La musique de l'eau

Léo-Pol Morin
Nous savons depuis longtemps que la nature est pleine de musique. Nous nous extasions volontiers devant la musique des cascades, des fontaines, des torrents et de la mer. Mais, au fond, nous n'écoutons guère cette musique simple et rudimentaire, offerte gratuitement par la nature.

Pourtant, cette musique a été de bon conseil à ceux qui se sont donné la peine d'en pénétrer le mystère, le rythme, la force et le charme. La musique d'aujourd'hui nous offre d'innombrables images sensorielles dont l'eau, le vent et le feu sont le motif.

C'est de la musique inspirée de l'eau et composée par les maîtres dont je veux parler. La température nous inviterait à parler plutôt de la musique de la neige, mais la neige, c'est encore de l'eau, cristallisée...

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L'eau a inspiré les poètes dans tous les temps. Avec les poètes grecs et les poètes latins d'autrefois, elle est entrée dans la littérature pour n'en plus jamais sortir.

Elle a aussi inspiré les peintres. Mais il fallut l'avènement du Romantisme pour que la musique s'avisât d'en découvrir la poésie. On avait bien songé, auparavant, à en imiter le bruit, mais sans plus. Il devait appartenir à la musique du XlXe siècle, et surtout du XXe, de chanter le drame profond de la mer et la magie miraculeuse des torrents et des fontaines. La musique, comme la poésie, est devenue d'algues et d'eau.

Le goût de l'image, en littérature comme en musique, est bien français. Comme est bien français le goût de l'analogie et de la transparence, une certaine façon légère de prendre les choses. Est-ce pour cela qu'on dit des Français qu'ils sont légers ?... Comme si le pays de Descartes n'avait produit que des imagiers sensoriels!

En musique, le goût de l'analogie ou de l'imitation est essentiellement XVIIIe siècle français. On avait alors le goût de l'ironie, une absence complète de mysticisme, et le dédain absolu de prouver quoi que ce soit. Les clavecinistes écrivaient la musique la plus aimable du monde. Ils faisaient des portraits musicaux, ravissants de caractère et de psychologie. Au temps de Watteau, on aimait l'image gracieuse.

Debussy regrettait beaucoup que l'on eût perdu cette « façon charmante d'écrire la musique ». Selon Debussy, cette manière « évitait toute redondance et avait de l'esprit ». Et l'auteur de Pelléas disait encore avec regret: « Nous n'osons presque plus avoir de l'esprit, craignant de manquer de grandeur. »

Cet esprit du XVIIIe siècle, la musique française a su le retrouver au XXe, après être passée par de bien profondes révolutions. Une fois en possession d'une langue riche, complète; une fois maîtresse absolue du domaine sonore, elle a pu redevenir française: disons précise, ironique, sensible et fine. Enfin dégagée du puritanisme étranger, elle s'est retournée vers la nature, où elle a trouvé l'une des sources les plus généreuses de son inspiration et de son génie.
Elle avait toujours eu le goût de la danse, du rythme, et des formes plastiques. A cela, elle a ajouté le soleil, l'air, la lumière, le vent, l'eau, le feu, enfin la nature entière.

Mais tout cela n'est qu'un aspect de la musique française. Car la musique française n'est pas qu'un art sensoriel ou d'imitation. Son objectif principal demeure le sentiment. Elle connaît l'héroïsme, la grandeur humaine, la joie comme la souffrance, nous savons bien que la médaille sensuelle du plaisir a aussi son revers...

