Jean Trémolières ou la vie a envie de vivre
Le lecteur n'aura aucune peine à partager cette perception s'il s'attarde à parcourir et à savourer Partager le pain1 et Diététique et art de vivre2, deux récents succès de librairie où le docteur Trémolières livre en nourriture, assaisonnés d'humour et de poésie, l'essentiel de son savoir, le fruit de son expérience, le cheminement de sa réflexion, la perspective de salut qu'il voit s'ouvrir pour notre monde en crise; et où, ce faisant, il se livre lui-même.
Comment le petit Parisien de cinq ans qui demandait avec angoisse: «Dis, maman, si je fais très attention, est-ce que je pourrai ne pas mourir»? est-il devenu le héraut insistant d'une science-conscience proposant à l'homme, inquiet de son devenir dans le système qu'il a lui-même engendré, une voie «où la vie va première, et pas nos idées, nos désirs, nos schémas ou nos richesses, où la boussole, la tête chercheuse du vivant est orientée vers ce pôle où s'équilibrent les fonctions qui nous animent, le savoir qui nous rend capable d'agir, le coeur qui nous permet de juger ce qui est bon et beau, et l'esprit de discerner ce qui est vrai; une voie biologique ( ... ) qui garde confiance, espérance et amour de la vie telle qu'il a plu à l'Être de nous la donner au jour d'aujourd'hui, à nous hommes tels que nous sommes aujourd'hui.»
Voici sa propre réponse:
«Mon témoignage ne sort pas de mon esprit comme chez un philosophe ou de mes dons comme chez un poète, mais de mon métier ( ... ) Je suis biologiste - nutritionniste - médecin. Je m'occupe des sciences du manger, des maladies du savoir-manger ( ... ) Quand on a le privilège d'avoir à connaître ce que devient le "partager le pain et boire le vin" dans une société en mutation, d'aborder cette étude avec les moyens scientifiques nécessaires, en gardant au coeur les drames personnels, sociaux, économiques qui sont derrière, il m'est apparu, à tort ou à raison, qu'il y avait des choses à dire.»
Le métier
Tout commence dans les années 1940 de guerre et d'après-guerre. Le jeune médecin, bientôt doublé d'un docteur ès sciences, s'initie à la nutrition, non pas d'abord, comme beaucoup d'autres, par l'expérimentation en éprouvettes ou la recherche zootechnique, mais à travers l'observation de situations humaines: celles des enfants de France s'adaptant au rationnement alimentaire par un ralentissement de leur croissance, des déportés qui meurent parce qu'on les réalimente trop vite, des personnes déplacées d'Allemagne refusant les dons d'aliments du vainqueur, des Crétois solides et productifs malgré une alimentation jugée insuffisante selon les standards américains.
Directeur de la Section Nutrition de l'Institut National d'Hygiène de Paris de 1942 à 1965, puis directeur du Laboratoire de Nutrition Humaine et de l'Unité de Recherches Diététiques de l'INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) et titulaire d'une chaire de Biologie au Conservatoire National des Arts & Métiers, il poursuit une carrière débordante où s'entremêlent la pratique médicale, l'enseignement, la recherche scientifique et la participation aux activités de groupes nationaux et internationaux d'expertise en matière de nutrition et d'alimentation.
«Mon métier est de soigner des femmes qui souffrent de ne pas se sentir belles, des hommes anxieux de perdre leur place au soleil des affaires, les catastrophes d'une chirurgie digestive où la nature continue de défier notre science.»3
«( ... ) Conjointement, je suis supposé savoir pourquoi et comment cet alcool, qui fait croire un instant que tout est sécurité et bonheur, est toxique; ce que font dans l'organisme les colorants alimentaires, les petites doses de résidus de pesticides; quoi faire devant les huiles dangereuses pour les animaux, et apparemment pas pour l'homme; mais encore plus les dangers du trop-manger, surtout dans la petite enfance. J'ai à dire ce qui fait que nos aliments sont bons ou dangereux; les bases biochimiques des dangers des drogues qui font croire que l'on va toucher le bonheur, le fond de l'être. Comme l'alimentation est à la base d'une véritable politique de santé publique et de l'économie d'un pays, je suis concerné dans ces grandes affaires dites qualité de la vie, sous-développement.»4
L'oeuvre médicale et scientifique
La contribution originale de Jean Trémolières à l'effort médico-scientifique du dernier quart de siècle semble découler tout entière d'une intuition première dont on trouve trace dans ses écrits dès le début des années 1950: «L'homme obéit en mangeant à un ensemble complexe de facteurs internes et externes qui interdisent d'assimiler son fonctionnement à celui d'un moteur thermique». Ce qui l'amène à se poser la question: «Serait-il possible d'isoler, de classer et de mesurer les facteurs impliqués et d'établir des relations fixes entre eux? ou plus pratiquement, quelle devrait être l'étendue de la science qui voudrait étudier le comportement alimentaire de l'homme?» Et déjà, il ébauche une réponse: «[Les] disciplines qu'il faudrait posséder synthétiquement ( ... ) vont de la paléozoologie à l'anthropologie culturelle et englobent en particulier la psychosociologie, l'étude des réflexes conditionnés, la nutrition physiologique. L'ampleur du champ à couvrir est impressionnante», ajoute-t-il lucidement5. Ce qui ne l'empêche pas de se mettre à l'oeuvre.
