Nationalisme et nettoyage ethnique

Louis Balthazar
Le dossier est accablant pour les nationalistes serbes. Après la lecture du Nettoyage ethnique, il est difficile de ne pas croire que nous sommes en présence d'une force sauvage aussi redoutable et condamnable que celle qui animait jadis les Nazis: le nationalisme ethnique.

Jean-Jacques Rousseau est l'annonciateur du nationalisme moderne. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, de 1772, il énonce un programme qui fera fortune au cours des siècles qui vont suivre:

«La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre [la Pologne], et qu'aucune armée ne saurait forcer.»

«Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les moeurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre [...]» (chapitre 3).

Pour Rousseau et ses nombreux disciples, la nation doit devenir le lieu privilégié de l'appartenance, la voie par excellence de l'épanouissement et de l'élévation morale des citoyens. Mais comment définir la nation? Rousseau n'est pas très clair là-dessus et il faut bien dire qu'on ne l'a guère été davantage après lui. Il faut se rappeler cependant que dans l'oeuvre centrale du citoyen de Genève, Du Contrat social, la société politique, ou l'État, est définie en termes de liberté et d'adhésion volontaire aux termes du contrat. Cela est d'une importance capitale pour la suite de l'histoire. Car il devenait possible de définir l'appartenance à une nation, du moins à un État-nation, selon le libre choix.

La Révolution française allait puiser une bonne part de son inspiration dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau. Les conséquences n'ont pas toujours été heureuses. Le jacobinisme, en particulier, a donné lieu à la Terreur de 1793-1794 et, à plus long terme, à la consolidation du centralisme étatique déjà mis en oeuvre par Richelieu et Louis XIV, puis mené à terme par Napoléon. On a beaucoup écrit sur les méfaits de cet État jacobin, uniformisant et envahissant, reposant sur une conception de la nation homogène, une et indivisible.

En revanche, la Révolution française nous a valu de nombreux bienfaits, entre autres, la conception du nationalisme volontaire. En vertu de cette tradition française, la nation n'est pas définie selon les origines ethniques mais selon la volonté (plus ou moins explicite) de ses commettants. La nation n'est pas conçue selon des données objectives, essentialistes ou «naturelles» mais selon le bon vouloir des citoyens. Il est bien vrai qu'on a eu souvent vite fait de supposer ce «bon vouloir». Mais on l'a tout de même opposé aux impératifs de la naissance et c'était là un grand progrès.

Cette conception a été partagée, sous d'autres cieux et dans des conditions plus propices, par les Américains. Aux États-Unis, la République se met en marche au moment même où est déclenchée la Révolution française. Le nouveau pays ne peut même pas s'appuyer, comme en France, sur de vieilles solidarités plus ou moins mythiques, plus ou moins entretenues par l'Ancien Régime. L'Amérique anglophone s'est bâtie, dès les origines, non pas sur une communauté préétablie mais sur un désir de liberté et d'affranchissement de personnes d'origines diverses. La nation américaine est construite à partir d'une seule prémisse: le libéralisme. Elle est, en principe (et pendant longtemps en principe seulement), ouverte à tous.

On pourrait encore associer le nationalisme des Britanniques à cette conception libérale de l'appartenance nationale. Ce nationalisme peut être retracé assez loin dans le temps. Il devient plus explicite au moment où les Français entreprennent de convertir l'Europe à leur Révolution.

Voilà donc trois nationalismes très puissants, tellement puissants qu'ils ont développé la vertu de se faire oublier comme tels. Ils ne s'en sont pas moins exprimés à plusieurs reprises et sont encore bien vivants aujourd'hui. Mais ils procèdent de cette inestimable qualité de s'inspirer beaucoup de la philosophie des Lumières et de permettre le pluralisme et la multi-ethnicité à l'intérieur de la nation.

Il en est allé malheureusement fort différemment au centre et à l'est de l'Europe. Dans plusieurs pays, surtout à la faveur des invasions napoléoniennes, la contagion nationaliste a opéré le plus souvent, en particulier là où le libéralisme ne s'était pas développé, selon une conception contraire à celle du contrat social.

Le nationalisme des Allemands, Autrichiens, Russes et autres s'était manifesté en 1813, à la bataille de Leipzig, dite bataille des nations, alors que Napoléon dut s'incliner devant le sentiment national des peuples conquis. Il s'est manifesté encore, à l'encontre du système de Metternich, en 1848, l'année du «printemps des peuples». Ce nationalisme de réaction, même s'il revêtait des aspects révolutionnaires, s'enracinait dans la tradition et se développait dans une atmosphère romantique. Ce n'est plus la nation contractuelle qui est valorisée et promue. Ce sont les liens du sang, la fidélité aux ancêtres, le culte de la terre natale qui animent ce sentiment national. La nation est identifiée à l'ethnie.

