Les prophètes romantiques

Gilbert Durand
Quand on cherche des remèdes aux maux de la planète, on mise généralement sur une science et une technique semblables à celles qui sont à l'origine des maux. Cette science et cette technique étant elles-mêmes indissociables d'une vision du monde où la nature est étrangère à l'homme, que peut-on raisonnablement en attendre? Ne vaut-il pas mieux écouter ces poètes romantiques, ancêtres de nos écologistes, que l'on peut qualifier de prophètes parce qu'ils ont pressenti la nécessité de rétablir le rapport traditionnel avec le monde et de faire graviter la science de l'avenir autour de ce rapport?
    Et finalement, en face des civilisations " mortelles ", en face de la gigantesque machine que construit depuis quatre siècles notre orgueilleux progrès technique, en face des redoutables forces de destructions déchaînées par " l'apprenti sorcier " qu'est le scientifique et le technocrate occidental, en face de cette lente défiguration de l'homme se dresse certes, le petit sursaut du " pli " anthropologique, mais surtout le sursum de la réflexion moderne des deux derniers siècles, de ce que l'on peut appeler le " romantisme ". Face au savant, à l'ingénieur, au technicien, au bureaucrate, face à tous ces masques spécialisés de l'aliénation de l'homme, se dresse - comme l'ont pressenti les poètes - l'homme de la Promesse, la figure de l'homme prophétique. Il s'agit de bien entendre ce terme : le prophète n'est pas un " révolté ", n'est pas celui qui conteste - et par là qui se prend encore dans les rets dialectiques de la philosophie du non. Le prophète est celui qui rappelle à l'ordre. Il ne détruit pas le désordre, il n'a aucun pouvoir pour le faire. Il rétablit le principe d'ordre beaucoup plus qu'il ne rétablit l'ordre. Il témoigne, dresse sa figure d'homme primordial en face de tout ce qui menace de défigurer l'homme.
    Il faut retrouver - avec moins d'ingénuité et avec l'expérience vécue de la bureaucratie concentrationnaire, de la guerre mondiale, de la menace atomique - l'enthousiasme de nos poètes romantiques qui se voulaient plus qu'artistes, mais voyants, plus que voyants, mais "prophètes". Certes il ne s'agit plus - deux guerres mondiales, les régimes concentrationnaires, l'extermination volontaire de 30 millions d'hommes en un demi-siècle, ne nous le permettent plus - de " prophétiser " faussement la paix, le bonheur, la prospérité par le progrès et la machine, pas même de prophétiser le surhumain... Tout simplement et avec la même fière modestie que les prophètes légendaires d'Israël, de dresser face à la rumeur des civilisations, des machines, des armées, des victoires et des défaites qui passent et défigurent, la figure de " l'Homme primordial ", de l'homme dépositaire de la " promesse " et en qui est déposé ce pouvoir plus que divin : le pouvoir d'accepter ou de refuser l'accès à la similitude divine.

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