Jour après jour, dans les laboratoires de l'Hôpital Bichat, les équipes de chercheurs qu'il dirige se livrent à la patiente poursuite de travaux de physiologie, dont la majorité peuvent être regroupés autour du thème de l'adaptabilité nutritionnelle. «Les ingesta conditionnent un état de nutrition qui, en retour, conditionne les dépenses, ce qui se traduit, pour le meilleur ou pour le pire, par toute une série de phénomènes d'adaptation. Chez le jeune, la croissance peut se ralentir, la puberté se retarder de façon réversible ou irréversible s'il y a sous-alimentation; ou, au contraire, une obésité constitutionnelle se développer comme conséquence de niveaux énergético-protéiques élevés durant la période postnatale: c'est l'adaptation de la structure corporelle. Chez l'obèse mis au régime, la dépense énergétique au repos diminue; chez l'adulte bien portant, l'équilibre du bilan azoté peut s'obtenir avec des ingesta protéiques s'étalant entre 0.2 et 3.0 grammes par kilogramme par jour; chez le grand buveur, la capacité d'oxyder l'alcool s'accroît considérablement, mais au prix d'un dommage cellulaire et d'un gaspillage d'énergie: c'est l'adaptation de la dépense aux niveaux d'ingestion. Des mélanges d'aminoacides mauvais pour l'entretien d'un organisme sain peuvent être bien assimilés chez de grands dénutris ou dans des états cataboliques: c'est l'adaptation de l'utilisation aux niveaux du besoin.»
Confrontant les résultats de ces études physiologiques à ceux d'enquêtes sur les choix alimentaires et leurs motivations sensorielles et psycho-sociologiques, le docteur Trémolières développe une conception relativiste des besoins nutritionnels de l'homme, conception qui rejoint, comme il le reconnaît, celle des pères de la nutrition et qu'il défend fermement dans les comités internationaux d'experts en nutrition appelés à proposer une définition chiffrée de ces besoins.
«Le problème des besoins ne peut être pensé en termes d'équilibre, de bilans et de facteurs de dépenses, mais selon le type d'homme qui résulte du niveau et de l'équilibre de ce qu'il mange (... ) Si vous mangez un quart en moins ou en plus, vous resterez toujours un homme, l'harmonie, le système unifié qui vous fait homme subsistera. Vous serez un homme du riz de 145 cm, ou un homme du lait, du sucre et du gras, ou un carnivore de 185 cm ( ... )»
«Les besoins ne sont déterminables que pour l'individu moyen d'une population statistique (...) Les tendances dangereuses sont les limites au-delà desquelles on peut établir des relations probabilistes avec des maladies ou des déficiences fonctionnelles ( ... ) Fixer des besoins standards n'est qu'un consensus valable pour une société donnée et un temps donné pour des fins économiques ( ... ) C'est la science qui permet de comprendre les ajustements métaboliques qui permettent de vivre à des niveaux bas ou élevés. Mais le choix de ce qui fait l'homme plus homme ne lui appartient pas.»
En plus d'une conception proprement biologique, plutôt que physico-chimique, des besoins nutritionnels, Jean Trémolières tire de la conjonction de ses observations médicales et scientifiques et de sa réflexion sur l'homme, l'idée féconde d'une approche globale des maladies modernes, dont l'obésité est le prototype, et qu'il nomme très justement les maladies du savoir-vivre. Cette approche, il la propose aussi pour l'étude de la qualité biologique des aliments de l'homme, sous la forme d'une toxicologie métabolique, nouvelle discipline rendue nécessaire par suite de l'évolution de la façon dont la société produit ses aliments.
L'utilité de cette approche globale, c'est qu'elle permet d'intégrer non seulement les composantes biochimiques et physiopathologiques du problème étudié, mais aussi ses composantes comportementales.
