Livre premier - 3e partie

Marco Polo
XXVIII
D'un certain fameux tyran et de ses affaires.
Il y a par là un certain canton nommé Mulète 1, où commande un très méchant prince, appelé le Vieux des Montagnards, ou Vieux de la Montagne, dont j'appris beaucoup de choses, que je vais rapporter, comme les tenant des habitants du lieu. Voici ce qu'ils me racontèrent: Ce prince et tous ses sujets étaient mahométans; il s'avisa d'une étrange malice. Car il assembla certains bandits appelés communément meurtriers; et par ces misérables enragés il faisait tuer tous ceux qu'il voulait, en sorte qu'il jeta bientôt la terreur dans tout le voisinage. De quoi il acheva de venir à bout par une autre imposture. Il y avait en ces quartiers-là une vallée très agréable, entourée de très hautes montagnes; il fit faire un plantage dans ce lieu agréable, où les fleurs et les fruits de toutes sortes n'étaient pas épargnés; il y fit aussi bâtir de superbes palais, qu'il orna des plus beaux meubles et des plus rares peintures. Il n'est pas besoin que je dise qu'il n'oublia rien de tout ce qui peut contribuer aux plaisirs de la vie. Il y avait plusieurs ruisseaux d’eau vive, en sorte que l'eau, le miel, le vin et le lait y coulaient de tous côtés; les instruments de musique, les concerts, les danses, les exercices, les habits somptueux, en un mot tout ce qu'il y a au monde de plus délicieux. Dans ce lieu enchanté il y avait des jeunes gens qui ne sortaient point et qui s'adonnaient sans souci à tous les plaisirs des sens; il y avait à l'entrée de ce palais un fort château bien gardé et par où il fallait absolument passer pour y entrer. Ce vieillard, qui se nommait Alaodin, entretenait hors de ce lieu certains jeunes hommes courageux jusqu'à la témérité, et qui étaient les exécuteurs de ses détestables résolutions. Il les faisait élever dans la loi meurtrière de Mahomet, laquelle promet à ses sectateurs des voluptés sensuelles après la mort. Et afin de les rendre plus attachés et plus propres à affronter la mort, il faisait donner à quelques-uns un certain breuvage, qui les rendait comme enragés et les assoupissait 2. Pendant leur assoupissement, on les portait dans le jardin enchanté, en sorte que lorsqu'ils venaient de se réveiller de leur assoupissement; se trouvant dans un si bel endroit, ils s'imaginaient déjà être dans le paradis de Mahomet, et se réjouissaient d'être délivrés des misères de ce monde et de jouir d'une vie si heureuse. Mais quand ils avaient goûté pendant quelques jours de tous ces plaisirs, le vieux renard leur faisait donner une nouvelle dose du susdit breuvage, et les faisait sortir hors du paradis pendant son opération. Lorsqu'ils revenaient à eux et qu'ils faisaient réflexion combien peu de temps ils avaient joui de leur félicité, ils étaient inconsolables et au désespoir de s'en voir privés, eux qui croyaient que cela devait durer éternellement. C'est pourquoi ils étaient si dégoûtés de la vie qu'ils cherchaient tous les moyens d'en sortir. Alors le tyran, qui leur faisait croire qu’il était prophète de Dieu, les voyant en l'état qu'il souhaitait, leur disait: «Écoutez-moi, ne vous affligez point; si vous êtes prêts à vous exposer à la mort, au courage, dans toutes les occasions que je vous ordonnerai, je vous promets que vous jouirez; des plaisirs dont vous avez goûté.» En sorte que ces misérables, envisageant la mort comme un bien, étaient prêts à tout entreprendre, dans l'espérance de jouir de cette vie bienheureuse. C'est de ces gens-là que le tyran se servait pour exécuter ses assassinats et ses homicides sans nombre. Car, méprisant la vie, ils méprisaient aussi la mort; en sorte qu'au moindre signe du tyran ils ravageaient tout dans le pays, et personne n'osait résister à leur fureur. D'où il arriva que plusieurs pays et plusieurs puissants seigneurs se rendirent tributaires du tyran pour éviter la rage de ces forcenés 3.


XXIX
Comment le susdit tyran fut tué.
L'an 1262, Allau 4, roi des Tartares, assiégea le château du tyran, dans le désir de chasser un si méchant et si dangereux voisin de ses États, et il le prit avec tous ses assassins au bout de trois ans, les vivres leur manquant; et après les avoir fait tous tuer, il fit détruire le château de fond en comble.


XXX
De la ville de Chebourkan.
En sortant dudit lieu, l'on vient dans un beau pays, orné de collines et de plaines, de fort bons pâturages et d'excellents fruits. La terre en est très fertile, et il n'y manque rien excepté l'eau, car il faut faire quelquefois cinquante et soixante milles pour en trouver, ce qui fait que les voyageurs sont obligés d'en porter avec eux, aussi bien que pour les bêtes. Il faut donc traverser ce pays-là le plus vite que l'on peut, parce qu'il est trop aride. Excepté cela, il y a beaucoup de villages: les habitants reconnaissent Mahomet. Après cela on vient à une ville nominée Chebourkan, où l'on trouve de tout en abondance, principalement des melons et citrouilles, qu'ils coupent par tranches et qu'ils vont vendre quand ils sont secs aux lieux voisins, où ils sont fort recherchés, parce qu'ils sont doux comme le miel. Il y a aussi dans ce pays-là beaucoup de gibier et de venaison.


XXXI
De la ville de Balac.
En partant de là nous vînmes à une certaine ville nommée Balac (Balk), qui fut autrefois grande, célèbre et ornée de plusieurs édifices de marbre; mais à présent c'est peu de chose, ayant été détruite par les Tartares. Les habitants du lieu disent qu'Alexandre le Grand y épousa une des filles de Darius; elle est bornée au septentrion par la province de Perse; en sortant et en marchant entre le midi et le septentrion, on ne trouve, pendant deux journées, aucune habitation, parce que les habitants, pour se mettre à couvert des insultes des voleurs et des brigands, dont ils étaient continuellement obsédés, ont été forcés de se retirer dans les montagnes. On trouve là des eaux en abondance et force gibier; il y a aussi des lions. Les voyageurs doivent porter des vivres avec eux, pour deux jours, leur étant impossible de trouver aucun aliment sur cette route.


XXXII
Du royaume de Taican.
Après avoir fait les deux journées dont nous avons fait mention, on rencontre un château nommé Taican, dont le terrain est abondant en froment et la campagne fort belle. Il y a aussi au midi de ce château des montagnes de sel si grandes, qu'elles pourraient fournir du sel à tout le monde entier. Le sel en est si dur qu'on ne peut le rompre et le tirer qu'avec des marteaux de fer. Passé ces montagnes, et allant entre l’orient et le septentrion, après avoir fait trois journées, vous arrivez à une ville nommée Kechem. Tous les habitants de ce pays sont mahométans; ils boivent cependant du vin 5, car le terroir en fournit en abondance aussi bien que du froment et toutes sortes de fruits. Leur principale occupation est de vider les pots et les verres tout le jour; leur vin est bien cuit et excellent; mais les gens sont très méchants et bons chasseurs, car le pays est abondant en bêtes sauvages. Les hommes et les femmes vont la tête nue, excepté que les hommes se ceignent le front d'une espèce de bandelette, longue de dix paumes; ils se font des habits des peaux des bêtes qu'ils prennent, de même que des souliers et des chausses, n'ayant point d'autres vêtements.


XXXIII
De la ville de Cassem.
La ville de Cassem est située dans une plaine; il y a beaucoup de châteaux dans les montagnes qui lui sont voisines; une grande rivière passe au milieu. Il y a en cette contrée beaucoup de porcs-épics, qui, quand on approche pour les prendre, blessent souvent de leurs épines les hommes et les chiens: car les chiens étant lancés par les chasseurs sur ces porcs, étant ainsi provoqués, ils irritent et courroucent tellement ces bêtes féroces, qu'en courant ils s'élancent en arrière sur les hommes et sur les chiens avec tant de violence qu'ils les blessent souvent de leurs épines. Cette nation a une langue particulière. Les pasteurs demeurent dans les montagnes, n'ayant point d'autres habitations que les cavernes. On va de là, en trois journées, à la province de Balascia (Badakchan). Il n'y a point d'habitations sur cette route.