À mesure que s'écroulent les empires qui avaient encadré des multitudes de populations diverses au centre et à l'est de l'Europe comme au Proche-Orient, les ethnies apparaissent, revendiquent leur place au soleil, leur «espace vital», leur pouvoir politique. Les proclamations du principe des nationalités, du droit à l'autodétermination entretiennent tous les espoirs.

Mais les espoirs ont germé dans des milieux où le libéralisme ne s'était pas ou peu propagé. C'est pourquoi l'allégeance nationale ne s'est pas libérée de l'appartenance ethnique. En Allemagne, en particulier, le sentiment national s'était développé bien avant l'État qui devait le chapeauter. L'unification de l'Allemagne s'est faite sous le signe des liens du sang, de la fidélité à l'héritage ethnique germanique. Le libéralisme, pourtant présent, n'est pas parvenu à contrer une conception de la nation fondée sur les origines. Selon cette conception, l'Alsace et la Lorraine étaient naturellement allemandes bien qu'Alsaciens et Lorrains aient exprimé leur volonté de s'associer à la nation française.

Le nationalisme allemand a donné lieu au pangermanisme, lequel, poussé à bout par Hitler et les Nazis, a produit l'abomination que l'on connaît. Les Occidentaux ont mis du temps à reconnaître la perversité congénitale du nationalisme ethnique en Allemagne. Il y a eu Munich... et la grande prise de conscience.

Une autre forme de nationalisme fondé sur l'ethnie, la tradition, la religion, s'est développée au 19ème siècle: celui des Slaves qui se sont libérés peu à peu de la tutelle de l'Empire ottoman, celui des Russes qui se sont opposés à cet Empire et sont venus en aide à leurs frères opprimés. Le nationalisme des Serbes est particulièrement virulent. Il se manifeste, dès 1803, dans la révolte contre les Turcs, la conquête d'une autonomie relative à l'intérieur de l'Empire ottoman et, à la fin du siècle, la souveraineté de la Serbie.

Il est à noter que les nationalismes des peuples sous tutelle autrichienne, puis austro-hongroise, tout traditionnels et ethnicistes qu'ils fussent, se sont révélés relativement moins sauvages et fanatiques que celui des Serbes. Les Croates et les Slovènes, entre autres, ont voulu s'affirmer comme peuples distincts dans l'empire Hapsbourg mais ils ont accepté de se joindre aux Serbes pour former, en 1920, le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. En 1929, le roi serbe Alexandre impose une constitution centraliste et le pays des Slaves du sud prend le nom de Yougoslavie. Le nationalisme croate a donné lieu à un fanatisme intense chez les Oustachis, un parti fasciste formé dans le but de conquérir l'indépendance totale de la Croatie. Avec l'aide de Mussolini, un État croate soi-disant autonome a été créé durant la seconde guerre mondiale. Sous la gouverne d'Ante Pavelic, la minorité serbe de Croatie a été littéralement massacrée. Au même moment, un État serbe sous tutelle allemande, gouverné par les Tchetniks du général Nedic, s'adonne à de semblables répressions. Après la guerre, c'est le Croate Tito qui créera une soi-disant fédération yougoslave, régie par le Parti communiste, qui se traduira en pratique par le contrôle des Serbes sur les autres peuples et la répression de toute manifestation de leurs identités.

Un livre percutant, publié à Paris au printemps de 1993, par trois intellectuels d'origine croate vivant en France, nous rappelle toute la perversité de ce nationalisme serbe, telle qu'elle s'est révélée depuis le début du 19ème siècle. L'ouvrage, intitulé fort à propos Le nettoyage ethnique, nous présente une série de documents qui témoignent abondamment, à diverses époques, d'un fanatisme nationaliste qui ne le cède en rien à celui des Nazis durant la triste époque où ils ont dominé l'Allemagne. Les documents sont traduits et commentés par les trois auteurs, dont deux sont professeurs d'université et l'autre, cadre de l'administration française.

