La morale avant Socrate

Charles Renouvier
À quelque antiquité que l'on remonte dans l'histoire des Grecs, avant le commencement de leur chronologie positive, on les trouve en possession d'une liberté d'esprit singulière. Les poésies homériques nous montrent partout des croyances sans dogmes arrêtés et imposés. Le sentiment moral s'y fait jour dans les jugements, dans les maximes, dans les traits rapportés de la vie des hommes, et il y est comme spontané, franc et naturel, libre des altérations et des simulations, et sans aucune trace de l'esprit de système qui révéleraient l'existence et les œuvres d'un sacerdoce armé du pouvoir «spirituel». Tout y sort immédiatement de la conscience, le bien et le mal, le beau et le laid qui procèdent, en chaque situa tion, de la coutume et de la nature. Dans les poèmes d'Hésiode, que l'on estime ou peu s'en faut contemporains des premiers, mais qui appartiennent à un milieu si différent, on oserait presque dire bourgeois, nous voyons apparaître la morale proprement dite, et en même temps la réflexion attristée, une sorte de pessimisme. Les préceptes de justice et de prudence, le précepte du travail, point très remarquable, se joignent à l'éloge de la piété, parmi les plaintes sur la dureté de la condition des hommes.

Deux ou trois siècles plus tard, quoique l'orphisme et les mystères soient nés, avec la tendance d'une certaine classe d'esprits à l'établissement d'un régime sacerdotal, la Grèce nous montre dans la personne du sage ce qu'elle nous a montré dans celle du poète, la liberté de l'âme, et de plus un effort propre pour atteindre la connaissance raisonnée des choses et se donner des règles de conduite. Le groupe à demi légendaire des sept sages, ce qu'on nous rapporte de la vie et des sentences de ces hommes devenus des types du savoir, aux yeux de la postérité, dénotent la possession de soi-même chez le penseur, et l'aptitude à la critique, aux recherches, aux découvertes. En un sens, ce ne serait pas assigner le commencement de la morale que de citer les sentences de tels ou tels de ces hommes, pas plus que de rapporter celles des Travaux et des jours d'Hésiode, ou de recueillir celles d'Homère, ou même de remarquer l'esprit d'après lequel sont constituées des personnes mythiques comme Dikè, Thémis et Athènè, ou enfin la signification étymologique des mots qui fixent le caractère divin dans la notion d'ordre, c'est-à-dire de raison. Mais, en un sens aussi, quand on rapproche tout cela du caractère d'un peuple qui, dans ses créations de tout genre s'est montré si apte à la réflexion et à l'analyse, si ouvert à l'impartiale vérité, si porté à observer et à raconter toutes choses et lui-même, il faut bien reconnaître la présence latente de la philosophie morale, et déjà l'étude de la conscience. Les inscriptions fameuses du temple de Delphes: Rien de trop, Connais-toi toi-même, et les sentences des Sages. et les moralités d'Ésope, et les maximes les plus communes des poètes gnomiques sont quelque autre chose que de simples conseils, et doivent passer pour les préludes du mouvement d'où sortirent des écoles qui visèrent à l'établissement d'une science des mœurs.

Dans ce qui nous est parvenu des poètes gnomiques antérieurs à ces écoles, ce que nous trouvons de plus remarquable, c'est un sentiment très décidément pessimiste de la vie humaine, de son incertitude et de ses misères, et du peu de satisfaction que donnent les passions. Puis c'est la notion forte de la justice, la ferme recommandation de l'observer, comme la plus sûre des méthodes, malgré la remarque amère de son opposition avec la marche du monde, avec la volonté de Zeus, supposé que Zeus soit, comme on le dit, le répartiteur des biens et des maux; c'est la protestation de la conscience contre la loi de solidarité en vertu de laquelle les bons sont atteints par les peines qui ne devraient frapper que les méchants: en un mot la pensée d'où le problème de la théodicée est sorti en d'autres lieux et d'autres religions. La conclusion morale de ces réflexions est le conseil de prudence et de tempérance, l'invitation à fuir les passions et toutes les conditions, autant qu'elles dépendent de nous, desquelles naissent les dangers et les troubles de la vie. Cet enseignement est donc surtout à l'adresse de l'individu et vise à lui procurer la tranquillité de l'âme. Un grand nombre des écoles dogmatiques n'ont pas, nous le verrons, différé de ces moralistes du sixième siècle dans l'appréciation du bonheur et dans la définition de la sagesse. Elles n'ont atteint que rarement dans leurs motifs le degré de pessimisme d'un Théognis et d'un Solon.