XXXIV
De la province de Balascia.
Balascia (Badakchan) est une grande province qui a sa langue particulière, et dont le culte est mahométan. Ses rois se disent descendants d'Alexandre le Grand. Cette province produit des pierres de grand prix, qui tiennent leur nom de la province même 6. Il est défendu, sous peine de la vie, de fouir la terre pour chercher de ces pierres, et les transporter dans d'autres pays, sans la permission du roi. Car toutes ces pierres lui appartiennent; il en envoie à qui il veut, soit en présent, soit en paiement de tribut; et quelquefois il en troque contre de l’or et de l'argent. Ce terrain produit une si grande quantité de ces pierres, que le revenu du roi n'en serait pas si considérable s'il était permis à un chacun de les chercher; et par là aussi, en devenant trop commune, elle perdrait beaucoup de son prix. Il y a une autre province qui produit la pierre appelée «lazulum 7», de laquelle se fait le meilleur azur qui se trouve dans le monde; elle se tire des mines à peu près comme le fer; il y a aussi des mines d'argent. C'est un pays très froid. Il y a beaucoup de beaux et de bons chevaux, qui sont grands et rapides à la course; ils ont la corne du pied si dure qu'ils n'ont pas besoin d'être ferrés, quoiqu'ils courent par les cailloux et les rochers. Ce pays abonde encore en venaison et en gibier; il y a aussi des hérodiens et de très bons faucons. Ses campagnes produisent d'excellents blés, froment et millet; il y a des olives en quantité, mais ils font l'huile de sésame et de noix. Les habitants ne craignent point les invasions de leurs voisins, parce que les entrées de la province sont fort étroites et de difficile accès. Leurs villes et leurs forts sont fortifiés par art et par nature. Ils ont parmi eux de bons tireurs d'arc et d'excellents chasseurs. Ils sont vêtus la plupart de crin, parce que les étoffes de lin et de laine y sont fort chères; les dames de qualité portent cependant du linge et des robes de soie.


XXXV
De la province de Bascia.
La province de Bascia est éloignée de Balascia de dix journées. C'est un pays fort chaud, ce qui fait que les hommes y sont noirs, mais rusés et malins; ils portent des pendants d'oreilles d'or et d'argent, et aussi de perles; ils vivent de riz et de viande, ils sont idolâtres, s'étudiant aux enchantements et invoquant les démons.


XXXVI
De la province de Chesimur.
La province de Chesimur (Cachemir) est éloignée de Bascia de sept journées. Les habitants ont une langue particulière et sont idolâtres, s'adressant aux idoles et recevant les oracles des démons. Ils font, par leurs sortilèges et leurs invocations, condenser l'air et former des tempêtes. Ils sont basanés, car le climat est tempéré. Ils vivent de riz et de chair, et cependant ils sont très maigres. Il y a beaucoup de villes et de villages; leur roi ne paye tribut à personne, parce que son pays est entouré de déserts de tout côté, ce qui fait qu'il n'appréhende rien 8. Il y a dans cette province de certains ermites qui servent les idoles dans des monastères et des cellules. Ils adorent leurs dieux par de grandes abstinences, ce qui fait qu'on les honore beaucoup et qu'on a grande peur de les offenser en transgressant leurs cruels commandements; d'où vient que ces ermites sont en grand honneur parmi le vulgaire.


XXXVII
De la province de Vocam et de ses hautes montagnes.
Nous nous trouverions encore ici près des Indes, si je suivais ma première route; mais parce que j'en dois faire la description dans le troisième livre, j'ai résolu de prendre un autre chemin et de revenir à Balascia, prenant ma route entre le septentrion et le midi. On vient donc en deux jours à un certain fleuve (l'Oxus), le long duquel on rencontre beaucoup de châteaux et de maisons de campagne. Les habitants de ces cantons sont de bonnes gens, bons guerriers, mais mahométans. A deux journées de chemin de cet endroit, on entre dans la province de Vocam (Wakkan), qui est sujette du roi de Balascia, ayant trois journées de chemin de long et de large. Les habitants ont une langue particulière et font profession de la loi de Mahomet. Ils sont vaillants guerriers et bons chasseurs, car ce pays-là est rempli de bêtes sauvages. Si de là vous allez du côté de l'orient, il vous faudra monter pendant trois jours jusqu'à ce que vous soyez parvenu sur une montagne, la plus haute qui soit dans le monde 9. On trouve là aussi une agréable plaine entre deux montagnes, où il y a une grande rivière, le long de laquelle il y a de gras pâturages où les chevaux et les bœufs, pour maigres qu'ils soient, s'engraissent en dix jours; il y a aussi grande quantité de bêtes sauvages; surtout on y trouve des béliers sauvages d'une grandeur extraordinaire, ayant de longues cornes dont on fait diverses sortes de vases 10. Cette plaine contient douze journées de chemin: elle s'appelle Pamer; mais si vous avancez plus avant, vous trouvez un désert inhabité; c'est pourquoi les voyageurs sont obligés de porter des provisions. On ne voit point d'oiseau en ce désert, à cause de la rigueur du froid, et que le terrain est trop élevé, et qu'il ne peut donner aucune pâture aux animaux. Si on allume du feu dans ce désert, il n'est ni si vif ni si efficace 11 que dans les lieux plus bas, à cause de l'extrême froidure de l'air. De là le chemin conduit entre l'orient et le septentrion, par des montagnes, des collines et des vallées, dans lesquelles on trouve plusieurs rivières, mais point d'habitation ni de verdure. Ce pays s'appelle Belor, où il règne en tout temps un hiver continuel; et cela dure pendant quarante journées, ce qui fait qu'on est obligé de se fournir de provisions pour tout ce temps-là. On voit cependant sur ces hautes montagnes, par-ci par-là, quelques habitations; mais les hommes en sont très cruels et très méchants, adonnés à l'idolâtrie, et ils vivent de chasse et se vêtissent de peaux.


XXXVIII
De la province de Cassar.
En sortant de là on vient à la province de Cassar (Kachghar), laquelle est tributaire du Grand Khan. Il y a dans cette province des vignes, des vergers, des arbres fruitiers, de la soie et toutes sortes de légumes. Les habitants ont leur langue particulière, sont bons négociants et bons artisans, et ils vont de provinces en provinces pour s'enrichir, étant si fort avides de biens et si avares qu'ils n'oseraient toucher à ce qu'ils ont une fois amassé. Ils sont aussi mahométans, quoiqu'il y ait entre eux quelques chrétiens nestoriens, qui ont leurs églises particulières. Le pays peut avoir cinq journées de long.


XXXIX
De la ville de Samarcham.
Samarcham est une grande ville et considérable dans le pays; elle est tributaire du neveu du Grand Khan. Les habitants sont partie chrétiens et partie saracéniens, savoir mahométans. Il arriva en ce temps-là un miracle par la puissance divine en cette ville: le frère du Grand Khan, nommé Cigatai, qui commandait dans le pays, se fit baptiser, à la persuasion des chrétiens; ceux-ci, ravis de joie et honorés de sa protection, firent bâtir dans cette ville une grande église qu'ils dédièrent à Dieu sous le titre de Saint-Jean-Baptiste; or les architectes qui bâtirent cette église le firent avec tant d'adresse, que tout le bâtiment reposait sur une colonne de marbre qui était au milieu de l'église; or les mahométans avaient une pierre qui convenait tout à fait à servir de base à cette colonne; les chrétiens la prirent et la firent servir à leur dessein; de quoi les mahométans furent fâchés, n'osant néanmoins se plaindre, parce que le prince y avait donné les mains. Or il arriva que le prince, quelque temps après, vint à mourir, et comme son fils lui succéda bien au royaume, mais non pas dans la foi, les mahométans, prenant l'occasion aux cheveux, obtinrent de lui que les chrétiens seraient obligés de leur rendre la pierre fondamentale de ladite colonne. Les chrétiens leur offrirent une somme raisonnable pour le prix de leur pierre, mais ils ne consentirent point, voulant absolument leur pierre. Ce qu'ils faisaient par malice et parce qu'ils s'attendaient qu'en l'ôtant de sa place, l'église serait entièrement renversée. Les chrétiens, voyant bien qu'il n'y avait pas à regimber contre l'éperon et qu'ils n'étaient pas les plus forts, eurent recours au Dieu tout-puissant et à son saint Jean-Baptiste, les priant avec larmes de les secourir dans un si grand embarras. Le jour étant venu qu'on devait tirer la pierre de dessous la colonne, le bon Dieu permit qu'il en arrivât tout autrement que ce à quoi les mahométans s'attendaient; car la colonne se trouvant suspendue de sa base de la hauteur de trois paumes, ne laissa pas de rester en état par la vertu toute-puissante de Dieu; lequel miracle continue encore à présent.