«En se consacrant aux maladies du savoir-vivre, du savoir-manger, on finit par se rendre à cette évidence: obésités, maladies dégénératives du coeur et des vaisseaux, maladies alcooliques, anorexie, dépressions, troubles fonctionnels digestifs ou vasculaires ( ... ) sont des maladies de l'anxiété, des blessures de l'unité ou de l'équilibre de l'être lui-même. Le cercle vicieux qui les produit est d'abord un dérèglement de la boussole biologique (...) Ce sont des maladies du comportement et de l'organisation de l'organisme, Les approches spécialisées organe par organe, les drogues touchant électivement tel mécanisme spécifique n'y peuvent rien. C'est le comportement dans son ensemble, corps et âme, qui est en cause.»6
Sans doute, le docteur Trémolières n'ignore pas «qu'une approche globale n'est possible qu'à un certain stade de développement des observations et des connaissances partielles». Il sait qu'un scientifique ne peut faire l'économie de l'approche analytique. Il connaît bien, pour l'avoir pratiquée, l'ascèse du chercheur qui lui impose de maîtriser des instruments et des méthodes de mesure, de les raffiner, d'en créer au besoin, et de ne pas se complaire dans ce qu'il appelle les bas-fonds de la biologie «où la belle apparence d'une donnée scolaire se satisfait d'une imprécision la rendant sans intérêt». Mais son charisme à lui n'est pas dans ce labeur à la pièce. Je pense qu'il ne lui aurait pas été possible de passer sa vie à la paillasse d'un laboratoire. D'aucuns peuvent être tentés de le lui reprocher. Je ne suis pas de ceux-là. Sa tâche principale est ailleurs. Elle est dans la recherche du sens que prennent les acquisitions de la science pour aider à «faire l'homme bien et dûment».
Recherche ardue, jamais achevée, et qui force l'esprit à repousser toujours plus loin les frontières de son exploration. C'est ainsi que Trémolières en vient à déborder sa discipline, en la situant dans le cadre plus vaste de la physiologie générale7, telle que conçue au siècle dernier par Claude Bernard, puis dans l'ensemble de la biologie qu'il définit très largement comme «ce qui paraît intelligible du vivant.»
«Une biologie bien assumée, écrit-il à ce sujet, n'est que la prise de conscience de ce que devient l'homme dans l'environnement qu'il se crée et qui le fait (...) La biologie a atteint le point où les approches subjectives, émotionnelles, intuitives et analogiques apparaissent nécessaires pour qu'elle soit utilisable. Elle devient ainsi une science-conscience.»
«A partir de ce qu'est le fait de manger, je compris qu'évacuer le désir et le Plaisir, le symbolisme évocateur, réduire la nutrition à une science physico- chimique ne satisfait que des professeurs en chambre ; je pris conscience que notre temps, qui avait triomphé grâce à une conception physico-chimique de son univers, risquait d'en crever ( ... ) Une science qui s'attache globalement, concrètement, au geste le plus fondamental de la vie quotidienne, se découvre elle-même en même temps qu'elle redécouvre les dimensions éternelles de l'homme.»
Le message
«Écrire, c'est chercher à sortir de l'éphémère, à rentrer dans ce qu'il peut y avoir de plus solide dans ce qu'on a vécu. C'est un espoir et une exigence de profondeur et de fidélité pour mieux se relier aux autres.
Tel est le cheminement en spirale de la pensée scientifique de Jean Trémolières: de la bouchée de pain à la Vie.
Jean Trémolières a beaucoup écrit: des comptes-rendus de recherche et d'expérience clinique et des ouvrages didactiques, souvent rédigés en collaboration, mais aussi des prises de position et des essais, dont il assume la plupart du temps toute la paternité.
La constante de son oeuvre écrite, c'est sa vision personnelle – qu'il dit et répète, comme saint Jean son exhortation sur la primauté de l'amour – d'une science qui tienne compte de l'homme dans sa réalité globale, d'une diététique qui soit art de vivre, d'une médecine respectueuse du corps que la faim et l'amour animent, et de la souffrance qui ouvre sur le mystère.