Il faut bien constater, au départ, que les auteurs sont eux-mêmes animés par un parti pris bien compréhensible pour la cause croate. Ils sont assez honnêtes pour ne pas répudier les méfaits commis par les nationalistes extrémistes de leur pays d'origine (peut-être éloignée, je ne sais). Mais le produit de leur travail est une charge plutôt impressionnante contre le nationalisme serbe.

Nous apprenons ainsi que la doctrine du nettoyage ethnique date de 1807. L'expression est en effet utilisée par le biographe officiel de Karadjordje, le fondateur de la dynastie royale serbe et par l'historien Karadzic (1787-1864) pour caractériser les décisions du premier Conseil d'État serbe après que «les Serbes eurent pris et nettoyé Belgrade des Turcs» et qu'ils «égorgeaient les Turcs partout où ils les trouvent, n'épargnant ni les blessés, ni les femmes, ni les enfants».

La poésie épique serbe est également imprégnée de violence: «On y égorge [...] ouvre les matrices des femmes enceintes, tue les enfants[...] avec une aisance et une fréquence qui font frémir le lecteur.»

Un document de Ilija Garasanin, ministre de l'Intérieur de la principauté de Serbie de 1844 à 1852, fait état d'un plan et d'un programme, semble-t-il encore en vigueur aujourd'hui, visant à créer une grande Serbie englobant tous les territoires où vivent des populations serbes dans la région:

«[...] la Serbie doit se convaincre qu'elle est la protectrice naturelle de tous les Slaves turcs, et que c'est seulement lorsqu'elle assumera ce devoir que les autres Slaves lui consentiront le droit de parler et d'agir en leur nom.»

Un autre texte incendiaire est celui de Nikola Stojanovic, un avocat qui se consacrait à la propagande politique serbe au début du siècle et qui faisait partie de la délégation yougoslave à la conférence de paix à Paris, en 1918. Le titre de l'article, paru en 1902, parle de lui-même: «Serbes et Croates. Jusqu'à l'extermination, la nôtre ou la vôtre.» On y apprend que «les Croates ne sont [...] pas et ne peuvent pas être une nationalité particulière, qu'ils sont en voie de devenir une nationalité serbe». Il est d'ailleurs fréquent, dans le langage nationaliste serbe, de voir les Croates et les Slovènes désignés comme les Serbes catholiques, les Bosniaques comme les Serbes musulmans.

Des témoignages divers sont apportés quant à la domination serbe dans la Yougoslavie de l'entre-deux-guerres, sous le roi Alexandre. Ainsi le New York Times écrivait en 1931: «L'unification yougoslave, parce qu'elle est faite de violence, ne peut être solide. Elle disparaîtra avec la dictature [...] Ces méthodes [...] ne sont pas passagères. Elles font partie du système.»
Un projet de Serbie homogène était mis au point en 1941 par Stevan Moljevic, un Tchetnik, il est vrai, qui fut mis en prison par Tito. Mais comment ne pas croire que les objectifs de ce projet ont été rejetés: «créer et organiser une Serbie homogène, qui doit englober tout le territoire ethnique sur lequel vivent les Serbes...»?

Après la libération de Belgrade, en 1944, apparaît un personnage qui avait été conjuré dans l'attentat contre l'archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo en 1914, à l'origine du conflit mondial. L'historien Vasa Cubrilovic (1897-1990) offre ses conseils d'expert à Tito: «Seule la pureté ethnique peut assurer la paix et le progrès de la Yougoslavie démocratique fédérale.»
Plusieurs textes font état du désir de vengeance constamment entretenu à l'égard des Croates en raison des atrocités du régime Pavelic durant la dernière guerre. On n'est guère plus tendre à l'endroit des Musulmans bosniaques qui, selon un député serbe, «constituent seulement une minorité négligeable qui doit se soumettre au peuple serbe majoritaire».

L'habileté mensongère des dirigeants actuels est mise à jour: Slobodan Milosevic, qui prétend se dissocier des combats des Serbes de Bosnie, Dobrica Cosic qui ne cherche que «l'unification des Serbes en un seul État» sous des dehors démocratiques et conciliants. Quant au leader des Serbes de Bosnie, Rodovan Karadzic, il frôle la folie, selon le journal londonien The Independent (9 janvier 1993). On rapporte ses propos: «Lord Carrington aurait du succès avec des gens normaux, mais nous ne sommes pas des gens normaux.» Il aurait même laissé entendre que les Serbes pourraient recourir à des armes nucléaires.