XL
De la province de Yarchan
Étant partis de cette ville, nous entrâmes dans la province de Yarchan (Yarckand), faisant environ cinq jours de chemin. Cette province est abondante en tout ce qui est nécessaire à la vie; elle est sujette du neveu du Grand Khan. Les habitants révèrent Mahomet; il y a cependant parmi eux quelques chrétiens nestoriens.


XLI
De la province de Cotam.
La province de Cotam suit la province de Yarchan; elle est située entre l'orient et le septentrion; elle obéit au neveu du Grand Khan; elle a plusieurs villes et villages, dont la capitale est appelée Cotam. Cette province peut avoir huit journées de long, il n'y manque rien de ce qui est nécessaire a la vie; elle a beaucoup de soie et de très bonnes vignes en quantité. Les hommes n'y sont pas aguerris, mais fort adonnés au trafic et aux arts; ils sont -mahométans.


XLII
De la province de Peim.
En allant par la même plage, on trouve la province de Peim (Paï ou Baï), qui a environ cinq journées d'étendue. Elle est sujette du Grand Khan et renferme plusieurs villes et villages. La capitale s'appelle Peim, qui est arrosée par urne rivière, où l'on trouve des pierres précieuses, à savoir du jaspe et des calcédoines. Les habitants de ce pays-là révèrent Mahomet, et sont fort adonnés aux arts et au trafic; ils ont de la soie en abondance, de même que toutes les choses nécessaires à la vie. C'est une coutume dans cette province que quand un homme marié est obligé pour quelque affaire d'aller en voyage et qu'il demeure vingt jours dehors, il est permis à la femme de prendre un autre mari, et le mari peut à son retour épouser une autre femme, sans que cela fasse aucune difficulté.


XLIII
De la province de Ciartiam.
Après cela on vient à la province de Ciartiam (Kharachar), qui est sujette du Grand Khan, et qui renferme beaucoup de villes et de châteaux; la ville capitale est appelée du nom de la province. On y trouve dans plusieurs rivières beaucoup de pierres précieuses, surtout des jaspes et des calcédoines, que les marchands portent à la province de Cathay (Chine orientale). La province de Ciartiam est fort sablonneuse, ayant plusieurs eaux amères, ce qui rend la terre stérile. Quand quelque armée étrangère passe par ce pays-là, tous les habitants s'enfuient dans le pays voisin avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bêtes et leurs meubles, où ils trouvent de bonne eau et des pâturages, et ils y demeurent jusqu'à ce que l'armée soit passée; quand ils s'enfuient ainsi, le vent efface tellement leurs vestiges sur le sable, que les ennemis ne peuvent y rien connaître; mais si c'est l'armée des Tartares, auxquels ils sont sujets, ils ne s’enfuient pas: ils transportent seulement leur bétail dans un autre lieu, de peur que les Tartares ne s'en saisissent. En sortant de cette province il faut passer pendant cinq jours au travers des sables, où l'on ne trouve presque point d'eau, si ce n'est amère, jusqu'à ce que l'on arrive à une ville nommée Lop, et remarquez que toutes les provinces dont nous avons parlé jusqu'ici, à savoir Cassar, Yarcham, Cotam, Peim et Ciartiam, jusqu'à ladite ville de Lop, sont mises entre les limites de la Turchie 12.


XLIV
De la ville de Lop et d'un fort grand désert.
Lop est une grande ville à l'entrée d'un grand désert 13, située entre l'orient et le septentrion; les habitants sont mahométans; les marchands qui veulent traverser le grand désert doivent s'y pourvoir de vivres. Ils s'y reposent pour cet effet pendant quelque temps pour acheter des mulets ou de forts ânes, pour porter leurs provisions, et à mesure que les provisions diminuent, ils tuent les ânes ou les laissent en chemin, faute de pouvoir les nourrir dans ce désert; ils conservent plus aisément les chameaux, parce que, outre qu’ils mangent fort peu, ils portent de grosses charges. Les voyageurs rencontrent quelquefois dans ce désert des eaux amères, mais plus souvent de douces, en sorte qu'ils en ont tous les jours de nouvelles pendant les trente jours qu'il faut au moins employer pour le passer; mais c'est quelquefois en si petite quantité qu'à peine y en a-t-il suffisamment pour une bande raisonnable de voyageurs. Ce désert est fort montagneux, et dans la plaine il est fort sablonneux; il est en général stérile et sauvage, ce qui fait qu'on n'y voit aucune habitation. On y entend quelquefois, et même assez souvent pendant la nuit, diverses voix étranges. Les voyageurs alors doivent bien se donner de garde de se séparer les uns des autres ou de rester derrière; autrement ils pourraient aisément s'égarer et perdre les autres de vue, à cause des montagnes et des collines, car on entend là des voix de démons qui appellent dans ces solitudes les personnes par leurs propres noms, contrefaisant la voix de ceux qu'ils savent être de la troupe, pour détourner du droit chemin et conduire les gens dans le précipice. On entend aussi quelquefois en l'air des concerts d'instruments de musique, mais plus ordinairement le son des tambourins. Le passage de ce désert est fort dangereux 14.


XLV
De la ville de Sachion et de la coutume qu'on observe de brûler les corps morts.
Après avoir traversé le désert on vient à la ville de Sachion 15 qui est à l'entrée de la grande province de Tanguin, dont les habitants sont idolâtres, quoiqu'il s'y trouve quelques chrétiens nestoriens; ils ont un langage particulier. Les habitants de cette ville ne s'adonnent point au négoce, mais vivent des fruits que la terre produit. Il y a plusieurs temples consacrés aux idoles, où l'on offre des sacrifices aux démons, qui sont fort honorés par le commun peuple. Quand il naît un fils à quelqu'un, aussitôt il le voue à quelque idole et nourrit pendant cette année-là un bélier dans sa maison, lequel il présente avec son fils au bout de l'an à cette Idole, ce qui se pratique avec beaucoup de cérémonies et de révérence. Après cela on fait cuire-le mouton et on le présente encore à l'idole, et il demeure sur l'autel jusqu’à ce qu'ils aient achevé leurs infâmes prières suivant la coutume; surtout le père de l'enfant prie l'idole avec beaucoup d'instance de conserver son fils, qu'il lui a dédié. Au reste, voici comme ils en usent à l'égard des morts: les plus proches du mort ont soin de faire brûler les corps, ce qui se fait en cette manière: premièrement ils consultent les astrologues pour savoir quand il faut jeter les corps au feu; alors ces fourbes s'informent du mois, du jour et de l'heure que le mort est venu au monde, et, ayant regardé sous quelle constellation, ils désignent le jour qu'on doit brûler le corps. Il y en a d'autres qui gardent le mort pendant quelques jours, quelquefois jusqu'à sept jours, et même jusqu'à un mois; quelques-uns tans le gardent pendant six mois, lui faisant une demeure dans leur maison, dont ils bouchent toutes les ouvertures si adroitement qu'on ne sent aucune puanteur. Ils embaument le corps avec des parfums et couvrent la niche, qu'ils ont auparavant peinte et enjolivée de quelque étoffe précieuse. Pendant que le cadavre est à la maison, tous les jours à l'heure du dîner on met la table près de la niche, qui est servie de viandes et de vin; laquelle reste ainsi dressée pendant une heure, parce qu'ils croient que l'âme du mort mange de ce qui a été ainsi servi. Et quand on doit transférer le corps, les astrologues sont de nouveau consultés pour savoir par quelle porte on doit le faire sortir: car si quelque porte du logis se trouvait avoir été bâtie sous quelque influence maligne, ils disent qu'on ne doit pas s'en servir pour faire passer le corps, et ils en indiquent une autre, ou ils en font faire une autre. Or pendant qu'on fait le convoi par la ville, on dresse dans le chemin des échafauds, qui sont couverts d'étoffes d'or et de soie; et quand le cadavre passe, ils répandent par terre d'excellent vin et des viandes exquises, s'imaginant que le mort s'en réjouit dans l'autre monde. Des concerts de musique et d'instruments précèdent le convoi; et lorsqu'on est arrivé au lieu où le corps doit être brûlé, ils désignent et peignent sur des feuilles de papier diverses figures d'hommes et de femmes, et même de plusieurs pièces de monnaie; toutes lesquelles choses sont brûlées avec le corps. Ils prétendent en cela que le mort aura en l'autre monde en réalité tout ce qui était peint sur ces papiers, et -qu'il vivra avec cela heureux et honoré éternellement. La plupart des païens observent cette superstition en Orient, lorsqu'ils brûlent les corps de leurs morts.