Le commencement de la morale comme science séparée, ou cherchant des principes qui lui soient propres, doit se prendre au moment où la philosophie opère un retour sur soi de la conscience en revenant de l'excursion tentée dans la connaissance universelle. Les sages ou savants (en grec, sophes, sophistes) — ceux d'entre eux que Pythagore voulait déjà nommer philosophes seulement, comme s'il pressentait ce que la science devait coûter de peines et comporter d'incertitudes, — qui s'étaient occupés de physiologie, de cosmogonie, de mathématiques, et appliqués aux concepts de la plus grande généralité, avaient essayé des explications du cosmos par les éléments, leurs mélanges et leurs transformations, par l'unité, par les nombres, par les atomes, leurs chocs et leurs figures, par l'Accord et le Discord, par l'Intelligence discriminative et constructive. Puis les différentes solutions du problème universel ayant paru se réfuter les unes par les autres, on vit venir les sages en mode subversif auxquels est resté dans la postérité le nom de sophistes, pris en mauvaise part. Il faut ce pendant distinguer deux classes de ces hommes, car il serait très injuste de leur appliquer à tous le même jugement. La plupart ne furent des sortes de professeurs du pour et du contre qu'en tant que maîtres de dialectique et d'éloquence, manifestant leurs doutes sincères sur la valeur des théories, et par suite sur le fond des questions débattues depuis deux siècles dans la société grecque. Parmi ceux-là, il y eut quelques vrais penseurs dont les raisons de non savoir, qu'ils exposaient, sont restées des points notables pour l'histoire de la philosophie. Mais d'autres sophistes, usant de la faculté dont ils se vantaient, de démontrer ce qu'on voulait, enseignaient que le bonheur, objet naturel et avoué de chacun, consiste dans la satisfaction la plus entière de ses passions unie au pouvoir de les satisfaire; que la justice est une invention des faibles pour se défendre contre la force ou l'intelligence des mieux doués et des mieux lotis, mais qu'au fond chacun n'a de loi que son plaisir et son intérêt. Dans cet état des esprits, dont le tableau nous est donné par les Dialogues de Platon, et si admirablement surtout parle Gorgias, la question de la morale se trouvait ramenée, avec celle de la science en général, à la psychologie, à l'étude du petit monde, du monde interne, sujet de connaissance plus limité, plus sûr, sujet par excellence du savoir de l'homme, puisqu'il est l'homme lui-même, et dans lequel enfin il doit trouver, si elle est quelque part, la règle de ses mœurs. C'est là la révolution socratique de la méthode, point de départ nouveau de presque toute la spéculation à dater de ce moment.

Les principaux philosophes de l'âge antérieur à Socrate, Pythagore, Héraclite, Empédocle, Démocrite, n'avaient pas manqué de formuler leurs idées sur la morale, mais sans pouvoir obtenir pour elles plus d'autorité que les poètes; car ils ne les établissaient pas sur des principes spéciaux réclamant une valeur de science, et ils ne les attachaient même pas à leurs doctrines propres par des liens bien visibles. Chez les anciens pythagoriciens on ne discerne guère que l'idée trop vague de l'harmonie, et des observations d'un faible intérêt sur les nombres comme symboles des vertus; non que toute leur éthique se bornât là, mais le sur plus consistait en préceptes de purification empruntés au sentiment religieux, et en règles de vie ascétique léguées probablement à leur école par l'institut pythagorique, après sa dispersion. Empédocle tirait également toute sa morale de ses idées religieuses, et non de sa doctrine philosophique, ou d'aucune analyse spéciale des notions éthiques. Pour lui, l'hypothèse des transmigra tions, la démonologie, les expiations sont le fondement unique des ,jugements et des préceptes moraux; il n'envisage les âmes, dans ce séjour d'instabilité, de maladie et de mort qui est la terre, que comme suspendues entre le Sphairos ou monde de l'unité et de la paix, — après nous ne savons quel âge d'or de l'espèce humaine à ses débuts, dont le rapport avec le Sphairos n'apparaît pas dans les fragments qui nous restent de son poème, — et le monde des contraires et de la guerre universelle, dont tous les états semblent n'être que des formes de la peine.

