Historique et débats : phénoménologie du droit d'auteur
I. Antiquité : l'émergence de la notion d'auteur
C'est généralement au VIe siècle de notre ère (1) que l'on fait remonter l'apparition de la signature des oeuvres, puis sa généralisation dans le cadre de la cité grecque. Par celle-ci, l'auteur revendique la paternité de l'oeuvre et s'érige en garant d'un énoncé dont il accepte la responsabilité (2)
Le terme d'auteur nous vient lui-même du mot latin auctor dérivé du verbe augeo (3) qui signifie augmenter, garantir. Pour les latins, le terme d'auteur pouvait désigner à la fois le garant d'une information, et par extension sa source historique, l'initiateur d'une action ou le promoteur d'une loi, et, comme de nos jours, l'auteur d'une oeuvre littéraire. « L'auteur est vu comme quelqu'un qui apporte quelque chose de plus dans la culture, et comme une valeur sûre ». (4)
Mais la notion d'auteur n'a jamais, semble-t-il, fait l'objet à proprement parler d'une consécration juridique, même si le plagiat était une pratique moralement et socialement condamnée.
Vitruve rapporte ainsi qu'Aristophane, siégeant parmi les juges du concours littéraire institué à Alexandrie en l'honneur des muses et d'Apollon, se prononça en faveur du concurrent qui semblait à tous le plus faible. Interrogé sur les motifs de sa décision, Aristophane prouva que les autres ouvrages présentés étaient des copies serviles d'oeuvres préexistantes. Les concurrents déloyaux furent condamnés devant l'aréopage pour fait de vol et bannis hors de la ville (5).
Les épigrammes de Martial témoignent jusqu'à un certain point des prérogatives morales reconnues à l'auteur sur son oeuvre : « Une oeuvre divulguée ne saurait changer de maître » et l'achat du papyrus ou du manuscrit qui en est le support n'autorise pas l'imposteur à s'en arroger la gloire (6). Quant à l'exploitation patrimoniale, elle paraît plus problématique : « Bien que tu puisses être rassasié par un livre si long, lecteur, tu me réclames encore quelques distiques : mais Lupus me réclame son intérêt, et mes jeunes esclaves, leur dîner. Paie lecteur. Tu gardes le silence et fais mine de ne pas comprendre ? Adieu » (7).
II. Renaissance et âge classique : émergence de la propriété intellectuelle
L'époque médiévale n'était pas propice à l'éclosion de la propriété littéraire. Les copistes, qui s'attachaient à prolonger le travail des Anciens, s'accommodaient de l'anonymat, et même lorsque l'élaboration d'un vaste commentaire prenait les dimensions d'une « somme », constituant une oeuvre à part entière, l'étroitesse du lectorat et la faiblesse des moyens de reproduction et de diffusion ne favorisaient pas l'émergence d'un droit des auteurs sur leurs oeuvres.
Le changement radical de perspective qui s'offre avec la Renaissance ne s'explique sans doute pas tant par une évolution des esprits, reconnaissant davantage la marge aux individus dans le contexte préludant à la Réforme, que par le contrecoup d'une innovation technique majeure : l'invention de l'imprimerie.
En offrant désormais la possibilité de reproduire un ouvrage à faible coût et à un grand nombre d'exemplaires, l'imprimerie modifiait radicalement les conditions dans lesquelles une oeuvre pouvait être publiée, diffusée et exploitée. La dimension économique nouvelle que prenait l'exploitation des productions de l'esprit s'accompagnait de l'essor d'une nouvelle profession, celle des imprimeurs, également appelés « libraires » et parallèlement, du développement de la contrefaçon.
Pour se prémunir contre cette concurrence déloyale, ces premiers éditeurs sollicitent du pouvoir royal des monopoles d'exploitation, destinés à leur permettre de rentabiliser les investissements importants qu'impliquent les travaux de révision des manuscrits et les opérations de fabrication des ouvrages.
Cette protection prend d'abord la forme d'un privilège consenti aux imprimeurs.
En 1469, l'Allemand Johan van Spyer reçoit la première franchise d'importation de l'imprimerie, et, en contrepartie, le monopole d'impression dans sa cité Etat pour une durée de cinq ans (8).
En France, la loi sur les « privilèges perpétuels » de 1686 accorde aux libraires des monopoles d'exploitation pour compenser leurs investissements.
Dictés par des préoccupations économiques, ces textes n'étaient pas exempts de considérations d'ordre politique, en permettant au pouvoir royal, à travers la délivrance et le retrait de ces privilèges, d'exercer son contrôle sur les publications.
La reconnaissance d'un droit des auteurs sur leurs oeuvres n'est apparue que dans un second temps.
III. Âge des Lumières : émergence d'un droit des auteurs sur leurs oeuvres
L'idée que les auteurs détenaient un droit sur leurs oeuvres est certes apparue dès le XVIe siècle, comme en témoigne une affaire plaidée devant le Parlement par l'avocat Marion en faveur de Marc-Antoine Muret. Celui-ci soutint avec succès que : « L'auteur d'un livre en est du tout maître, et comme tel, en peut librement disposer. » (9) Mais ce précédent ne fit, semble-t-il, guère jurisprudence.
