il affranchirait l'Italie jusqu’à l'Adriatique et alla prendre le commandement de son armée. Bientôt, après l'engagement heureux de Montebello (20 mai), qui fit croire à Giulay que leur attaque principale aurait lieu du côté de Plaisance, les Franco-Piémontais, par une rapide conversion à gauche, se portèrent sur la Sosia, qu'ils forcèrent à Palestro (31 mai) et franchirent le Tessin à Buffalora. Giulay, qui avait promptement ramené ses troupes vers le N., fit mine, il est vrai, d'arrêter l'empereur, qui, isolé avec sa garde, fut un moment en grand danger à Magenta, mais demeura finalement vainqueur, grâce à l'opportune intervention du général de Mac-Mahon (4 juin). Quelques jours après, pendant que Baraguay-d'Hilliers refoulait à Melegnano les débris de l'armée vaincue, Napoléon III et Victor-Emmanuel entraient triomphalement à Milan (8 juin), et le premier de ces souverains, par une proclamation retentissante, conviait les Italiens à s'enrôler sous les drapeaux du second, pour devenir «citoyens libres d'un grand pays».

Les italiens le prirent au mot plus qu'il n'aurait voulu. En peu de jours, le soulèvement fut général dans le centre de la péninsule. Les Légations, qui appartenaient au pape, s'insurgèrent comme le reste. L'empereur s'aperçut bientôt — mais trop tard — qu'il avait trop bien réussi. La nouvelle et grande victoire qu'il remporta le 24 juin à Solférino sur l’armée autrichienne reconstituée, et après laquelle il semblait que la Vénétie fût facile à conquérir, fut le terme de ses audaces. L'impératrice et ceux des ministres qui étaient inféodés comme elle à la politique de l'Église lui écrivaient pour lui représenter l'exaspération du parti ultramontain. A les croire, les masses catholiques menaçaient en France de se séparer de l'Empire. C'est cette éventualité, beaucoup plus que celle d'une diversion fort improbable des Prussiens du côté du Rhin, qui détermina le conspirateur couronné à s'arrêter net en pleine victoire, à laisser son oeuvre inachevée, et à offrir précipitamment la paix au vaincu qui, aux préliminaires de Villafranca (11 juil. ), dut s'estimer heureux de ne perdre que la Lombardie. Cette convention, confirmée le 10 nov. suivant par le traité de Zurich, donnait cette province au Piémont, mais laissait la Vénétie à l'Autriche, avec faculté d'entrer dans la confédération italienne que Napoléon III persistait à croire possible sous la présidence honoraire du pape.

Comme il eût dû le prévoir, la nation italienne n'accepta ni Villafranca ni Zurich, C'était l'annexion au Piémont que les patriotes de la Toscane, de Parme, de Modène, des Romagnes, demandaient à grands cris. L'Angleterre, très désireuse de voir une grande puissance se constituer au delà des Alpes pour faire contrepoids à la France, les y encourageait de son mieux. Les représentations timides et embarrassées de Napoléon III ne furent pas écoutées des intéressés. Aussi, quelques mois plus tard, ce souverain, se rendant compte du rôle ridicule qu'il commençait à jouer, fit-il une nouvelle volte-face. Il proposa un congrès pour le règlement des affaires d'Italie. Mais il le rendit lui-même impossible par la publication d'une brochure (I.e pape et le Congrès) qu'écrivit sous son inspiration un de ses confidents (La Guéronnière), et qui avait pour but d'amener le Saint-Siège à se laisser dépouiller à l'amiable (déc. 1859). Pie IX s'indigna, se montra intraitable. Ce que voyant, Napoléon III adopta, de concert avec l'Angleterre, la politique de non-intervention (janv. 1860) et, peu après, consentit aux annexions piémontaises, moyennant la cession de Nice et de la Savoie qui, par le traité de Turin (24 mars), devint un fait accompli.

Dès lois, tout en s'efforçant de sauver les apparences5 il ne fit aucun effort sérieux pour empêcher l'unité italienne de se constituer. Quand Garibaldi eut révolutionné la Sicile (mai-juil. 1860), il parla un moment de l'empêcher de franchir le détroit de Messine. Puis l'Angleterre avant refusé de le seconder, il laissa faire. Quand Garibaldi fut à Naples (sept.) et parla de marcher sur Rome, Cavour lui représenta que le seul moyen de l'en empêcher et de garantir à Pie IX au moins la possession de cette ville était de permettre aux Piémontais de marcher à leur tour sur les Deux-Siciles et de s'emparer en route de la presque totalité de l'État pontifical. Napoléon III n'avait pas à se louer de Pie IX, qui avait toujours repoussé ses conseils et qui venait de former, sous les ordres d'un de ses ennemis personnels (Lamoricière), une armée où affluaient les légitimistes français. Fate presto, dit-il aux envoyés de Cavour. Peu de jours après, Lamoricière était écrasé à Castelfidardo (18 sept.). En octobre, les Deux-Siciles et les Marches se donnaient, à leur tour, au Piémont, par un de ces plébiscites qui, aux yeux de l'empereur démocrate, étaient l’ultinua ratio de la politique. Au mois de janvier suivant, le roi de Naples, qui résistait encore à Gaëte, était abandonné par l'escadre française qui, jusque-là, l'avait protégé du blocus, et que le gouvernement impérial rappela sur les instances de l'Angleterre. Enfin, Victor-Emmanuel était proclamé roi d'Italie par un parlement national (18 févr. 1861) et, au bout de peu de mois (juin), pour ne pas augmenter ses embarras après la mort de Cavour, Napoléon III le reconnaissait solennellement comme tel.