Le dossier est accablant pour les nationalistes serbes. En fermant ce livre, il est difficile de ne pas croire que nous sommes en présence d'une force sauvage aussi redoutable et condamnable que celle qui animait jadis les Nazis. Sans doute faut-il reconnaître que les Croates, Bosniaques ou autres se sont aussi laissés aller au fanatisme, pas seulement dans un passé lointain mais encore récemment. Il faut dire aussi que tous les Serbes ne sont pas animés par le même nationalisme extrême. Les auteurs de l'ouvrage produisent quelques textes issus de l'opposition au gouvernement de Belgrade, qui sont fort critiques à l'endroit du nettoyage ethnique. Mais il semble bien évident que la première et primordiale responsabilité de cette guerre atroce repose sur les dirigeants nationalistes serbes.

On pourrait en douter encore si d'autres témoignages ne venaient s'ajouter à celui des intellectuels croates. Un petit livre d'Annie LeBrun (Les Assassins et leurs miroirs, Paris, Pauvert, 1993) vient corroborer les propos d'Alain Finkielkraut (Comment peut-on être croate?, Paris, Gallimard, 1992) et condamner la condescendance de ces Français et autres Occidentaux qui réduisent le présent conflit à des luttes inter-ethniques, à une guerre tribale. Selon LeBrun, la Serbie est devenue le «premier État racial en Europe depuis le IIIe Reich».

Plus décisif encore est le témoignage de la journaliste Florence Hartmann, du journal Le Monde, observatrice de première ligne:

«Le nettoyage ethnique [...] n'est pas la conséquence de la guerre, c'est son but. La communauté internationale est trop souvent tombée dans le piège des nationalistes qui ont su habilement invoquer les drames du passé pour justifier les crimes d'aujourd'hui. Les Serbes se sont appuyés sur une identité victimaire pour justifier leurs conquêtes et leurs pratiques ignobles de nettoyage ethnique et nous avons marché.» (Communication du 30 avril 1993, reproduite dans Le drame yougoslave, Centre québécois de relations internationales, Université Laval, Québec, 1993, p. 51).

Il faut donc voir le nationalisme serbe et son abominable programme comme un cas d'espèce. Une manifestation particulièrement odieuse du nationa- lisme fondé sur l'origine ethnique. À cet égard, les plans de conciliation des Nations Unies, pour méritoires et bien intentionnés qu'ils soient, tombent dans le piège de l'ethnicité. En découpant la Bosnie-Herzégovine en zones ethniques, ils renoncent à préserver un État multi-ethnique au coeur des Balkans. Il est bien vrai que la cohabitation des Musulmans, Serbes et Croates est devenue plus difficile que jamais. Mais, il n'y a pas si longtemps, et encore aujourd'hui, dans une certaine mesure, les gens ordinaires de Sarajevo ont fait fi de leur identité ethnique pour vivre ensemble.

De toutes façons, le découpage ethnique des territoires nous mène tout droit à l'impasse. Impossible de donner un État à toutes les ethnies. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'avenir pour les petits États. Ils sont bien plus prometteurs que les grands, qui savent cacher la domination d'une ethnie sur les autres par des allures de fédéralisme, comme c'était le cas de la Yougoslavie d'hier. Mais les petits États sont voués à l'échec s'ils se définissent en fonction de l'ethnie. La seule voie paisible et viable est celle du pluralisme multi-ethnique, du nationalisme fondé sur la liberté et sur l'allégeance volontaire.
Il faut donc débusquer, dénoncer, combattre tous les nationalismes pervers de la planète pour que puissent survivre les autres, qui en sont les premières victimes. Il faut veiller à ce que ces nationalismes ouverts et libéraux ne se pervertissent pas et résistent à la tentation ethnique globalisante et, à la limite, totalitaire.

Mais nous aurions bien tort de croire que les nationalismes vont disparaître de par la seule interdépendance des peuples. Si l'argent et les intérêts économiques voyagent bien, les cultures évoluent et se transforment plus lentement. Les aspirations des peuples à l'identité ne sont pas en voie de disparaître. Plutôt que d'envisager cette disparition, il est donc beaucoup plus sage de chercher à canaliser les identités nationales, d'encourager leur ouverture au pluralisme, aux droits des minorités. Vouloir les nier au nom de grands idéaux, ce serait agir comme le Tartuffe de Molière: «Cachez ce sein que je ne saurais voir.» Avis aux Canadiens, aux Québécois et aux autres.

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Gilles Vignaux

Ce passage est tiré d'un excellent petit ouvrage, admirablement bien écrit, qui nous montre l'envers et l'endroit du classement. Du côté positif,

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