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En tant que source d'inspiration musicale, la nature est d'invention récente. Les musiciens français du XVIIe et du XVIIIe siècles ont bien imité les oiseaux, jusque à et y compris les poules - en effet, combien de coucous, au XVIIIe siècle, combien de poules et de rossignols en amour! mais la nature, dans son aspect poétique général, ne les a pas intéressés. La nature dans l'art, l'orgie nature, c'est la contribution du Romantisme.
Jean-Jacques Rousseau, justement, a été le grand chambardeur de la sensibilité à la fin du XVIIIe siècle, c'est lui qui a contribué à introduire la nature dans la musique. Sans lui, Beethoven n'eût peut-être pas fait de la Symphonie Pastorale le premier grand paysage musical. Jusqu'à Beethoven, on n'avait peint la nature et la vie champêtre que d'après des modèles conventionnels. Beethoven, le premier, fait de l'introspection musicale. Il nous montre les réactions de son âme devant la nature.
La scène au bord du ruisseau de la Symphonie Pastorale est devenue à son tour bien conventionnelle; l'orage de la même symphonie nous paraît aujourd'hui d'un romantisme un peu puéril; Virgile et Jean-Jacques réalisent en tout cela une union un peu contre nature. Néanmoins, la Pastorale demeure un paysage original.
C'est Liszt qui a définitivement introduit l'eau dans la musique. Ce grand bonhomme avait une culture générale étonnante. La Bible, Platon, Homère, Shakespeare, Shelley, Byron, Hugo, les plus grands musiciens comme les plus grands peintres: il connaissait tout. Nous savons par ses écrits qu'il voyait des rapports entre tous les grands génies, entre tous les arts. Il trouvait une parenté, des « rayons semblables », disait -il, entre Rossini et le Titien. Il voyait aussi des rapports entre le Colisée et la Symphonie Héroïque. Raphaël et Michel-Ange lui faisaient mieux comprendre Mozart et Beethoven.
Poète idyllique, grand voyageur, il a réuni ses impressions de voyage sous le titre Années de Pèlerinages. Ces Pèlerinages sont de la peinture autant que de la musique.
Déjà, le morceau de piano intitulé Au bord d'une source est un régal pour les yeux, autant que les oreilles et les doigts. Mais avec les Jeux d'eau à la Villa d'Este, on entre dans le grand jeu, dans le paysage total. C'en est le modèle définitif.
Les jardins de la Villa d'Este, près de Rome, ont une poésie, une intensité, une séduction sans pareilles. C'est l'opulence, c'est la grande abondance. L'eau y joue sans économie, en de troublantes cascades. Ainsi jouent les Jeux d'eau de Liszt, qui sont d'une limpidité, d'une transparence et d'une richesse uniques dans toute la musique de piano au XIXe siècle.
Chopin a excellé dans la clarté lunaire, dans le type nocturne. Musicien de la vie intérieure, préoccupé avant tout de sentiment, l'eau ne l'a peut-être jamais ému. Remarquons en passant que les Préludes soi-disant de la goutte d'eau ne sont, en réalité, rien de tel. C'est de l'interprétation littéraire et fantaisiste.
A la suite de Liszt, la musique française s'est faite la championne de l'eau, ce à quoi elle excelle autant qu'à la lune. Il faut remarquer que nulle autre musique, ni l'allemande, ni la russe, ne s'est aussi goulûment complu à cette source. Debussy, Fauré, d'Indy, Bruneau, Ravel, Séverac, Duparc, Gaubert, Louis Aubert, beaucoup d'autres encore, qu'ils aient été romantiques, réalistes ou impressionnistes, ont demandé à l'eau leurs plus heureuses inspirations. De grandes marines musicales comme La Mer de Debussy, comme le poème de la mer de L'Étranger, de d'Indy, comme Ondine et les Jeux d'Eau de Ravel, demeureront d'inégalables chefs-d’œuvre.

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Il semble que la musique comme la littérature ait main­tenant épuisé tous les sujets et toutes les formes. Que nous restera-t-il donc à découvrir, nous du Canada, le jour où nous aborderons sérieusement la composition? Notre lot sera sans doute la musique de la neige, à moins que ce ne soit celle des grands vents venus d'outre mer, déjà exploitée en France. Qui sait si le Prix de Composition offert par Jean Lallemand ne va pas susciter des oeuvres de neige, de glace ou de vent! Nous sommes compétents, il me semble, en matière de neige…
Pour bien pénétrer le secret de la neige, il faudra peut-être se rapprocher des esquimaux de notre pays. Mieux que personne, ils semblent avoir compris la froide mélancolie de la neige. Je sais des chants esquimaux qui expriment mieux que toute littérature l'incommensurable et désespérante froideur des neiges nordiques.
Mais la neige, c'est encore de l'eau, cristallisée. C'est ce qu'a compris Debussy. Dans son Children's Corner, La neige danse, elle tourbillonne doucement, sans malice et sans gravité, dans une atmosphère d'Ile-de-France. En notre pays, la tempête de neige est autrement tragique.