Tous ces événements n'avaient pu s'accomplir sans modifier en France les rapports des partis et sans amener l'empereur à changer quelque peu l'orientation de sa politique intérieure. Le clergé catholique et ses amis, qui avaient si docilement servi ce prince depuis 1848, le regardaient comme un traître depuis qu'il avait laissé dépouiller le pape. Les évêques (en particulier Dupanloup, Pie, Plantier, etc.) tenaient à son égard dans leurs mandements le langage le plus injurieux et le plus menaçant. Ils l'appelaient couramment Judas ou tout au moins Ponce-Pilate. Les journaux cléricaux l'attaquaient avec la dernière violence. L' Univers fut supprimé en janv. 1860; mais d'autres après lui ne se montrèrent pas moins hostiles à la politique impériale. Les légitimistes et les orléanistes, las d'une opposition purement académique, commençaient à se grouper et à se concerter en vue d'une action commune avec les républicains contre l'Empire. Au Corps législatif, la majorité jusque-là si compacte, si docile, faisait mine de se désagréger, et il s'y formait un groupe nombreux qui ne dissimulait ni son mécontentement, ni sa désaffection. Ce n'est pas tout: à côté du monde catholique, exaspéré par les complaisances de l'empereur pour la révolution italienne, le monde industriel, resté fidèle aux pratiques et aux doctrines protectionnistes, se montrait fort irrité contre l'empereur qui, imbu dès sa jeunesse des principes libre-échangistes, venait d'essayer de les mettre en pratique par une sorte de coup d'État économique, exécuté comme celui du 2 Décembre, à la suite de la plus mystérieuse conspiration. Le 23 janv. 1860, un traité de commerce, supprimant les prohibitions et diminuant considérablement les droits de douane à l'importation, avait été conclu avec l'Angleterre. Il devait être suivi de beaucoup d'autres conventions du même genre avec diverses puissances. Si les consommateurs français pouvaient trouver leur compte à de pareilles transactions, nos fabricants, qui n'avaient été consultés en rien, se plaignaient hautement d'être mis dans l'impossibilité de soutenir la concurrence étrangère et, par suite, menacés de la ruine. Mais leurs réclamations ne furent pas écoutées.

Plusieurs des conseillers de Napoléon III, et notamment le souple et sceptique Morny, s'apercevant du mécontentement qui grandissait autour du trône, représentèrent à l'empereur que, pour n'être plus accusé d'abuser du pouvoir personnel et n'être plus chargé tout seul de la responsabilité morale de ses actes, ce qu'il y avait de mieux était qu'il fit semblant d'associer les grandes assemblées délibérantes à sa politique, que jusqu'alors il leur avait été rigoureusement interdit de juger. Ce souverain se rendit à leurs avis, et, le 24 nov. 1860, fut porté un décret en vertu duquel le Sénat et le Corps législatif auraient désormais chaque année le droit de répondre au discours du trône par une adresse librement discutée, c.-à-d. d'exprimer leur sentiment sur la politique de l'empereur: des ministres sans portefeuille défendraient cette politique devant les Chambres, dont les débats, jusqu'alors ignorés, seraient dorénavant reproduits in extenso dans le Moniteur. Rien de plus, rien de moins. Les pouvoirs accordés au chef de l'État par la constitution de 1852 restaient entiers. Avec un Sénat nommé par lui, et un Corps législatif nommé sous l'influence de ses préfets, Napoléon III ne doutait pas que les adresses ne fussent toujours approbatives et ne contribuassent par conséquent à renforcer son autorité. Même il crut sage l'année suivante de faire une nouvelle concession, quand, sur le conseil de Fould (qui lui représentait combien son omnipotence financière et l'abus qu'il en avait fait nuisaient au crédit de l'État), il renonça — peu sincèrement du reste — au droit d'ouvrir des crédits extraordinaires hors session et substitua le vote du budget par sections au vote par ministères qu'avait prescrit le sénatus-consulte du 25 déc. 1852 (nov. 1861).

Cette fissure à l'édifice impérial, quelque étroite qu'elle fût, devait pourtant suffire à la longue pour y faire pénétrer l'opposition et la liberté. Dès les sessions législatives de 1861 et de 1862, le petit groupe démocratique des Cinq fit entendre en faveur des libertés publiques confisquées depuis 1851 d'éloquentes revendications, qui eurent bientôt de l'écho dans toute la France. En ce qui concernait l'Italie, ils reprochèrent à Napoléon III de n'avoir pas tenu ses engagements et de méconnaître, au préjudice des Romains, qu'il maintenait sous le joug du pape, ces principes des nationalités et du suffrage universel dont il s'était posé comme le représentant et le champion. Par contre, les ultramontains, beaucoup plus nombreux, l'incriminèrent avec violence pour n'avoir pas arrêté la révolution au delà des Alpes, et avoir laissé démembrer l'État pontifical. Au Sénat, la cause italienne fut défendue avec une énergie quelque peu brutale par le prince Napoléon. Au Corps législatif, elle le fut avec plus de circonspection et de mesure par Billault, ministre sans portefeuille. Mais dans l'une et dans l'autre assemblée, d'imposantes minorités se prononcèrent en faveur des prétentions ultramontaines. Si bien que l'empereur, dont la politique devenait de plus en plus incertaine et oscillante, se rapprocha du parti clérical après l'échauffourée de Garibaldi à Aspromonte (août 1862) et, sous l'influence de l'impératrice, comme du ministre Drouyn de Lhuys, refusa nettement d'encourager les espérances des Italiens à l'égard de Rome (oct. 1862).

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