En 1660, Guillaume de Luynes, libraire, obtenait encore le privilège de faire imprimer, vendre et débiter « Les précieuses ridicules » pendant cinq ans contre l'avis de Molière qui ne voulait pas de cette publication et s'en plaint d'ailleurs dans la préface (10).
Dès le XVIe siècle, les autorités vénitiennes avaient commencé de reconnaître aux auteurs des droits exclusifs, en subordonnant à leur autorisation écrite, la publication de leurs ouvrages.
Mais c'est en Angleterre que fut promulguée la première grande loi consacrant les droits de l'auteur. La loi du 10 avril 1710, dite loi de la Reine Anne, reconnaît aux auteurs un droit exclusif de reproduction pour une durée déterminée ainsi que la possibilité d'enregistrer leurs oeuvres en leur nom personnel et non plus à celui d'un éditeur.
En France, la jurisprudence du Conseil du Roi recentre progressivement sur la personne de l'auteur le privilège conçu dans l'intérêt des imprimeurs, à l'occasion de la querelle qui opposait les libraires parisiens, premiers bénéficiaires de la centralisation des privilèges, aux libraires provinciaux qui s'appuient sur les auteurs pour remettre en cause le renouvellement des privilèges de libraire.
Deux arrêts réglementaires du 30 août 1777 du roi Louis XIV marquent un tournant décisif. Ils consacrent tout à la fois les droits des libraires et ceux des auteurs, mais en prenant bien soin de les distinguer. Ils reconnaissent à l'auteur un privilège perpétuel pour récompenser son travail, et au libraire un privilège temporaire pour lui assurer le remboursement de ses avances et l'indemnité de ses frais.
La reconnaissance du droit des auteurs sur leurs oeuvres dramatiques fut en revanche freinée par l'opposition des comédiens, comme en témoigne l'affaire du « Barbier de Séville » (1776-1780) qui plaça Beaumarchais dans la situation de prendre la tête d'une association d'auteurs dramatiques pour défendre les intérêts des auteurs face à la puissante corporation des comédiens français. « On dit aux foyers des spectacles qu'il n'est pas noble aux auteurs de plaider pour un vil intérêt, eux qui se piquent de prétendre à la gloire. On a raison : la gloire est attrayante ; mais on oublie que, pour en jouir seulement une année, la nature nous condamne à dîner trois cent soixante-cinq fois ; et si le guerrier, l'homme d'Etat ne rougit point de recueillir la noble pension due à ses services, en sollicitant le grade qui peut lui en valoir une plus forte, pourquoi le fils d'Apollon, l'amant des Muses, incessamment forcé de compter avec son boulanger, négligerait-il de compter avec les comédiens ? Aussi croyons-nous rendre à chacun ce qui lui est dû, quand nous demandons les lauriers de la comédie au public qui les accorde, et l'argent reçu du public à la comédie qui le retient. » (11)
IV. Les débats de la période révolutionnaire : droit d'auteur et domaine public
L'abolition des privilèges votée dans la nuit du 4 août 1789 entraîne la disparition des privilèges d'auteur et de librairie. Durant près d'un an et demi, les auteurs ne bénéficient plus d'aucune protection.
Ayant effectué cette table rase, la période révolutionnaire procède à la refondation du droit d'auteur sur des bases différentes. Dorénavant, le droit reconnu aux auteurs sur leurs oeuvres ne procède plus d'un privilège accordé par le pouvoir royal, mais relève d'un droit naturel qui s'apparente au droit de propriété, lui-même consacré comme « inviolable et sacré » par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
La loi des 13-19 janvier 1791 marque l'aboutissement du combat mené par Beaumarchais et consacre le droit de représentation des auteurs dramatiques. Elle apporte la première traduction d'un droit d'auteur comportant à la fois une dimension morale et une dimension patrimoniale. Cette consécration n'est cependant qu'indirecte. La loi de 1791 est d'abord un texte sur « les spectacles » qui commence par poser, à l'article 2, que « les ouvrages des auteurs morts depuis cinq ans et plus sont une propriété publique » avant de reconnaître aux auteurs et à leurs ayants droit un droit exclusif sur la représentation de leurs oeuvres limité dans le temps.
La loi des 19-24 juillet 1793 a en revanche une portée générale. Elle pose, dès son article 1er, le principe que « les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et les dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d'en céder la propriété en tout ou en partie. » Elle consacre donc un droit de reproduction aux auteurs pour la durée de leur vie, puis à leurs héritiers pendant cinq ans.
Les considérations qui inspiraient les législateurs ont été exposées par les défenseurs de ces deux textes : Le Chapelier pour la loi de 1791 et Lakanal pour celle de 1793. Ainsi, Le Chapelier regardait l'ouvrage, fruit de la pensée d'un écrivain comme « la plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et [...] la plus personnelle des propriétés. »
Il ajoutait : « Cependant, comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelques fruits de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l'esprit humain. »(13)
Cette volonté de concilier le droit des auteurs sur leurs oeuvres avec l'existence d'un domaine public conduit donc à le limiter dans le temps, le séparant ainsi du droit de propriété qui est, par nature, perpétuel.