XLVI
De la province de Camul.
Camul (Khamil) est une province renfermée dans la grande province de Tanguth.; elle est sujette du Grand Khan, comprenant plusieurs villes et villages. Camul est voisine de deux déserts, à savoir le grand, dont nous avons parlé ci-dessus, et un autre plus petit. Cette province abonde en tout ce que l'homme peut souhaiter pour la vie. Les habitants ont une langue particulière et semblent n’être nés que pour se donner du bon temps. Ils sont idolâtres et adorent les démons, qui les portent à cela. Quand quelque voyageur s'arrête pour loger dans quelque endroit, le maître de la maison le reçoit avec joie et ordonne à sa femme et toute sa famille d'en avoir bien soin, de lui obéir en tout et de le point mettre dehors tant qu'il voudra rester dans sa maison; pour lui, il va loger ailleurs et ne retourne point chez lui que son hôte ne soit parti. Pendant ce temps la femme obéit à l'hôte comme à son propre époux.


XLVII
De la province Chinchinthalas.
Après la province de Camul on trouve celle de Chinchinthalas 16, qui est bornée au septentrion par un désert, et peut avoir en longueur environ seize journées de chemin; elle est sujette du Grand Khan; elle comprend plusieurs villes et beaucoup de châteaux. Le peuple est divisé en trois sectes: il y a peu de chrétiens, qui sont nestoriens; les autres sont mahométans ou idolâtres. Il y a dans cette province une montagne où l'on trouve des mines d'acier et d'audanic, de même des salamandres 17, dont on fait des étoffes lesquelles étant jetées dans le feu ne sauraient être brûlées. Cette étoffe se fait de terre, de la manière que je vais dire, et que j’ai apprise d'un de mes compagnons, nommé Curficar, de la province de Turchie, homme de beaucoup d'esprit et qui a eu le commandement des mines d'où on les tire en cette province-là. On trouve sur cette montagne certaine mine de terre, qui produit des filets ayant aspect de laine, lesquels étant desséchés au soleil sont pilés dans un mortier de cuivre; ensuite on les lave, ce qui emporte toute la terre; enfin ces filets ainsi lavés et purifiés sont filés comme de la laine, et ensuite on en fait des étoffes. Et quand ils veulent blanchir ces étoffes, ils les mettent dans le feu pendant une heure; après cela elles en sortent blanches comme neige et sans être aucunement endommagées. C'est de cette manière aussi qu'ils ôtent les taches sur ces étoffes, car elles sortent du feu sans aucune souillure. A l'égard du serpent (ou lézard) nommé salamandre, que l'on dit qu'il vit dans le feu, je n'ai pu rien apprendre dans les pays orientaux. On dit qu'il y a à Rome une nappe d'étoffe de salamandre, où le suaire de Notre Seigneur est enveloppé, de laquelle certain roi des 'Tartares a fait présent au souverain pontife.


XLVIII
De la province de Suchur.
Ayant laissé derrière soi la province de Chinchinthalas, on prend un chemin qui mène à l'orient environ de dix journées de suite, où l'on ne trouve aucune habitation, si ce n'est en peu d'endroits, après quoi l'on entre dans la province de Suchur (Sou-Tchéou), où l'on trouve beaucoup d'habitations et de villages. La capitale s'appelle aussi Suchur. Dans cette province la plus grande partie des habitants est idolâtre, et il y a quelques chrétiens; ils sont tous sujets du Grand Khan. Ils ne trafiquent point et se contentent de vivre des fruits que la terre produit. On trouve dans les montagnes de cette province de la rhubarbe 18, que l'on transporte par toute la terre.


XLIX
De la ville de Campition.
Campition (Kan-Tchéou) est une ville grande et célèbre; elle commande au pays de Tanguth. Ses habitants sont partie chrétiens, partie mahométans, et partie idolâtres. Ces derniers ont plusieurs monastères où ils adorent leurs idoles, qui sont faites de terre, de bois ou de boue, dorées par-dessus; il y en a de si grandes qu'elles ont dix pas de long, auprès desquelles il y en a de plus petites, qui sont, dans une posture respectueuse. Ces idoles ont leurs sacrificateurs et leurs religieux, qui, en apparence, vivent plus régulièrement que les autres, car plusieurs gardent le célibat et s'attachent à l'observation de la loi de leurs dieux. Ils comptent leur année par lunes, aussi bien que leurs mois et leurs semaines. Dans ces lunes ils s'abstiennent, pendant cinq jours, de tuer ni bête ni oiseau, et de manger aucune viande. Ils vivent aussi pendant ces jours-là plus exactement. Les idolâtres ont en cette ville une coutume, que chacun peut avoir autant de femmes qu'il en peut nourrir; la première est seulement la plus estimée et passe pour la plus légitime. Le mari ne reçoit point de dot de sa femme; mais il lui en assigne une en bestiaux, en argent, en serviteurs, suivant ses moyens. Si un homme se dégoûte de sa femme, il lui est permis de la répudier. Enfin cette nation regarde comme permises bien des choses que nous regardons comme de grands péchés. Ils vivent en beaucoup de choses comme les bêtes; car j'ai eu le temps de connaître leurs mœurs, ayant demeuré dans cette ville avec mon père et mon oncle pendant un an, pour quelques affaires.


L.
De la ville d'Ézina et d'un autre grand désert.
De la ville de Campition jusqu'à Ézina 19 il y a douze journées. Cette dernière est bornée au septentrion par un désert sablonneux; il y a beaucoup de chameaux et plusieurs autres animaux et des oiseaux de divers genres. Les habitants sont idolâtres, négligeant le négoce et vivant des fruits que la terre produit. Les voyageurs se pourvoient en cette ville de provisions; quand ils veulent traverser ce grand désert dont nous avons parlé; lequel ne peut se passer en moins de quarante jours. On ne trouve en ce désert aucune sorte d'herbe ni aucune habitation, si ce n'est quelques cabanes dans certaines montagnes et vallées, où quelques hommes se retirent pendant l’été. On trouve aussi en quelques endroits des bêtes sauvages, surtout des ânes, qui y sont en grand nombre. Au reste toutes les susdites provinces dépendent de la grande province de Tanguth.


LI
De la ville de Caracorum et de l'origine de la puissance des Tartares.
Après avoir passé le grand désert ci-dessus, on vient à la ville de Caracorum 20 du côté du septentrion, d'où les Tartares ont pris leur origine. Car ils ont premièrement habité dans les campagnes de ce pays-là, n'ayant encore ni villes ni villages, et campant seulement où ils trouvaient des pâturages et de l'eau pour nourrir leur bétail. Ils n'avaient point non plus de prince de leur nation; mais ils étaient tributaires d'un certain grand roi nommé Uncham, que l'on appelle communément aujourd'hui le grand Prêtre-Jean 21; mais s'accroissant de jour en jour et devenant plus forts, le roi Uncham commença à appréhender qu'ils ne se révoltassent contre lui. Pour empêcher leur trop grande puissance, il résolut de les séparer et de leur assigner différents pays pour se retirer. Mais les Tartares, ne voulant point se séparer, se retirèrent tous dans un désert du côté du septentrion, occupant un grand pays, dans lequel ils crurent qu'ils seraient en sûreté et ne craindraient plus leur roi, auquel ils refusèrent dès lors de payer tribut.