La doctrine d'Héraclite n'est pas plus optimiste, il voit avec dégoût les hommes dans l'ignorance et livrés aux plus basses et aux plus misérables passions. Il ne surpasse en ceci le jugement des gnomiques que par plus d'élévation dans la pensée, — car ils sont quelquefois un peu vulgaires dans leurs plaintes, — et, comme eux aussi, il conclut à la soumission de l'individu à l'ordre et aux lois du monde, seulement avec une vue philosophique plus générale et plus noble de cet ordre universel. Sous ce rapport, Héraclite marche déjà dans la voie des stoïciens, dont il fut l'inspirateur par son système du monde. Il contemple la destinée, ou nécessité des choses, deux idées qu'il identifie, et, faisant, comme on dit en termes familiers, de nécessité vertu, c'est le conformisme et la paix intérieure qu'il recommande. On doit probablement entendre un mot remarquable qui est rapporté de lui: Ήθος άνθρώπφ δαίμων, en ce sens, que tout homme a dans son état moral son démon; que c'est par cet état qu'il est heureux ou malheureux. Le pessimisme du jugement se tourne ainsi en un optimisme de volonté, comme dans le stoïcisme au fond. Ce rapport est intéressant, mais la morale d'Héraclite n'offre pas le développement psychologique que les stoïciens, à la suite des écoles socratiques, purent donner à la leur, et on ne saurait non plus y découvrir une relation particulière avec la doctrine héraclitéenne de l'écoulement universel, de l'alternance des contraires, et de l'opposition de l'état d'unité et de paix à l'état de division et de guerre. Nous ne lui voyons pas de ce chef un caractère systématique.

Il n'existe nullement, entre le sentiment de Démocrite sur la morale et celui d'Héraclite, la différence qu'on pourrait supposer en pensant à la légende bien connue des larmes de l'un et du rire de l'autre sur la condition humaine. Le premier de ces philosophes n'est pas moins grave que le second, et les fragments qu'on a de ses œuvres offrent des jugements et des préceptes nombreux où se résume toute la sagesse pratique de l'âge de la pensée qui se terminait à lui, et cela tantôt avec des considérations semblables à celles des gnomiques, et d'un point de vue utilitaire, — qui ne manquera pas non plus chez Socrate, remarquons-le bien, — tantôt avec une plus grande élévation. Par exemple, il montre combien les plaisirs sont courts, trompeurs en résultat, sources d'ennuis très souvent, irritants par eux-mêmes et non calmants pour qui se livre entièrement à leur poursuite; Mais le tout est dit en regardant l'agrément et le désagrément éprouvés comme les critères du bien et du mal de l'agent, et afin de conclure à son état d'imperturbable tranquillité d'esprit comme but à atteindre. C'est à peu près ce que devait dire plus tard Épicure, et c'est dans le même esprit que Démocrite conseillait la recherche des biens intellectuels, l'étude, le culte du beau. Peut-être trouvera-t-on qu'il entrait dans une direction notablement différente, quand il recommandait la diminution stoïque des besoins, la répression des appétits (dans un sens un peu plus qu'épicurien), le gouvernement de la raison, et la crainte des voluptés troublantes, mais surtout quand il demandait au désintéressement et non à l'égoïsme le principe du bien faire. Remarquons cette sentence déjà platonicienne: «L'injuste est plus malheureux que celui qui subit l'injustice» 1.

On peut prendre pour le dernier mot de Démocrite en morale la dépendance où l'homme est de lui-même et de sa propre volonté pour le bonheur ou le malheur, chose essentiellement interne; et ce point de vue le rapproche plus décidément des futurs stoïciens que des futurs épicuriens: «le bon et le mauvais démon de l'âme ne résident pas dans les troupeaux ou dans l'or, mais c'est dans l'âme elle-même que réside le démon» 2. Il est à peine besoin de faire observer que le bon et le mauvais démon sont en grec le bonheur et le malheur. Mais nous ne pouvions biens traduire qu'en les ramenant à leur sens étymologique les mots grecs dont le français technique eudémonisme a été tiré. Observons maintenant que la formule de Démocrite: C'est dans l'âme qu'est le démon exprime une pensée fort semblable à celle d'Héraclite: Le moral de l'homme est son démon. On peut juger par là de la profondeur où la connaissance du fondement de la moralité, en tant que direction de soi-même, avait pénétré par l'œuvre de la philosophie des Grecs, avant que l'analyse des notions morales eût produit les écoles divergentes. Aucun autre peuple n'a offert dans l'histoire le spectacle d'un tel effort de travail de l'homme sur lui-même.


Notes
1. Fragments 117 et 224 de Démocrite dans les Fragm. phil. grec. deMullach, t. 1, p. 347 et 354.
2. Ibid, n° 1, p. 340.

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