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Mais revenons à notre sujet principal. Il y a l'eau sous toutes ses formes dans la musique française. Il y a la pluie, l'orage, le torrent, la source, la rivière, le lac, les fontaines, les grandes chutes, et puis la mer.
Les instruments d'orchestre, pris isolément, se prêtent mal au jeu de l'eau. Ils imitent mal. Une fois combinés, ils y excellent. La voix, elle aussi, y réussit mal. Seul le piano se prête à la magie de l'eau. Les notes cristallines du piano jouent très bien les gouttes d'eau. Elles en ont la transparence.
La forme musicale que nous appelons Barcarolle est par extension une musique de l'eau. Une Barcarolle de Fauré me servira d'introduction aux grandes eaux. Ce sera le frêle esquif sur quoi on s'embarquera pour la visite des fontaines et des jardins au bord de l'eau.
Le rythme de cette 4e Barcarolle de Fauré est bien in­diqué. Le balancement de la barque, la douce et monotone secousse provoquée par le coup de rame, tout cela est sen­sible tout au cours de l’œuvre, qui contient, en son milieu, un fort beau chant de gondolier.
Quant aux Jardins sous la pluie de Debussy, on se mé­prend généralement sur leur caractère. Il ne faut pas chercher dans cette musique la pluie qui tombe, douce­ment, lentement, et avec monotonie, sur un jardin. Il y faut plutôt chercher l'aspect de ce jardin sous la pluie. Prenons garde que les arbres, les fleurs, les fontaines et les étangs demeurent vivants et colorés, et n'oublions pas, non plus que le soleil, à la fin, fait son apparition dans un rayonnant mi majeur. Rien n'est plus lumineux, ni plus intense, que l'effet du soleil sur la nature mouillée. Au milieu de l’œuvre, comme second thème, et légèrement contrefait, on entend l'air de Nous n'irons plus au bois...
Les Reflets dans l'eau de Debussy, ce sont les reflets tou­jours pareils, mais aussi toujours nouveaux, de deux thèmes qui ne se développent pas. Ces deux thèmes, imaginons que ce sont deux personnages, deux amoureux qui ne se join­dront jamais. Ils sont au bord de l'eau, et considèrent le reflet de leur image. Ils sont au bord d'une cascade. L'eau de la rivière, animée, ondule et déforme le paysage et les personnages, cependant que la cascade déploie ses gerbes d'eau en un bruit magnifique.
Ce n'est pas un colloque sentimental. Ce sont les reflets, dans une âme, dans un miroir d'eau, de la nature environnante, meublée de personnages tranquilles. L’œuvre se termine paisiblement et comme avec regret, parce que, au fond, il ne s'est rien passé pour nos personnages... Il y a là des larmes... Pour ne pas trop nous apitoyer, disons que ce sont des larmes de cristal, ou encore celles de la fon­taine, impassible.
Les Jeux d'eau de Ravel portent en épigraphe cette image charmante: « Dieu fluvial, riant de l'eau qui le chatouille... »
En effet, ici, le dieu s'amuse. Jamais l'eau n'a été plus savante, jamais elle n'a donné de plus troublantes joies. Cette eau qui chatouille le dieu de bronze, c'est la même qui, dans une autre pièce de Ravel, chatouille « Ondine », déesse flottante, un peu mélancolique, endolorie et insai­sissable.
Les Jeux d'eau de Ravel sont un appareil aquatique des plus savants. Le débit de ces eaux, soigneusement dosé, a sûrement été réglé par un magicien. La fontaine tout en­tière, les arbres, les fleurs, le paysage environnant, tout relève de la neige. Le soleil joue dans tout cela, avec joie, sûr de ne rien détruire.
Il y a les grands jets qui montent et se brisent dans la chute, les mille gouttelettes qui s'en détachent; il y en a de plus abondants encore qui tombent par paquets, par masse, mais toujours transparents; il y a la grâce noncha­lante du héros, du dieu qui se rit de l'eau et dont les chants ont la pureté du cristal mouillé; il y a mille jets qui se croisent, se fondent et se brisent, et puis, enfin, il y a le jet final qui monte pour ne jamais redescendre. C'est que le plus astucieux des sorciers a fermé le robinet.
Aucune musique n'est plus suggestive de l'eau, aucune autre n'exprime mieux le jeu des belles fontaines de Versailles, aucune autre n'est davantage une musique de l'eau. Les Jeux d'eaux de Liszt ont été une date importante dans la musique de piano au XIXe siècle. Ceux de Ravel en sont une autre au XXe. L'écriture de piano a trouvé en ces deux oeuvres une forme parfaite.

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