LII
Les Tartares élisent un roi d'entre eux, lequel fait la guerre au roi Uncham.
Quelques années après, les Tartares élurent un roi d'un consentement unanime: c'était un homme sage et prudent nommé Chinchis 22, et lui mirent la couronne sur la tête, l'an de Notre-Seigneur 1187. Alors tous ceux de la nation accoururent de toute part, et promirent volontairement de lui rendre obéissance et soumission. Ce roi, qui, comme j'ai dit, était prudent, gouvernait sagement ses sujets, et en peu de temps soumit à son empire huit provinces. Et quand il prenait quelque ville ou quelque château, il défendait de tuer personne, ni de lui ôter son bien, lorsqu'on se soumettait de bon gré à sa domination; ensuite il s'en servait pour soumettre d'autres villes. Cette humanité le fit aimer extrêmement de tout le monde, de sorte que, voyant sa gloire suffisamment bien établie, il envoya des députés au roi Uncham, auquel il payait autrefois tribut, pour le prier de lui donner sa fille en mariage. Mais Uncham, fort indigné du message, lui fit réponse avec beaucoup d'aigreur qu'il aimerait mieux faire brûler sa fille que de la donner en mariage à un de ses esclaves; et ayant chassé les députés il leur dit: «Allez, dites à votre maître, puisqu'il est assez insolent pour demander la fille de son maître en mariage, qu’il n'espère pas cela, car je la ferais plutôt mourir que de la lui donner.»


LIII
Le roi Uncham est vaincu par les Tartares.
Le roi Chinchis, avant entendu cette réponse, assembla une grande armée et se disposa à la guerre contre le roi Uncham, dans le dessein de tirer raison de cet affront, et alla se camper dans une plaine nommée Tanduc, et lui envoya déclarer qu'il eût à se défendre. Lequel vint aussitôt à la tête d'une très grande armée, et s'alla camper tout près des Tartares. Alors Chinchis, roi des Tartares, ordonna aux enchanteurs et aux astrologues de lui dire quel événement le combat devait avoir; alors les astrologues rompant un roseau en deux morceaux les posèrent à terre, donnant le nom d'Uncham à l'un de ces morceaux et à l'autre celui de Chinchis, et puis ils dirent au roi: «Sire, pendant que nous ferons les invocations des dieux, il arrivera par leur puissance que ces deux morceaux de roseaux se choqueront l'un l'autre, et celui qui montera sur l'autre marquera quel roi sera victorieux dans ce combat.» Une grande multitude de monde étant accourue à ce spectacle, les astrologues commencèrent leurs prières et leurs enchantements, et aussitôt les morceaux du roseau commencèrent aussi à se mouvoir et à se combattre l'un contre l'autre, jusqu'à ce que celui qui avait le nom de Chinchis prit le dessus sur celui qui avait été nommé Uncham: ce que les Tartares ayant vu, ils furent par là comme assurés de la victoire. Le combat se donna donc le troisième jour, et après un grand carnage de part et d'autre la victoire demeura à la fin au roi Chinchis, d'où il arriva que les Tartares subjuguèrent le royaume d'Uncham. Chinchis régna encore six ans après la mort d'Uncham, pendant lesquelles il conquit plusieurs provinces; mais à la fin, en assiégeant un certain château et s'étant approché de trop près, il fut atteint d'une flèche au genou, dont il mourut. Il fut enterré sur une montagne nommée Altaï 23, où tous ceux de sa race et tous ses successeurs ont depuis choisi leur sépulture, et on y transporte leurs corps, quand ils seraient à cent journées de là.


LIV
Suite des rois tartares et de leur sépulture sur la montagne d'Altaï.
Le premier roi des Tartares fut appelé Chinchis, le second Gui, le troisième Barchim, le quatrième Allau, le cinquième Mangu 24, le sixième Koubilaï, qui règne présentement, et dont la puissance est plus grande que celle de tous ses prédécesseurs. Car si tous les royaumes des chrétiens et des Turcs étaient joints ensemble, à peine égaleraient-ils l'empire des Tartares, ce que l'on verra plus clairement en son lieu, lorsque je ferai la description de sa puissance et de son domaine. Or quand on transporte le corps du Grand Khan pour l'enterrer sur la montagne d'Altaï, ceux qui accompagnent le convoi tuent tous ceux qu'ils rencontrent sur le chemin, leur disant: «Allez servir notre seigneur et maître en l'autre monde.» Car ils sont tellement possédés du démon qu'ils croient que ces gens ainsi tués vont servir le roi défunt en l'autre vie; mais leur rage ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les chevaux, qu'ils égorgent quand ils se trouvent sur leur passage, croyant qu'ils doivent aussi servir au roi mort. Quand le corps du grand khan Mangu, prédécesseur de celui-ci, fut mené sur la montagne d'Altaï pour y être inhumé, les soldats qui le conduisaient ont rapporté avoir tué de cette manière environ vingt mille hommes.


LV
Des mœurs et coutumes les plus générales des Tartares.
C'est une chose permise et honnête parmi eux d'avoir autant de femmes qu'on en peut nourrir et de prendre pour femmes leurs plus proches parentes, excepté les sœurs, jusqu'à la belle-mère, si le père est mort. La première des femmes est la plus honorée. Il est permis d'épouser la veuve de son frère. Les hommes ne reçoivent point de dot de leurs femmes, mais en donnent aux femmes et à leurs mères. Les Tartares ont beaucoup d’enfants à cause de cette pluralité de femmes, et le grand nombre de ces femmes n'est pas à charge au pays, parce qu'elles sont fort laborieuses. Elles sont premièrement fort soigneuses du ménage et de préparer le boire et le manger. Les hommes vont à la chasse et ne s'attachent qu'au dehors et à l'exercice des armes. Les Tartares nourrissent de grands troupeaux de bœufs, de moutons et d'autres bestiaux, et les conduisent dans les lieux où il y a des pâturages; en été ils vont sur les montagnes, pour y chercher la fraîcheur des bois et des pâturages, et en hiver ils se retirent dans les vallées, où ils trouvent de la nourriture pour leurs bêtes. Ils ont des cabanes faites comme des tentes et couvertes de feutre 25, qu'ils portent partout avec eux, car ils peuvent les plier, les tendre, les dresser et les détendre à leur fantaisie; ils les dressent de manière que la porte regarde toujours le midi. Ils ont aussi des espèces de chariots couverts de feutre, dans lesquels ils mettent leurs femmes, leurs enfants et tous leurs ustensiles, où ils sont à couvert de la pluie, et qui sont traînés par des chameaux.


LVI
Des armes et des vêtements des Tartares.
Les armes dont les Tartares se servent au combat ne sont point de fer, mais faites de cuir fort et dur, tel que le cuir des buffles et des autres animaux qui ont le dos le plus dur. Ils sont fort adroits à tirer de l'arc, y étant exercés dès leur jeunesse. Ils se servent aussi de clous et d'épées, mais cela est rare. Ceux qui sont riches sont habillés de vêtements de soie et d'or, qui ont des doublures de fines peaux de renards ou d'armelines, ou d'autres animaux appelés vulgairement zibelines, qui sont les plus précieuses de toutes.


LVII
Du manger des Tartares.
Les Tartares se nourrissent de viandes fort grossières; leurs mets plus ordinaires sont la viande, le lait et le fromage. Ils aiment fort la venaison des animaux purs ou immondes, car ils mangent la chair des chevaux et de certains reptiles qui sont chez eux en abondance. Ils boivent le lait des cavales, qu'ils préparent de telle manière qu'on le prendrait pour du vin blanc, et qui n'est pas une boisson trop mauvaise; ils l'appellent chuinis 26.


