Contre l'ennui

Duchesse de Choiseul
Lettre de la duchesse de Choiseul (1736-1801) à madame du Deffand. Elle porte la date du 23 mai 1765
Savez-vous pourquoi vous vous ennuyez tant, ma chère enfant? C'est justement par la peine que vous prenez d'éviter, de prévoir, de combattre l'ennui. Vivez au jour la journée, prenez le temps comme il vient, profitez de tous les moments, et avec cela verrez que vous ne vous ennuierez pas: si les circonstances vous sont contraires, cédez au torrent et ne prétendez pas y résister. Si l'on oppose une digue trop faible, en comparaison du volume d'eau qu'elle doit contenir, elle sera brisée; mais ouvrez la digue, l'eau s'écoulera, et la digue ne sera seulement pas endommagée. Croyez-moi, le mal que l'on se résout à supporter est bientôt passé, et il n'en reste rien après lui: surtout évitez le malheur, toujours dupe et superflu, de la crainte. Celui-là n’est pas la nature des choses; il n'est que dans la nôtre, et nous doublons le mal par l'action rétroactive que nous lui donnons en le craignant. Je ne prétends pas vous dire que j'en sois déjà venue au point de suivre exactement la morale que je vous prêche; mais en vérité, à force de réflexion, et j'ose dire de courage, je suis bien près de la mettre en pratique. Avec un coeur chaud, qui a besoin d'aliment, une imagination vive, qui a besoin de pâture, j'étais plus disposée aux malheurs et à l'ennui que personne: cependant je suis heureuse, et je ne m'ennuie pas. Jugez de là, ma chère enfant, qu'il vous est possible aussi d'être heureuse, et soyez-le, je vous en prie. Je vous l'ai déjà dit, j'ai vieilli avant le temps; mais comme mon expérience m'est heureusement venue dans la force de l'âge, il me donne le temps et le ressort de la mettre à profit, et par conséquent mes conseils à cet égard sont pas à dédaigner.

Je m'aperçois, ma chère enfant, que je vous dis des choses bien communes; mais accoutumez-vous à les supporter, 1) parce que je ne suis pas en état de vous en dire d'autres; 2) parce qu’en morale elles sont toujours les plus vraies, parce qu'elles tiennent à la nature. Après avoir bien exercé son esprit, le philosophe le plus éclairé sera obligé d'en revenir, à cet égard, à l'axiome du plus grand sot, de même qu'il partage avec lui l’air qu'il respire, de même qu'il possède en commun avec les derniers des hommes le besoin et les facultés naturelles. Les préjugés se multiplient, les arts s'accroissent, les sciences s'approfondissent; mais la morale est toujours la même, parce que la nature ne change pas; elle est toujours réduite à ces deux points: être juste pour être bon, être sage pour être heureux. Saadi, poète persan, dit que la sagesse est de jouir, la bonté de faire jouir: j'y ajoute la justice.

Je vois que vous ne croyez pas trop au tableau que je vous ai fait de la vie que je mène ici. Vous vous trompez si vous croyez qu'elle est occupée: elle n'est que remplie, et cela vaut bien mieux, mais si bien remplie que je n'ai pas le temps de lire, et qu'à peine ai-je celui d'écrire à mes amis. Mes ouvrages et mes ouvriers sont les seules choses qui m'amusent véritablement; mais vous sentez bien que ce ne peut être ni tous les jours ni toute la journée. J'y ai cependant des intérêts très pressants: mon agrément, ma commodité, et l'amour-propre de bien faire. D'ailleurs ma vie est la plus uniforme possible; mais de cette uniformité même naissent une infinité de petites variétés qui tiennent à sa nature, qui ne coûtent pas de peine à arranger, ni de fatigue pour en jouir, et qui n'en sont que plus douces. Enfin, si nos plaisirs ne sont pas grands, du moins nos peines sont légères. Je suis bien et très bien, et si bien que je m’abonnerais à être toujours comme cela: ce qui prouve que je n'ai pas encore acquis le dernier période de ma philosophie, car elle devrait me rendre tous les lieux et tous les genres de vie égaux.

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