V. La loi fédérale américaine de 1790
Cette même volonté de concilier l'intérêt privé de l'auteur et l'intérêt public qui s'attache à la libre circulation des idées est également au coeur de la première loi fédérale sur le « copyright » de 1790. Elle aboutit également à une limitation dans le temps des droits consentis aux auteurs.
La clause introduite par James Madison dans la Constitution américaine en 1787 exprimait déjà l'empreinte qu'exerçait l'intérêt public sur l'orientation du copyright américain : « Le Congrès est autorisé [...] à promouvoir le progrès de la science et des arts utiles, en garantissant, pour un temps limité, aux auteurs et inventeurs, un droit exclusif sur leurs oeuvres écrites et inventions respectives » (13).
La primauté donnée à la libre circulation des idées, les droits exclusifs ne représentant en quelque sorte qu'une exception à la propriété publique, a pu être interprétée comme le combat pour l'émancipation d'une jeune nation pour s'émanciper de son ancienne puissance coloniale.
VI. La construction législative du droit d'auteur de 1793 à 1957
Entre l'adoption des décrets-lois révolutionnaires et celle de la grande loi de 1957 qui a procédé à une refonte d'ensemble du droit d'auteur, et dont les dispositions sont pour l'essentiel toujours en vigueur, plusieurs textes sont intervenus pour élaborer progressivement la conception française contemporaine de la propriété littéraire et artistique.
La durée de protection reconnue aux héritiers après la mort de l'auteur a été progressivement portée à 20 ans (décret du 3 février 1810) puis 30 ans (loi du 8 avril 1854) puis 50 ans (loi du 14 juillet 1866). Elle a été, depuis, portée à 70 ans par la loi du 27 mars 1997 transposant la directive du 29 octobre 1993.
La loi du 11 mars 1902 a posé pour principe que la protection d'une oeuvre ne dépend ni de son mérite ni de sa destination. Elle est à la base de la théorie de « l'unité de l'art » qui pose pour principe qu'aucune distinction juridique ne doit être opérée entre les oeuvres d'art pur et les oeuvres d'art appliqué.
La loi du 9 avril 1910 précise que la cession de l'oeuvre par son auteur n'entraîne pas la cession du droit de reproduction de ladite oeuvre, et fonde juridiquement la distinction de l'oeuvre et de son support.
La loi du 29 mai 1925 pose le principe que l'oeuvre est protégée du seul fait de sa création : le dépôt légal ne constitue désormais plus une condition indispensable à la poursuite des contrefacteurs.
A ces lois, qui fixent les principes généraux du droit d'auteur, s'ajoutent quelques textes qui en développent des aspects particuliers.
La loi du 20 mars 1920 institue un droit de suite au bénéfice de l'auteur d'une oeuvre plastique. Elle permet à celui-ci, au-delà de la cession initiale de son oeuvre, d'opérer un prélèvement sur le prix de ses adjudications successives.
La loi du 14 juillet 1909 institue un régime complémentaire, facultatif et spécial, en faveur des dessins et modèles. Le bénéfice de ce régime, qui se superpose à celui du droit commun, est subordonné à un dépôt auprès de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI).
La loi du 12 mars 1952 relative aux « créations des industries saisonnières de l'habillement et de la parure » tend à assurer une meilleure protection du secteur de la mode en instituant un régime pénal sévère et un régime civil rapide.
Notes
(1) Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, Dictionnaire du littéraire, p. 30.
(2) Par exemple : Platon, Phèdre 275e sur la paternité d'une oeuvre. « Une fois écrit, chaque discours s'en va rouler de tous côtés... Mais quand il est aigrement critiqué, injustement vilipendé, il a toujours besoin du secours de son père, car il est incapable, tout seul de se défendre et de se porter secours à lui-même ».
(3) F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français.
(4) Paul Aron, op. cit.
(5) De Archit. - Livre VII, rapporté par Marie-Claude Dock, in RIDA, 1974 p. 127.
(6) Martial, Épigrammes, Livre I, 66.
(7) Idem, Livre XI, 108.
(8) « Les droits d'auteur », rapport présenté par M. Michel Muller au nom du Conseil économique et social, p. 10.
(9) H. Falk « Les privilèges des libraires sous l'Ancien régime », cité dans le rapport n° 212 (1984-1985) de M. Charles Jolibois au nom de la commission spéciale du Sénat.
(10) Olagnier, tome 1, p. 85, cité dans Lucas, « Traité », p. 5.
(11) « Compte rendu de l'Affaire des auteurs dramatiques et des comédiens français (1780) », cité dans « Le combat du droit d'auteur », une anthologie historique » de Jan Baetens, p. 47.
(12) Cité dans Lucas, « Traité », p. 9 et sq.
(13) Cité par Anne Latournerie, responsable, département édition - Documentation française - Actes du colloque de l'UNESCO des 28-29 novembre 2003.