LVIII
De l'idolâtrie et des erreurs des Tartares.
Les Tartares adorent pour Dieu une certaine divinité qu'ils se sont forgée eux-mêmes, qu'ils appellent Natagai. Ils croient qu'il est le Dieu de la terre et qu'il prend soin d'eux, de leurs enfants, de leurs troupeaux et des fruits de la terre. Ils ont ce Dieu en grande vénération, et il n'y en a point qui n'ait dans sa maison son image. Et parce qu'ils croient que Natagai a une femme et des enfants, ils mettent auprès de son image de petites représentations de femmes et d'enfants, à savoir l'image d'une femme à sa gauche, et des images d'enfants devant la face de l'idole. Ils portent beaucoup de respect à ces idoles, surtout avant le dîner et avant le souper, car alors avant de manger ils oignent la bouche de leurs images de la graisse des viandes qui sont sur la table et en mettent une partie en dehors de la maison à leur honneur, croyant que leurs dieux vont manger leur offrande. Après quoi ils mangent le surplus. Si un Tartare perd un fils qui n'ait jamais été marié et qu'il meure en même temps une fille à un autre, les parents de l'un et de l'autre s'assemblent et font le mariage des deux morts; après avoir dressé le contrat, ils peignent le garçon et la fille sur un papier, et, après avoir réuni quelque argent et quelques ustensiles et meubles, ils font brûler le tout, croyant fermement que les morts sont mariés ensemble en l’autre monde. Ils font aussi en cette occasion de grands festins, dont ils répandent une partie du manger par terre çà et là, croyant que les mariés y participent et mangent ce qui a été répandu. C'est pourquoi les parents sont aussi persuadés de la réalité de ce mariage que s'il avait été fait pendant la vie de l'un et de l'autre.


LIX
De la valeur et de l'industrie des Tartares.
Les Tartares sont belliqueux et courageux dans les armes et infatigables dans le travail. Ils ne sont ni mous ni efféminés, n'étant point accoutumés aux délices; mais ils sont endurcis à la fatigue et supportent facilement la faim. Il arrive souvent qu'ils seront un mois sans manger autre chose que du lait des juments et la chair des bêtes qu'ils prennent à la chasse. Leurs chevaux mêmes, quand ils vont à la guerre, n'ont point d'autre nourriture que l'herbe des champs, en sorte que cette nation est fort laborieuse et se contente de peu. Lorsqu'ils vont faire quelque expédition dans quelque pays éloigné, ils ne portent point d'autres équipages que leurs armes et de petites tentes pour se mettre à l'abri lorsqu'il pleut. Chacun porte aussi deux petits vases; dans l'un ils mettent leur lait, l'autre est pour cuire leurs viandes. Mais lorsqu'ils veulent faire une prompte marche, ils prennent leur lait, dont ils font une espèce de pâte, quand il est coagulé, et qui leur sert de boire et de manger 27.


LX
De la justice et des jugements des Tartares.
Voici comment ils punissent les criminels: si quelqu'un a volé une chose de peu de valeur et ne mérite pas la mort, il est fouetté de sept coups de verges; ou de dix-sept, de vingt-sept, et quelquefois de quarante-sept, proportionnant le nombre des coups à la grandeur du crime, ce qui va quelquefois jusqu'à cent, ajoutant toujours dix; en sorte que parfois la mort s'ensuit. Mais si quelqu'un a volé un cheval ou autre chose qui mérite la mort, on lui ouvre le ventre; si toutefois il a de quoi racheter sa vie, il doit réparer le vol en payant neuf fois la valeur. C'est pourquoi ceux qui ont des chevaux, des bœufs, des chameaux, se contentent de les marquer au poil avec un fer chaud, et les envoient sans aucune garde à la pâture; ils font seulement garder les petits animaux par des pasteurs. Ce furent là les premières coutumes des Tartares; mais comme ils ont été depuis mêlés à différentes nations, ils ont beaucoup dégénéré de leurs premières lois, et se sont assujettis à celles des peuples avec lesquels ils se sont trouvés.


LXI
Des campagnes de Bargu et des îles qui sont à l'extrémité du septentrion.
Nous nous sommes un peu arrêtés aux coutumes et mœurs des Tartares; maintenant nous continuerons à faire la description des autres provinces de l'Orient, en suivant le même ordre que nous avons tenu ci-devant. Ayant laissé la ville de Caracorum et la montagne d'Altaï du côté du septentrion, on vient aux campagnes de Bargu 28, qui ont quarante journées de long. Les habitants de ces cantons s'appellent Nerkistes, et obéissent au Grand Khan, observant les coutumes des Tartares. Ce sont des hommes sauvages et qui ne vivent que de leur chasse; ils prennent particulièrement des cerfs, qui sont en abondance et qu'ils savent si bien apprivoiser qu'ils s'en servent comme des chevaux et des ânes; ils n'ont ni blé ni vin. En été ils s'exercent beaucoup à la chasse des oiseaux et des animaux sauvages, dont ils mangent la chair pendant l'hiver, car pendant cette saison ils sortent du pays à cause de la rigueur du froid. Après avoir quitté ces campagnes et cheminé pendant quarante journées sur l'orient et un peu au septentrion, on trouve l'Océan, sur les montagnes duquel les faucons ont coutume de faire leurs nids quand ils doivent passer la mer. On prend là ces faucons et on les porte à la cour du Grand Khan. Il y a dans ces parties septentrionales quelques îles qui avancent si près du septentrion, que l'étoile de tramontane (la polaire) y demeure quelque peu visible à midi.


LXII
Du Pays d'Erigimul et de la ville de Singui.
Il nous faut retourner ici à la ville de Campition dont nous avons parlé un peu plus haut, afin de prendre de là notre route, pour parcourir les autres province qui nous restent à décrire. En partant donc de Campition et marchant du côté de l'orient par l'espace de cinq journées de chemin, on entend dans les lieux à moitié chemin des voix horribles de démons, pendant la nuit, jusqu'à ce qu’on ait atteint le royaume d'Erigimul, qui est un grand royaume sujet du Grand Khan. On trouve là des chrétiens nestoriens, des mahométans et des idolâtres. Il y a beaucoup de villes et de châteaux. De là, si l'on avance entre l'orient et le midi, on vient à la province de Cathay 29. Il y a cependant entre le royaume de Cathay et celui de Cerguth une ville nommée Singui (Si-ningfou), qui est tributaire du Grand Khan, dont les habitants professent aussi les trois susdites sectes. On trouve là des bœufs sauvages très beaux et grands comme des éléphants 30, ayant le poil noir et blanc de la longueur de trois paumes: Il y a de ces bœufs que l'on apprivoise et dont l'on se sert comme d'autres bêtes de charge; d'autres, étant mis à la charrue, font en peu de temps beaucoup de travail. On recueille en cette province le plus excellent musc qui soit en tout le monde, car il y a en ce pays-là un certain bel animal de la grandeur d'une gazelle, ayant le poil épais comme le cerf et les pieds de même; il n'a que quatre dents, deux en haut et deux en bas, qui sont longues de trois travers de doigt en dessous de ses lèvres 31. Or il a près du nombril, entre cuir et chair, une vessie pleine de sang, lequel sang est ce musc agréable et précieux. Les habitants sont idolâtres, adonnés à leurs sens, gras de corps et ayant un fort petit nez, et se laissant croire le poil sur les lèvres. Les femmes sont blanches et belles. Quand les hommes veulent se marier, ils cherchent plutôt la beauté que la noblesse ou la richesse; d'où il ' arrive souvent qu'un grand seigneur épousera une pauvre fille, mais qui sera belle, et assignera de quoi vivre à sa mère. On trouve là beaucoup de négociants et d'artisans. Cette province peut avoir vingt-cinq journées de long et est fort fertile; il y a une grande quantité de faisans, qui ont la queue de huit ou dix paumes de long. On y trouve aussi plusieurs autres sortes d'oiseaux d'un très beau plumage, mêlés de diverses belles couleurs.


LXIII
De la province d'Égrigaia.
En allant plus avant vers l'orient et après avoir fait sept journées, on rencontre la province d'Égrigaia (?) où il y a beaucoup de villes et de châteaux. Elle dépend de la grande province de Tanguth, dont la ville capitale s'appelle Calacia (?). Les habitants sont idolâtres, excepté quelques chrétiens nestoriens, qui y ont trois églises. Ils sont tous sujets du Grand Khan. On trouve dans la ville de Calacia des draps qu'on appelle camelots, qui sont faits de laine blanche et de poils de chameau 32 et qui sont aussi beaux qu'on en puisse trouver dans tout le monde. Ce qui fait que les négociants les transportent en divers pays.