Si son propos revêt souvent la forme d'exposés savants ou de clairvoyantes réflexions poétiques, il prend aussi, le temps venu, l'allure d'une description savoureuse, parfois incisive, des comportements humains et de directives pratiques inspirées d'une longue expérience. Tous ces genres se côtoient d'une façon particulièrement attachante dans Diététique et art de vivre. Je souhaite que ce livre tombe sous la main de tous ceux qui cherchent dans l'alimentation un moyen de prévenir et de guérir la maladie. Ils y trouveront cela et bien plus: le régime, oui, mais surtout son sens; le savoir-manger, oui, mais vu comme une facette du savoir-vivre. Il leur sera rappelé qu'il faut adjoindre au régime amaigrissant l'acceptation de soi et des autres, au bon usage du vin le sens de la fête; qu'une alimentation trop grasse et trop sucrée prédispose à l'accident cardiaque, mais pas davantage que l'anxiété mal assumée; qu'en matière de digestion, le comment importe au moins autant que le quoi. S'ils trouvent quelque peu ésotériques des passages comme celui-ci: «La dépense d'énergie rapportée à la surface corporelle réelle est soit normale, soit basse, soit élevée suivant la structure corporelle, c'est-à-dire le rapport de la masse active, muscles, foie, etc., à la surface et d'autres facteurs qui échappent encore,» ils verront peut-être, en revanche, apparaître des silhouettes familières en filigrane sous ces lignes:
«Pour le boulimique, son désir n'est plus de partager le pain, mais de bouffer. Mangeant pour lui seul, ou plutôt, après quelques coups de mâchoire agressifs, avalant en un téter goulu, il espère apaiser une secrète colère ( ... ) La grignoteuse, (elle), ne se précipite pas sur le manger par crise. Comme l'enfant qui ne peut s'arrêter de sucer, elle se caresse les lèvres. Elle se contente de grignoter une vie à laquelle elle refuse de se donner ou, plutôt, à laquelle elle n'arrive pas à se donner.»
Et certains s'attarderont, comme moi, sur ce paragraphe final:
«Comme chacun sait, quand on veut faire un double saut périlleux, il est bien dangereux de commencer par dire comment on va s'y prendre. Il faut plutôt vouloir, imaginer, essayer et surtout ne jamais perdre l'espoir qu'on y arrivera. Or, c'est l'individu seul qui peut faire sa société. Nos maladies, les maladies de notre angoisse nous ramènent à nous-mêmes. C'est chacun de nous qui, en portant sa croix, en acceptant chaque matin de reprendre sa route sans perdre les traces de l'amour, de la confiance, sera la goutte de sève, le grain de sel qui donnera son sens à une société qui, autrement, le perd. C'est en acceptant, en apprenant à porter son angoisse que l'homme se guérira et trouvera son chemin.»
Je ne tenterai pas de résumer le message de Jean Trémolières. Je me contenterai de citer une dernière fois Partager le pain:
«Mon fil d'Ariane sera le mot de Camus dans La Peste: «Une société se juge à la façon dont on y souffre, dont on y aime, dont on y meurt», paraphrase de cette réponse de Jésus aux disciples de Jean lui demandant s'il est le Sauveur qui doit venir: «Les aveugles voient; les prisonniers sont délivrés; les pauvres reçoivent la bonne nouvelle.»
«Le savant et le médecin ont-ils le droit d'être aussi rêveurs? Ou bien en ont-ils le devoir?»
Notes :
1) Trémolières, Jean, Partager le Pain, Paris, Robert Laffont, 1975.
N.B. Dans le présent article, les citations non autrement identifiées sont tirées de cet ouvrage.
2)Trémolières, Jean, Diététique et art de vivre, Paris, Seghers, 1975.
3) Dès 1958, le docteur Trémolières publiait à Paris, chez Doin, conjointement avec sept de ses collaborateurs immédiats, médecins et diététiciennes, une Diététique thérapeutique, qui demeure, après quinze ans, un livre de chevet pour tout praticien de la diététique.
4) Pour connaître la pensée du docteur Trémolières sur tous ces sujets, il faut consulter principalement son volume intitulé Nutrition: physiologie, comportement alimentaire, Paris, Dunod, 1973, Les Cahiers de Nutrition et de Diététique, publiés depuis dix ans par les Presses Universitaires de France et Le grand Livre de la Nutrition et de la Diététique, paru en trois volumes chez Laffont en 1973.
5) Dans Experientia-Supplementum I- Symposium, sur les problèmes actuels de la nutrition, Bâle, Éditions Birkhaüser, 1953.
6) Trémolières, Jean, Diététique et art de vivre, Paris, Seghers, 1975.
7) Trémolières, Jean: Biologie générale, 4 volumes. Paris, Dunod, 1966-1969. Cet ouvrage est le texte écrit d'un cours qui traite successivement des bases physico-chimiques de la biologie (vol. I), de la physiologie cellulaire (vol. II), de la physiologie du milieu intérieur et des organes (vol. III) et de la physiologie de la nutrition et du comportement alimentaire (vol. IV).