LXIV
De la province de Teuduch, de Gog et Magog, et de la ville des Cianiganiens.
En sortant de la province d'Égrigaia et allant vers l'orient, le chemin conduit à la province de Teuduch 33, qui contient beaucoup de villes et de châteaux, et où ce grand roi, renommé par toute la terre sous le nom vulgaire de Prêtre-Jean, faisait autrefois sa résidence; mais à présent cette province paye tribut au Grand Khan; elle a un roi qui est de la race du grand Prêtre-Jean. Au reste, tous les Grands Khans, depuis la mort de celui qui fut tué dans le combat qu'il donna contre Cinchis, ont toujours donné leurs filles en mariage à ces rois-là. Et quoiqu'il y ait dans le pays quelques idolâtres et quelques mahométans, cependant la plus grande partie des habitants de la province sont chrétiens, et les chrétiens tiennent le premier rang dans la province, surtout parmi une certaine nation nommée Argon, qui surpasse les autres peuples en capacité et en excellence. Il y a aussi deux cantons nommés Gog et Magog. On trouve dans ces pays la pierre nommée lazuli, dont on fait d'excellent azur. On y fait aussi des étoffes de poil de chameau, qui sont très bonnes, de même que des étoffes de soie et d'or de plusieurs façons. Il y a là une ville nommée Sindacui, où l'on fait de très belles et bonnes armes de diverses sortes, pour l'usage des gens de guerre. Il y a dans les montagnes de cette province de grandes mines d'argent et grande quantité de bêtes sauvages pour la chasse; le pays de montagnes est appelé Ydisa. A. trois journées de la susdite ville on en trouve une autre, nommée Cianiganiorum, où il y a un magnifique palais appartenant au Grand Khan et où il fait sa demeure quand il vient dans la ville. Il y vient souvent, parce qu'il y a près de cette ville des marais où il y a de toutes sortes d'oiseaux, surtout des grues, des faisans, des perdrix et d'autres sortes. On prend ces oiseaux avec des griffalques (gerfauts) ou faucons; le roi y goûte un singulier plaisir. On y trouve de cinq sortes de grues: quelques-unes ont les ailes noires comme les corbeaux; d'autres sont blanches ayant les plumes semées d'yeux de couleur d'or, comme nos paons; on en voit aussi comme chez nous; il y en a d'autres plus petites, mais qui ont de longues plumes très belles de couleur mêlée de rouge et de noir; la cinquième espèce est de couleur grise, ayant les yeux rouges et noirs, et celles-là sont fort grandes. Il y a près de cette ville une vallée où se voient quantité de cabanes dans lesquelles on nourrit un grand nombre de perdrix, que l'on garde pour le roi lorsqu'il vient en cette ville.


LXV
De la ville de Ciandu et de son bois, et de quelques fêtes des Tartares.
Il y a trois journées en avançant vers le septentrion de la ville de Cianiganiorum jusqu'à celle de Ciandu, qui fut bâtie par le grand khan Koubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d'or 34. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l'on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu'il vient dans la ville. Car il y vient souvent pour prendre le divertissement de la chasse; il monte à cheval et mène avec lui un léopard apprivoisé, qu'il lance sur les daims, et qui, après avoir pris la bête, la porte aux gerfauts; à quoi le roi trouve un fort grand plaisir. Au milieu de ce parc il y a une maison bâtie avec des roseaux très magnifiques, étant dorée dehors et dedans et remplie de belles peintures; elle est bâtie avec tant d'industrie que la pluie n'y peut faire aucun dommage. Cette maison se peut porter partout comme une tente, car l'on soutient qu'elle est attachée avec deux cents cordes de soie; les roseaux dont elle est construite ont quinze pas de longueur et trois paumes d'épaisseur; tout en est fait: les colonnes, les tables, les assemblages et les couvertures. Ces roseaux sont rompus à l'endroit des nœuds, et chaque partie fendue donne comme deux petites gouttières, par lesquelles la pluie s'écoule, ne causant aucun dommage. Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l'année, à savoir juin, juillet et août; car cet endroit a un air fort sain, n'étant point exposé aux ardeurs du soleil. Pendant ces trois mois la maison demeure sur pied, et le reste du temps elle est pliée et serrée. Le roi part de la ville de Ciandu le 28 d'août, et va à un autre endroit pour faire un sacrifice solennel à ses dieux, et leur demander la continuation de la vie et de la santé, pour lui, pour ses femmes, ses enfants et ses bestiaux. Car il a une grande quantité de chevaux blancs et de cavales blanches. On en fait monter le nombre jusqu'à dix mille et plus. Or pendant cette fête on prépare du lait de cavale, dans de beaux vases; et le roi, de ses propres mains, le verse par terre çà et là, s'imaginant, instruit à cela par ses magiciens, que les dieux boivent ce lait répandu, et que cela les engage à prendre soin de tous ses biens. Après ce sacrifice le roi boit lui-même de ce lait de cavales blanches, et il n'est permis à personne d'en boire ce jour-là, à moins qu'il ne soit de la maison royale, excepté un certain peuple de ces cantons-là, nommé Horiach, qui a aussi ce privilège, à cause d'une grande victoire qu'il remporta pour le service du grand khan Chinchis. Cette coutume est observée des Tartares depuis un temps immémorial, le 28e jour d'août; et de là vient aussi que les chevaux blancs et les cavales blanches sont en grande vénération parmi le peuple. On mange aussi dans cette province de la chair humaine, prise sur ceux qui ont été exécutés à mort pour leurs crimes: car pour ceux qui meurent de maladie on ne les mange point. Le Grand Khan a des magiciens, qui, par leur art diabolique, obscurcissent l'air et y excitent des tempêtes, ne laissant la clarté de la lumière que sur le palais royal. Ces magiciens par le même art font, lorsque le roi est à table, que les vases d’or où il boit se transportent d'eux-mêmes sur la table où il est, d'une autre table qui est au milieu d'une cour et qui sert de buffet; et ils disent qu'ils font tout cela par une vertu secrète. Et cela peut être vu des milliers de personnes présentes. N'y a-t-il pas d'ailleurs en nos pays de savants nécromanciens qui vous diront que ces choses sont très faisables 35? Quand ils célèbrent les fêtes de leurs idoles, le roi leur donne des béliers, qu'ils offrent à leurs dieux, brûlant plusieurs bois d'aloès et d'encens en sacrifice de bonne odeur. Après quoi ils font cuire la chair du bélier, et la présentent à manger à leurs idoles avec des cris de réjouissance; et, en répandent le jus par terre devant eux, assurant que par là ils obtiennent de la clémence de leurs dieux la fertilité de la terre.


LXVI
De quelques moines idolâtres.
On trouve en ce pays-là plusieurs moines dévoués au service des idoles; ils ont un grand monastère de la grandeur à peu près d'un village, contenant environ deux mille moines, qui vivent au service des idoles, étant habillés et rasés d'une manière différente des autres. Car ils se rasent la tête et la barbe et portent un habit religieux; leur occupation est de chanter, ou plutôt de beugler, aux fêtes des idoles; ils allument plusieurs cierges dans le temple et font plusieurs autres cérémonies ridicules et extravagantes. Il y a en d'autres endroits d'autres moines idolâtres, dont quelques-uns ont plusieurs femmes; d'autres gardent le célibat à l'honneur de leurs dieux et mènent une vie austère, car ils ne mangent rien que du son bouilli dans l'eau. Ils sont aussi vêtus de bure de couleur obscure; ils couchent sur des planchers fort froids. Cependant les autres moines, qui mènent une vie plus relâchée, regardent comme hérétiques ceux qui mènent une vie si austère, disant qu'ils n'honorent point Dieu comme il faut 36.


Notes
1. Ou Alamont, dans la province actuelle de Ghilan, sur le versant méridional des montagnes qui bordent la mer Caspienne.
2. Ce breuvage enivrant n'était autre que le célèbre haschi ou hachisch, substance tirée des tiges du chanvre mis en fermentation: d'ou le nom de hachischin donné à ceux qui en faisaient usage, et dont nous avons formé notre mot assassin.
3. L'histoire du Vieux de la Montagne, que Marco Polo fit connaître un des premiers en Europe, est restée fameuse. Elle a donné lieu à un grand nombre de recherches et d'écrits historiques, ainsi qu'à beaucoup de compositions romanesques. En réalité, ce prince redoutable était le chef d"une secte dite des ismaéliens, qu'il avait fondée. «Il se faisait passer, dit M. Pauthier, pour avoir une puissance surnaturelle et être le vicaire de Dieu sur la terre.» Il mourut trente-quatre ans après son entrée dans le château fort d'Alamont, sans en être sorti une seule fois, passant sa vie à lire et à écrire sur les dogmes de sa secte et à gouverner l’État qu'il avait créé.
4. Allau ou Houlagou, frère utérin de Mangu-Khan, prédécesseur de Koubilaï. — Voy. Rubruquis, chap. XLIV.
5. On sait que Mahomet a interdit l’usage du vin à ses disciples.
6. Les pierres précieuses dites rubis balais.
7. Le lapis lazuli, ou pierre d'azur, qui pulvérisée donne le beau bleu dit d'outremer.
8. L'isolement naturel de ce pays très fertile, habité par un peuple très industrieux, le laissait encore pour ainsi dire inconnu de ses voisins au temps de Marco Polo. Il n'en sortait guère, comme on le voit ici, que des échos de légendes terribles. Ce n'est presque qu’au siècle dernier qu'on a eu les premières notions exactes sur cette intéressante région.
9. Le Bam-i-douniah (ou Cime du monde), dont certain sommet s’élève à 5,800 mètres au-dessus du niveau de la mer.
10. Les voyageurs modernes confirment ces assertions, qui paraissent extraordinaires. L'animal de qui proviennent ces cornes est appelé koutchar ou mouton sauvage. (P.) — Voy. Rubruquis, chap. VII.
11. Ces derniers mots témoignent que dès cette époque avait été faite une remarque dont la découverte de la pression atmosphérique devait, à plusieurs siècles de là, donner la théorie. On sait que sur les hautes montagnes, où la pression diminue, l'ébullition de l'eau ayant lieu à un degré de calorique bien inférieur, cette eau ne peut opérer la cuisson des légumes des œufs… Ainsi s’explique ici l’expression ni si efficace.
12. C'est-à-dire qu'au temps de Marco Polo la langue et les croyances des Turcs manifestaient leur influence jusque-là. (P.)
13. L'étendue immense qui sur nos cartes d’Asie porte le nom de grand désert de Gobi ou Cha-mo (sables mouvants).
14. «Les phénomènes extraordinaires que rapporte ici Marco Polo, remarque M. Pauthier, ne sont pas, quelque étranges qu'ils puissent paraître, aussi rares et absolument incroyables qu'on pourrait le croire. La part étant faite aux amplifications populaires, on peut admettre de certains effets de mirage ou d’écho qui ont frappé les voyageurs, disposés aux illusions par les fatigues endurées en traversant ce pays.» Le savant commentateur cite à l’appui de sa remarque plusieurs passages de récits contemporains ou des phénomènes tout naturels ont été observés que de certains esprits eussent assurément interprétés comme manifestations surnaturelles.
15. Cha-tchéou, dans la province de Tanghout, aujourd'hui Tangh-Chou.
16. Saï-gin-tala dans la province de Thian-chan-pé-lou. (P.)
17. Il s'agit ici de l’amiante ou asbeste, qui, chacun le sait, est une matière minérale filamenteuse, qui peut se filer et se tisser comme le chanvre, le coton ou la laine. L'amiante, qui résiste au feu, doit à cette particularité le nom que lui donne ici Marco Polo, par analogie avec l'animal légendaire qui, disait-on, vivait dans les flammes.
18. C'est à la Chine que nous devons cette plante, qui, ne jouant guère chez nous qu'un rôle officinal, est fort appréciée comme végétal alimentaire chez nos voisins d'outre-Manche.
19. I-tzï-naï, aujourd’hui détruite. {P.)
20. Caracôrum, ancienne capitale du premier empire mongol. Cette ville n'existant plus, et aucun voyageur européen n'en ayant recherché les ruines, nos géographes sont fort empêchés de déterminer le point juste qu’elle occupait en Tartarie. On croit seulement savoir qu'elle était bâtie au pied des derniers versants méridionaux des monts Altaï, qui séparent la Chine de la Sibérie, par 102° ou 103° de longitude et 46° ou 48° de latitude, ce qui la placerait à environ trois cent cinquante lieues plus à l’ouest et deux cents lieues plus au nord que Cambalu (Pékin), où Koubilaï-Khan tenait sa cour. C'est près de Caracorum que Mangu-Khan, prédécesseur de Koubilaï, reçut l'envoyé de saint Louis Rubruquis, qui a longuement décrit cette cité royale. — Voy. Rubruquis, chap. XXVIII et suivants.
21. Prêtre Jean, personnage sur le compte duquel au moyen âge furent débitées en Occident toutes sortes de fables, et qui fut en réalité un chef de la tribu des Kéraïtes, de race mongole. — Voy. le récit de Rubruquis, chap. XIX.
22. C'est le fameux conquérant Dchinghis-Khan (le Gengis-Khan de nos histoires), chef de la dynastie mongole qui régnait sur la Chine lors du voyage de Marco Polo. D'abord simple chef d'une bande de Mongols tributaire des Tartares, il se signala dès l'âge de quinze ans par un esprit aussi sagace qu'aventureux. Quand il mourut, en 1227, ses armés l'avaient rendu maître absolu de tout le territoire compris entre Pékin et la mer Caspienne.
23. L'Altaï ou monts d'Or, chaîne de montagnes bornant au nord l'ancienne Mongolie.
24. Mangou-Khan, petit-fils de Gengis-Khan, est le roi à la cour duquel alla Rubruquis. Il mourut en 1259.
25. Marco Polo confirme ici tout ce qu’a dit Rubruquis des mœurs pastorales des Tartares.
26. Le khoumis, dont l'usage est encore général parmi toutes les peuplades tartares. — Voy. Rubruquis, chap. VI.
27. Faut-il voir ici, comme le suppose le savant commentateur qui nous sert de guide habituel, un procédé de condensation du lait analogue à celui qui est en usage aujourd'hui et qu'on croirait, à tort par conséquent, d'invention nouvelle'? Ou bien s'agit-il tout bonnement du lait transformé en fromage? Nous ne trancherons pas la question.
28. Dans les environs du lac Baïkaï. ( P.)
29. La Chine proprement dite.
30. Le yack (Bos grunniens).
31. Le chevrotain à musc (Moschus moschïferus).
32. D'où le nom qu'on donne à ces tissus.
33. Les commentateurs s'accordent assez peu sur la situation réelle de ces dernières provinces et des villes dont il va être question.
34. Cette résidence d'été était située dans la Mongolie, au nord de la province de Pè-tchi-li et de la Grande Muraille. (P.)
35. M. Pauthier, s'appuyant sur cette dernière phrase, d'ailleurs caractéristique, se livre à de longues considérations sur les singulières assertions du voyageur. «Nous rions, dit-il, de ces peuples qui s'en laissent imposer par de prétendus magiciens, comme si chez nous, alors que nous nous croyons doués d’une grande sagesse philosophique, l'on ne croyait pas à l’action occulte des esprits frappeurs, aux tablés tournantes et autres effets merveilleux. Cela est soutenu dans des salons du grand monde, où l’on fait se produire toutes sortes de phénomènes surnaturels, par une vertu secrète aussi, du moins en apparence, et des milliers de personnes qui en ont été témoins attestent aussi des faits lesquels ne sont pas pour cela plus réels.»
36. Il s'agit ici des bonzeries de toute espèce qui pullulèrent toujours dans le vaste empire asiatique dont elles sont des plaies en quelque sorte normales: car l’innombrable population qu'elles contiennent non seulement est improductive, maïs vit des superstitions qu'elle entretient dans le peuple et attire à elle des richesses considérables. A plusieurs reprises les empereurs ont essayé de détruire les bonzeries, mais sans jamais y réussir.

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